fbpx

Valery Babanov, le Russe aux deux Piolets d’Or 2/3

Les bonnes feuilles de la biographie signée Denis Ducroz

Nuptse face Est, la voie Babanov est au centre-gauche et sort au point culminant, au centre. ©Jocelyn Chavy

Il a choisi la dissidence, et bravé l’interdit soviétique – ne pas grimper en solitaire – pour se faire une place au soleil de l’Occident. Le russe Valery Babanov a été l’un des grands alpinistes des années 2000, et a remporté deux Piolets d’Or : l’un pour le Meru Central, en solo, en 2002, et l’autre pour le Nuptse, avec Youri Kocholenko en 2004. La biographie que lui consacre son ami Denis Ducroz brosse le portrait sensible de celui que certains brocardaient comme « le petit Russe », qui fut l’un des meilleurs alpinistes puis trouva en lui la clé pour devenir un homme apaisé. Après un premier épisode, voici le deuxième extrait de cette biographie qui vient de paraître aux éditions du Mont-Blanc : 2004, Valery et Youri sont les premiers à réussir le pilier sud du Nuptse Est, après plus de vingt tentatives d’autres alpinistes. 

Au-dessus des cordes fixées la veille, c’est compliqué. Chacun à son tour cherche le passage. Ils gravissent encore six longueurs aussi difficiles. Valery a deux vestes en duvet l’une sur l’autre et grelotte quand même. À dix-sept heures, ils voient enfin l’arête sommitale, mais le jour décline et c’est là qu’il faut choisir l’obstination ou la raison.

« … Le soleil va bientôt se coucher et tout sera noyé dans la pénombre. Le froid nous envahit furtivement. Il va prendre le peu de chaleur qu’il nous reste. Chacun de nous comprend que durant ces minutes se dessine le sort de notre ascension. Nous devons, chacun de son côté, prendre une décision : continuer de grimper ou commencer à descendre. Pour l’instant, seul compte le dépassement de nos limites intérieures. Comment et pourquoi ? Nous savons que chacun est prêt à sacrifier beaucoup pour cette victoire. Je demande à Youri :

– Alors, on continue ?
– Pourrais-tu redescendre sans le sommet ?
Je me tais, sa réponse est dans la question. »
Profitant de la lune, ils continuent sans frontale et atteignent
le sommet à 19 h 20. En face d’eux, l’Everest et son panache se détachent dans la pâle clarté. Tous deux sont en extase dans un froid polaire ; il fait moins trente. L’émotion du sommet donne à ce spectacle une esthétique lyrique qui les détache littérale- ment du monde. Ils nomment leur ascension Moonlight Sonata, la sonate au clair de lune.

De cette ascension extraordinaire, Valery rapporte des souvenirs qui demandent à être triés, classés peut-être parce qu’ils n’impriment pas le même étage de la conscience. (…)

Une autre catégorie de souvenir concerne sa lucidité, et celle-ci implique son compagnon de cordée. Lorsqu’ils ont vu le sommet et ce qu’il manquait encore pour l’atteindre, la question s’est posée de risquer leur vie sur un pari gagnant. Ils savaient que la descente dans la nuit risquait d’être mortelle s’ils ne parvenaient pas à retrouver leur chemin tout au long des trois cent cinquante mètres qu’ils venaient de découvrir. Tous deux connaissaient le froid à 8 000 mètres, la fatigue qui augmente avec les tremblements inin- terrompus, le vaste échantillonnage des erreurs proposées à un cerveau en mal d’oxygène. Et l’immensité effrayante des grands sommets nocturnes. Valery tenait à partager avec Youri la décision à prendre. Il dit n’avoir pas senti le devoir de le faire, mais plutôt l’envie de n’être pas seul à devoir la prendre. Et ce soir-là, en ce lieu insolite et à cette heure incompatible, il était avec le compagnon idéal. Youri était celui qui devait être attaché à la même corde, son alter ego, celui qui validait son choix parce qu’ils allaient le gagner ensemble. Comme aux Drus en hiver dans leur fragilité sous des surplombs instables. (…)

Valery Babanov, le Russe aux deux Piolets d’Or, Denis Ducroz, éditions du Mont-Blanc, 2023, 20 €.

Pour son audace téméraire dans l’achèvement d’une formidable ascension, la cordée Babanov-Koshelenko reçut le Piolet d’Or 2004 ; en trois ans, c’était le second pour Valery et ce dernier ne pouvait pas laisser la concurrence indifférente. C’en était terminé du crédit énamouré qu’on réservait au « petit Russe qui grimpe en solo ». Cette fois il plantait ses crampons dans l’orgueil anglo-saxon, et on allait lui faire comprendre qui, dans ce milieu, arbitre les élégances. Steve House rédige un long article à charge où il définit le style qui détermine le vrai succès. Étant donné que l’alpinisme moderne exclut les cordes fixes et les camps fixes, « selon cette définition du succès en alpinisme, Babanov et Koshelenko n’ont pas réussi ». (…)

Valery pensait que l’aval de Messner entrouvrirait cette barrière de puristes puisqu’une vingtaine d’équipes avait buté contre la possibilité de gravir les difficiles quatre cents derniers mètres dans la continuité d’une seule tentative partie du bas. Le matériel et la nourriture nécessaires rendaient l’ascension de la Diamond Tower trop lourde et trop longue pour conclure dans la foulée. Avec Youri, il croyait sincèrement que leur final nocturne à 7 800 mètres, incroyablement gonflé, sans soutien ni oxygène, sans précaution autre qu’une paire de moufles et une lampe, les exonérerait des critiques puisque le style le plus alpin qui soit avait été respecté dès 6 500 mètres, une fois franchi cet obstacle trop technique pour que des grimpeurs puissent s’y montrer à la fois chargés et rapides. Mais voilà : leur va-tout incertain à la tombée du jour, le froid polaire que la nuit aggrave, leur descente en perdition vers leur bivouac sans sac de couchage… rien n’infléchit la réprobation des deux maîtres à penser (…)

Avec Youri, il croyait sincèrement que leur final nocturne à 7 800 mètres, incroyablement gonflé, sans soutien ni oxygène, sans précaution autre qu’une paire de moufles et une lampe, les exonérerait des critiques


C’est risqué de doubler sur la ligne d’arrivée des concurrents qui méritent incontestablement leur renommée, surtout s’ils peuvent livrer leurs sentences dans les revues – américaines bien sûr – qui façonnent l’opinion. C’est douloureux de se faire ainsi démolir par des professionnels (…)

Face à l’Everest argenté sous la lune, les deux Russes n’avaient qu’une paire de gants de rechange pour affronter la descente et sauver leur peau en retrouvant à temps leur bivouac. Pour démolir leur réussite, leurs juges disposaient de la plus pres- tigieuse revue internationale traitant de ce qu’il est élégant ou pas de tenter si près d’un sommet. Deux ans plus tard (…) Valery, qui sait retenir les leçons, se contentera, pour toute réponse, de faire encore mieux, trois ans plus tard, sur le Jannu.