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Un Sisyphe heureux

Valery Babanov au pied des Jorasses ©Jocelyn Chavy

Il a neigé cet automne-là et nos pieds s’enfoncent jusqu’aux chevilles. À mesure que nous nous en rapprochons, la face nord des Grandes Jorasses paraît non seulement démesurée, mais son ombre d’un kilomètre vertical projette un froid glacial sur le glacier de Leschaux. Nous sommes en octobre 1998, et Valery Babanov, brillant alpiniste russe, s’est mis en tête d’ouvrir une nouvelle voie dans la face nord.

Quoi de mieux pour un grimpeur que de graver son nom sur le panthéon de l’alpinisme ? Une petite poignée d’heures après avoir quitté le refuge, nous sommes au milieu des crevasses à peine recouvertes de neige fraîche, à une demi-heure de la rimaye géante.

Laisser un homme seul à la rimaye des Jorasses, je ne vous le conseille pas vraiment. Je salue Valery, qui part retrouver son sac de hissage laissé la veille sur une broche dans le bas de la face, quelques centaines de mètres plus haut. Je lui souhaite bonne chance, et redescends pas rassuré, ni pour moi, seul au milieu des plots, et encore moins pour lui.

Laisser un homme seul à la rimaye des Jorasses

Il n’avait rien pour devenir le grand alpiniste qu’il est devenu : Valery Babanov est né à Omsk, dans les années 60, et puis, après être devenu « maître d’alpinisme » à la soviétique, très codifié, où l’ascension d’un sommet est conditionné par la réussite d’un certain nombre de sommets précédents. Babanov lâche l’alpinisme collectiviste, se met aux ascensions en solo, interdit là-bas.

Dans le chaos post-soviétique, il combine et se débrouille pour venir à Chamonix, Eldorado de l’alpinisme, et de la liberté capitaliste, là où Bonatti, son modèle, s’est inventé, et où tout le monde pense comme lui, pense-t-il. Sauf que nous, les occidentaux, avons l’habitude d’avoir des magasins garnis – et des alpinistes qui parlent anglais, pas russe. 

Babanov est marqué par sa lecture de Jonathan Livingston le goéland, l’histoire d’un oiseau rejeté par ses semblables parce qu’il veut voler plus vite, plus haut, pour le plaisir. C’est ce que lui va faire. Rejeter les conventions, sa voie tracée de professeur de sport en Sibérie, pour devenir alpiniste professionnel qui part en Himalaya. En grimpant en solitaire d’abord, avec les Drus, puis les Jorasses : après avoir fait demi-tour ce fameux automne, il revient l’été suivant finir sa voie. Son nom ? Eldorado.

Il faut imaginer Sisyphe heureux

Camus disait qu’il fallait imaginer Sisyphe heureux. Petit résumé : pour avoir suscité le courroux de Zeus (qui lorgnait sur la fille d’un autre dieu), Sisyphe est condamné à faire rouler éternellement un rocher au sommet d’une colline, rocher qui dégringole lorsqu’il est parvenu au sommet.

Pour Camus, Sisyphe se satisfait de son sort, qui n’est autre que le nôtre, vivre malgré la fin programmée et faire face à cette absurdité. Le sens de l’existence, c’est la lutte. Comme celle, à l’extrême, d’un alpiniste solitaire, qui ne peut se permettre ni erreur ni relâchement – ce que progressivement Babanov abandonnera en grimpant en cordée. 

Montagne après montagne, Babanov roule sa bosse jusqu’au sommet, toujours plus haut, toujours plus difficile. Il ne se tue pas. Talent ? Veine selon lui. Il glane deux Piolets d’Or, et inscrit sa plus belle ascension encordé avec un plus jeune que lui, en ouvrant à deux l’éperon ouest du Jannu, une fantastique ascension. Il faut imaginer Sisyphe heureux, mais pas en poussant un rocher toujours plus gros sur une montagne toujours plus haute que la précédente.

Valery ne le sait pas encore, écrit Denis Ducroz dans la magnifique biographie qu’il lui consacre*. Valery va changer.

Après vingt ans de solos, puis d’alpinisme engagé, Valery Babanov, qui a vu les sources du Gange et grimpé le fameux Meru après deux tentatives, puis, un jour, rentre d’expé, s’arrête à Kathmandu, et effectue une retraite spirituelle. Il va trouver dans la méditation, et dans une forme de bouddhisme, la suite de sa propre histoire, lui qui comme Jonathan le Goéland, voulait vivre toujours plus haut.

Il faut imaginer Sisyphe heureux, mais pour un alpiniste cela prend plus de temps. Valery Babanov y est arrivé.

*Vous pourrez lire ici trois extraits de cette biographie éditée par Catherine Destivelle aux éditions du Mont-Blanc cette semaine.