Il y a 20 ans disparaissait le guide Godefroy Perroux, piégé dans l’ascension d’une cascade de glace peu difficile. Chocs et stupeurs des proches, dans les maisons de guides, d’alpinistes, de glaciéristes, aux rédactions de Vertical ou d’Alpi Rando. Godefroy, père fondateur de la cascade de glace en France, pilier de l’Ice Connection, aussi vite qu’un free standing tombe et se brise, n’était plus. François Damilano, son frère de glace, livre ici des souvenirs, une bio express, « subjective, incomplète ». C’est difficile, le vide.
« Ne regrettez pas sa disparition, réjouissez-vous de l’avoir rencontré. »*
Un maelström d’images m’engloutit.
Vingt ans, une éternité.
Vingt années, c’était hier.
Godefroy Perroux. Une gueule taillée à la serpe, un sourire généreux, une haute taille déguingandée. De l’impatience dans la vie comme en montagne. Un sentiment d’urgence. Un enthousiasme du moment. Départs en accéléré le matin, histoire de prendre de vitesse ses propres craintes ; histoire d’être le premier. Au pied de la cascade ou à la rimaye.
Au lever du jour, bizarre, une guêtre rouge, l’autre bleue. À moins que ce ne soit une chaussure grise, l’autre jaune. Le bonhomme avait son style — vestimentaire aussi. Inimitable.
Inimitable en grimpe également. Sans fioriture ni roulement d’épaules. Tout en efficacité et discrétion. Sa fierté était ailleurs : ouvrir, guider, découvrir, raconter.
dessiner l’homme, c’est rappeler l’importance fondatrice de son parcours dans l’histoire de l’escalade de glace en France
18 janvier 1987. Perroux, Damilano et Pibarot ouvrent Visa pour l’Amérique (Bourg d’Oisans, V/6, 280 m) ©F. Boisis / Coll. François Damilano
Années 80 et 90 ? Âge d’Or de la cascade de glace. Déambulations frigorifiées, euphorie des complicités, certitude de vivre une bonne tranche de vie avec les bonnes personnes et sur les bonnes montagnes.
Un tourbillon de temps compressés, d’ouvertures d’itinéraires, de recensions indispensables, de jeux des lumières et de photos, d’écriture de topos, de voyages à la découverte des glaces exotiques, de tournages de films.
Non pas refaire le monde, mais faire le monde. Notre monde.
Une bonne journée commençait immanquablement au froid de la nuit, traçait au profond d’une vallée, s’enthousiasmait de colonnes de glace suspendues.
Le soir venu, dans le minuscule appartement de l’Atrium ou au petit chalet du Lézard d’or, s’entassaient cordes trempées, piolets émoussés, Gore Tex malmenés. Moment opportun pour sortir les précieux Mac portables et organiser la prochaine chronique glace. Et de poster d’urgence disquettes et diapos à Vertical.
Godefroy pouvait être insatiable.
Un de ses petits carnets rapporte l’enchainement de 13 semaines d’encadrement cascade. Six jours sur sept : le septième, le dimanche, était réservé aux « grandes » premières, genre Visa pour l’Amérique.
Rassembleur et charmeur, Godefroy ne pouvait se départir d’un aéropage de clients, d’amis, de rencontres. D’évidence, il était le maillon vital de notre Ice Connection, réseau tout autant amical qu’informel. Godefroy était un facilitateur de cordées, un catalyseur de projets.
Se souvenir un instant de l’alpiniste, dessiner l’homme, c’est rappeler l’importance fondatrice de son parcours dans l’histoire de l’escalade de glace en France. C’est dire le vide qu’a laissé son départ, le 23 janvier 2002.
Le vide, c’est l’absence.
Chamonix, le 23 janvier 2022
BIO EXPRESS
L’ambassadeur
Comme ouvreur prolifique des cascades de glace de la vallée de la Romanche en Oisans :
– Du côté d’Ornon dès 1978.
– À l’Alpe d’Huez, son jardin, dès 1979 avec l’incontournable secteur de La Grotte et la si belle Symphonie d’automne.
– Au sévère vallon du Diable dès l’hiver 81-82, osant inaugurer les désormais classiques Vol du Bourdon (avec Thierry Renault), Délivrance (avec Andy Parkin et Thierry Renault), Répulsion, L’Autisme, Les Hémos à Godo, Les Larmes du Chaos.
– À la combe de Malaval, le temple en aval de La Grave, dès l’hiver 81-82 avec quelques monuments : Érection (1981) – raide ! , Le Lerié (1986) – capricieux, Les Moulins intégrale (1985) jusqu’au plateau d’En Paris, Douceur de vivre (1981)- sans corde, et les impressionnantes Orgasme (1981) et Phantasme (1983) – aux noms si évocateurs !
– Aux Fréaux (avec les incontournables tartes de Mamie Fréaux au retour des journées glaciales) dès l’hiver 80-81 l’ultra classique Colère du ciel, le capricieux Saut de la pucelle, la poétique Croupe de la poufiasse, l’exigeant Doigt d’Astarothe.
Tous ses stagiaires gardent des souvenirs impérissables et une admiration inconditionnelle
Godefroy le guide de cascades de glace
Dès le début des années 80, Godefroy propose des « stages cascades de glace » dont s’inspireront de nombreux professionnels quelques années plus tard. Avec 2, 3, 4 voire 5 ou 6 clients, il n’hésitait pas à explorer et à ouvrir. Tous ses stagiaires en gardent des souvenirs impérissables et une admiration inconditionnelle. De futurs grands noms de l’alpinisme firent leurs premières longueurs de glace encordés à Godefroy. Chaine des transmissions, c’est probablement Jean-Marc Troussier qui avait ouvert à Godefroy le monde de la cascade de glace. Et c’est Godefroy qui fit faire sa première cascade à Jean-Louis Laroche… qui à son tour me fit faire ma première cascade !
Godefroy le guide de grandes courses
Dès le début des années 80 également, Godefroy guide régulièrement dans les parois glacées les plus impressionnantes du massif du Mont-Blanc. Face nord des Droites, la face nord du Pilier d’Angle, face nord des Grandes Jorasses, Envers du mont Blanc. Avec clients, il n’hésite pas à explorer et à ouvrir comme par exemple des goulottes au bassin d’Argentière.
un catalyseur de projets et d’enthousiasmes
Le chroniqueur insatiable
Dès la parution du magazine Alpinisme & Randonnée (1978), Godefroy publie chroniques, récits et photos d’escalade en cascade de glace. Petites pastilles puis articles plus construits qui participeront à l’émergence médiatique de l’activité. Il publie également dans des hebdomadaires grand public (VSD, L’Équipe Mag). Plus tard, nous avons inauguré la chronique glace du magazine Vertical. Recension des ouvertures bien sûr, mais aussi réflexions sur l’évolution de la pratique : le libre en glace, les cotations, l’assurage en terrain aléatoire, la compétition, les glaces d’ailleurs, les grimpeurs d’ici et là-bas, les rassemblements.
L’éditeur
Après avoir co-écrit le premier livre entièrement consacré à la cascade de glace (avec Jean-Mi Asselin), il co-écrit et édite une collection de topo-guides consacrés à la glace (avec votre serviteur) : Cascades de glace Oisans aux six vallées, Neige Glace et Mixte (Mont-Blanc), Cascades de glace autour du Mont-Blanc.
Le voyageur
Dès 1987, nous avions pris l’habitude de prolonger nos hivers dans des latitudes plus froides. Godefroy y prit goût et s’éprit des cascades d’Amérique du nord, de Norvège, d’Italie, de Suisse ou d’Alaska.
Le fidèle compagnon de cordée
Nous sommes nombreux à avoir partagé la corde de Godefroy. Il savait encourager, motiver, rassurer. Il était un catalyseur de projets et d’enthousiasmes. Pour ma part, il était là pour Érection, Visa pour l’Amérique, L’étoffe. Il était derrière son appareil photo (avec Claude Gardien) quand avec l’ami Pib (Philippe Pibarot), nous osions nous lancer dans les impressionnants free-standing de La Massue.
Il prenait en charge mes propres stagiaires pour me permettre d’aller ouvrir au Roc de la Valette ou à Gramusat, il me « prêtait » des stagiaires quand je manquais de compagnons de cordée, il détournait certaines courses avec clients pour venir photographier nos échappées dans les grands séracs, il assumait la sécurité de tournages complexes.
L’Écossais
Dès son premier voyage en Écosse, il tombe sous le charme de cette région si particulière. Chaque hiver, il consacre plusieurs semaines à grimper au Ben Nevis. Il est adopté par les grimpeurs locaux qui se souviennent, entre autre, des odeurs alléchantes de cuisine française qui se répandaient dans le refuge pendant d’interminables soirées culinaires.
En 2002, Godefroy publiait un topo exhaustif et référenciel du Ben Nevis.
Comme une dernière touche. Avant de partir.
*Jean-Louis Trintignant dans l’éloge à sa fille Marie