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Everest, « la création la plus folle d’un rêve »

« Àforce d’entendre parler d’expéditions sur tel ou tel sommet fameux de la planète, de conquêtes dans les massifs les plus reculés ou d’ascensions répétées régulièrement dans des massifs connus, on sait combien les montagnes sont devenues accessibles aux alpinistes habiles – et même aux plus maladroits. L’imagination perd de son pouvoir et, un beau jour, nous nous retrouvons à penser à une montagne extraordinaire sans plus de respect que le golfeur expérimenté n’en a pour un bunker artificiel ».

Ces mots ne sont pas ceux d’alpinistes qui les prononcent accoudés à un bar de Chamonix, en parlant de l’Everest de 2024 avec dédain. Et sans éventuellement y avoir jamais mis les pieds. Ce sont ceux de George Mallory, en 1922, à propos du Cervin et des classiques des Alpes, mots rassemblés dans le passionnant recueil de textes écrits par Mallory lui-même, Vers l’Everest, qui vient de paraitre chez Guérin-Paulsen.

Cent ans plus tard 
les mêmes critiques ont glissé
des Alpes à l’Himalaya

L’alpiniste anglais qui perdra la vie sur les pentes du versant tibétain deux ans plus tard, s’apprête alors à mener une première tentative d’ascension vers le toit du monde. Après en avoir fait une vaste reconnaissance par ses versants nord en 1921, il décrit un Everest vierge, objet des désirs d’alpiniste qui enflamment son imagination. 

Alors c’est assez savoureux de lire Mallory atténuer l’attraction d’une autre montagne, dès lors qu’elle est devenue trop classique, trop fréquentée, voire mal fréquentée comme il le sous-entend avec les « maladroits ». Cent ans plus tard, les mêmes critiques ont glissé des Alpes à l’Himalaya. Elles continuent d’accabler les prétendants à l’Everest, et ternissent l’image du sommet lui-même. 

on sait combien les montagnes sont devenues
accessibles aux alpinistes habiles
et même aux plus maladroits

G. Mallory

Vers l’Everest, George Mallory, Guérin-Paulsen, 2023, 330p., 25€. 

Pourtant, si l’argent, les égos et la communication à gogo ont envahi le camp de base, faut-il pour autant jeter l’Everest avec l’eau du Khumbu ? Et les autres 8000 avec tant qu’on y est ? N’y a t-il plus d’histoires assez originales qui s’y passent pour trouver encore matière à parler du toit du monde ? Quant à l’éco-système des 8000 et leur business, c’est une évolution qu’on ne peut ignorer, à défaut d’y adhérer.

Plus que l’usure de l’Everest lui-même, ne serait-ce pas plutôt notre regard qui serait usé ? Voire tanné par les mêmes images, qu’elles soient négatives avec les files d’attente d’altitude, ou sur-jouées avec ces images héroïsantes et quelque peu fatigantes ? Il en revient probablement à tous ceux qui veulent raconter autrement l’Everest, sous toutes ces facettes et sans éluder certaines réalités, de trouver des angles dignes d’intérêt. Il y en a, c’est sûr. 

En attendant, voici le plus unique d’entre eux : le premier regard posé par George Mallory sur l’Everest en 1922, lorsqu’il lui apparait enfin à travers les brumes du Rongbuk : « Et bientôt, le miracle s’est produit. La neige brillait derrière les brumes grises. Tout un groupe de montagnes a commencé à apparaitre en fragments gigantesques. Les formes des montagnes sont souvent fantastiques vues à travers les nuées ; c’était comme la création la plus folle d’un rêve. Une masse triangulaire incongrue a surgi des profondeurs ; son côté s’élevait selon un angle d’environ 70° et se perdait dans les nuages. À gauche, une crête noire dentelée semblait incroyablement suspendue dans le ciel. Peu à peu, très progressivement, nous avons vu apparaître les flancs d’une grande montagne, ses glaciers et ses arêtes, tantôt un éclat, tantôt un autre à travers les échancrures mouvantes, jusqu’à ce que, bien plus haut dans le ciel que ce que l’imagination avait osé suggérer, apparaisse le sommet blanc de l’Everest ».

Sûr que ce genre d’apparition a lieu tous les jours aux yeux neufs des nouveaux randonneurs et alpinistes, devant tous les beaux sommets du monde, de 8000m à 800m. Tout l’enjeu est de conserver une part de ce premier regard, pour ne pas finir usé. Ou blasé.