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Valery Babanov, le Russe aux deux Piolets d’Or 1/3

Les bonnes feuilles de la biographie signée Denis Ducroz

Il est né en Sibérie, à Omsk, « une ville où l’on peut rêver de Chamonix mais pas gagner de quoi s’y rendre« . Valery Babanov est cet alpiniste sorti du chaos post-soviétique qui a su, à la force du piolet, gagner sa liberté, celle de grimper dans les Alpes et l’Himalaya. Auteur d’ascensions en solitaire éblouissantes d’audace, de premières en Himalaya, il a été l’un des grands alpinistes des années 2000. Valery Babanov a tout sacrifié à sa passion pour la montagne, sauf sa vie, quand il a choisi d’arrêter l’himalayisme. La biographie que lui consacre Denis Ducroz brosse le portrait sensible de celui que certains brocardaient comme « le petit Russe », qui remporta deux Piolets d’Or puis trouva en lui la clé pour devenir un homme apaisé. Voici le premier extrait de cette passionnante biographie qui vient de paraître aux éditions du Mont-Blanc : en 1998, Valery Babanov et son compagnon Youri Kochelenko sont les premiers à affronter la face ouest des Drus depuis son éboulement l’année précédente.

Nous étions en février 1998 : sur la planète perturbée, l’humanité hésitait. Le monde repu des uns ignorait le chaos des autres. Trompés par les mensonges capitalistes, des millions de citoyens à l’Ouest contestaient bêtement le réchauf- fement climatique, tandis qu’abusés par les mensonges communistes, des millions de camarades à l’Est essayaient de survivre à la violence mortelle du marché qu’on livre aux plus cupides. Chaudement vêtus, sur le plat et en sécurité, des vacanciers insouciants traitaient de dingues les deux grimpeurs; là-haut, dans le vide menaçant, Youri et Valery travaillaient leur entrée dans le monde très concurrentiel du sponsoring sportif. Le soir venu, les premiers évoqueraient le spectacle d’inconscients jouant avec leur vie, alors que les seconds, frigorifiés, pendus à leur corde, rêveraient à leur pari gagné. Ils s’imagineraient reconnus comme alpinistes de niveau international, arborant des logos prestigieux sur du matériel fourni gratuitement. En Russie, depuis dix ans, des nervis mafieux imposaient leur prédation ; même fragilisée, la montagne était moins redoutable que leur sauvagerie.

Le bruit de la roulette russe s’était répandu dans la vallée. Tel un barillet à six coups, les touches de téléphone crépitaient même au-delà, chacun appelant chacun pour savoir qui défiait ainsi les lois de la nature. À l’évidence, personne dans le monde répertorié des amateurs de premières n’était en train de voler la vedette aux prétendants connus. Dans le secret des soirées arrosées ou des couloirs avertis, on avait bien sûr évoqué l’idée qu’une face remodelée par les caprices telluriques ne resterait pas vierge bien

longtemps ; après tout, l’alpinisme ne consistait qu’à gravir le résultat visible de toutes les érosions précédentes. À plus forte raison la célébrissime face ouest des Drus. Quelle qu’en soit la forme, celle-ci resterait, pour des générations encore, le défi des grimpeurs. Elle l’avait été depuis l’invention même de ce sport, quand un poète contemplatif avait invectivé un acrobate trop fier, lui reprochant de « redescendre en braillant des cathédrales de la Terre ». Depuis cette époque, toutes les verticalités de la planète avaient attiré les doigts, les pieds et l’inventivité des équilibristes du rocher.

Valery Babanov, le Russe aux deux Piolets d’Or, Denis Ducroz, éditions du Mont-Blanc, 2023, 20 €.

L’identité des deux fous furieux intrigua le petit monde du 7b+ pendant quelques heures. Les figures de proue se consultaient entre elles avec cette simili sincérité de qui prêche le faux pour savoir le vrai. À l’évidence, seuls des étrangers à leur carnet de connaissances auraient osé leur jouer un tel tour. Les autres, leurs égaux ou presque égaux, auraient su à la fois garder le secret et laisser des indices pour qu’on les identifie une fois découverts. Mais là, rien. Y avait-il quelqu’un, en bas, pour suggérer une piste ? À ces plaisantins, on ne pouvait souhaiter qu’une issue rapide et saine, par le haut ou le bas, même si une sortie victorieuse n’aurait pas forcément contenté tout le monde.

Il ne fallut pas longtemps pour découvrir que l’École nationale de ski et d’alpinisme – la Sorbonne des Neiges, sise à Chamonix – organisait un stage d’escalade hivernale. Quelques Soviétiques libérés avaient été invités pour que perdure l’amitié entre les

peuples malgré les bouleversements politiques. Ce généreux programme parviendrait-il à évacuer quelques a priori tenaces, du genre « ces Ruskofs ne sont pas comme nous » ? Le temps fut clément et leur progression régulière.

Du granit fracturé et des a priori tenaces, du genre « ces Ruskofs ne sont pas comme nous »

La partie neuve de l’itinéraire était exigeante, comme le sont tous les itinéraires tracés dans cette face, mais elle était en plus abrasive, dou- loureuse pour les mains et dangereuse pour le nylon frottant contre des angles coupants. Sur chaque replat ils devaient nettoyer les blocs en équilibre ; un mouvement de corde pouvait les déranger et menacer le second de cordée. La recherche du meilleur passage est un plaisir pour celui qui ouvre une nouvelle voie, mais explorer une paroi démolie exige des précautions particulières et la recherche du tracé en est plus hésitante. Il leur fallait trouver la fissure qui ne risquait pas de s’ouvrir à mesure qu’ils grimpaient. Un bloc peut être gros comme une camionnette ou une machine à laver, rien ne garantit sa stabilité tant qu’on n’a pas tiré dessus pour monter. L’empilement était douteux. Les lignes de fracture leur proposaient une progression à inventer, ils se consultaient tous les trente mètres pour analyser la difficulté de l’une et la direction de l’autre. Celle de gauche les emmènerait vers un dièdre plus commode mais celle de droite s’éloignait de la zone plus menacée. (…)

Vu d’en bas, il était devenu évident que les deux outsiders ne renonceraient pas. L’alpinisme n’est pas un sport de brutes ; dans sa conception, c’est même une quête d’élégance. Dès lors, comme leurs concurrents avaient admis la possibilité d’un succès, il devint de bon ton de les juger intrépides. Sans révolutionner le petit monde de la discipline, le coup avait porté, ne lui manquait qu’une conclusion heureuse et un retour triomphal. (…)