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Nanga Parbat base camp. ©Ulysse Lefebvre

Le Nanga Parbat derrière la caméra, ép. 1 : Planter l’immense décor

Cette expédition de l’été 2023 au Nanga Parbat aura été marquante à plusieurs niveaux. Pour Sophie Lavaud d’abord, pour qui c’était le 14e et dernier sommet de 8000m. C’est la réussite de l’alpiniste vedette de l’affiche donc, mais celle aussi, plus discrète, des deux cameramen qui la suivaient, François Damilano et moi-même. C’est cette seconde histoire que je vais vous raconter, un oeil en coulisses. Parce qu’avec toute l’expérience qu’on peut avoir, en montagne et derrière la caméra, partir filmer à 8000 m n’est pas anodin. Le Pakistan est un pays puissant dans l’imaginaire des photographes. Le Nanga Parbat est un sommet intimidant dans celui des himalayistes. Alors imaginez à quoi l’on s’expose, symboliquement, en maniant à la fois la caméra et le piolet. Dans ce premier épisode, plantons le décor très riche de cette expédition aux multiples facettes. 

Je crois qu’on entre vraiment dans le voyage au moment de poser le cul dans une voiture pourrie. Avant, tout n’est que simple déplacement feutré. Le grincement d’une portière rouillée sonne le départ. On s’enfonce dans le skaï d’un siège fatigué comme dans une ultime bulle de confort, pleine des dernières questions, juste avant l’inconnu. 

Version contemporaine, et à un autre niveau, de celles d’Herman Buhl lors de son départ pour le Nanga. C’était en 1953 : « Etions-nous assez forts pour risquer la grande aventure ? Oserions-nous suivre les traces de ceux qui avaient été là-bas avant nous pour lutter, attaquer, se défendre et finalement succomber ? Saurions-nous mener à bien l’entreprise où d’autres avaient échoué ? Questions angoissantes, mais que dominait une joie brûlante. La joie de la grande, de la sublime aventure et la joie d’éprouver notre propre valeur. » Autre époque, mêmes états d’âme. Toutes proportions gardées.

La basse vallée de la Diamir et la route qui mène au village de Diamiroi. ©Ulysse Lefebvre

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©Ulysse Lefebvre

La bagnole qui nous emmène des rives de l’Indus jusqu’au dernier pont sur la rivière Diamir est parfaitement assortie au paysage : déglinguée, brûlante, érodée. Tout au nord du Pakistan, la région du Gilgit-Baltistan est un horizon poussiéreux pourtant drainé par l’un des plus puissants fleuves du monde. La Diamir, affluent torrentiel de l’Indus, entaille profondément le tas de sables et de galets qui sert de sol, avant de se jeter dans le monstrueux fleuve laiteux. 

Un dernier coup de piston capricieux, une dernière bouffée de CO2 et d’huile brûlée, et en avant pour le pays de l’oxygène raréfié. Diamroi terminus, tout le monde descend. Et la petite foule d’habitants du village se presse pour, le dos chargé, nous aider à monter. Chacun négocie le tarif d’un aller-retour avec la mule ou un sac duffle sur le dos. La saison du tourisme est courte par ici, mieux vaut ne pas rater le coche de quelques roupies, gagnées à la sueur du front.

©Ulysse Lefebvre

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Les images avant nos images

Gravir un 8000 ? Très peu pour moi. Parce que d’abord je n’ai pas l’entraînement adéquat, surtout pas en ce moment ; mais aussi parce que d’autres destinations, moins hautes, plus confidentielles, m’attirent davantage.

Pourtant, à l’instant même où François Damilano me propose de l’accompagner en cet été 2023, j’accepte sans hésiter. L’objectif n’est pas de se faire plaisir entre copains, mais de bosser et filmer une autre alpiniste, Sophie Lavaud, qui espère alors boucler ses 14 sommets de 8000m avec le Nanga Parbat, le plus difficile probablement, sur lequel elle a échoué un an avant. Un pays fascinant, un défi professionnel et cerise (éventuelle) sur le gâteau, un sommet mythique : n’en jetez plus, je fais mon sac. 

Lumières du soir sur le Nanga Parbat, vu depuis le village de Ser, étape vers le camp de base. ©Ulysse Lefebvre

J’avoue que les images qui me viennent tout de suite à l’esprit sont loin de l’imagerie de montagne, bien plus proches du domaine de la photo documentaire, passion première. Je revois surtout les photos de la dynastie Bhutto par Reza, les milices pachtounes photographiées par Massimo Berruti, les portraits colorés de Steve McCurry. C’est ce qui va me nourrir pour les à-côtés de l’expédition sportive à proprement parler.

Faut-il rappeler que le Pakistan est l’un des pays les plus pauvres de la planète. Et que cette région est l’une des plus pauvres du pays ? À comparer, les villageois du far-west népalais paraissent presque privilégiés à côté des pauvres bougres croisés sur le chemin, muletiers locaux ou aides de camp. Et que dire des femmes, qui plus que nulle part ailleurs vivent à l’ombre des regards ? Alors comment montrer ce contexte pour ne pas paraître hors-sol ? À l’inverse, où s’arrêter pour ne pas risquer le hors-sujet ? 

L’un de nos aide-cuistots les plus élégants, en pleine pause. ©Ulysse Lefebvre

comment montrer ce contexte
pour ne pas paraître hors-sol ?

Pour en revenir à l’himalayisme, comment ne pas penser à l’un des plus célèbres selfies de l’histoire de l’alpinisme, celui de Reinhold Messner au sommet du Nanga, seul et tout sourire, en 1978 ? Dans la photographie de montagne contemporaine, le Nanga se fait plus discret que d’autres géants himalayens : pas de photos de cité-camp de base, pas d’images de files d’alpinistes en train d’attendre leur tour. Entrerait-on dans l’un des derniers sanctuaires préservés de la haute altitude ? Chaque nouveau reportage est une occasion de confronter une vision fantasmée, un travail documenté et la réalité. Vastes mondes.

©Ulysse Lefebvre

©Ulysse Lefebvre

Le scenario 

Si avec François on a déjà grimpé et filmé ensemble, au Népal, aux Grandes Jorasses ou dans d’autres coins du monde chacun de notre côté, ce projet de film au Nanga Parbat est d’un autre calibre. D’abord parce que la montagne est tout simplement plus haute, mais aussi parce que François a réussi à vendre le film à Canal+ (pour les millenials, c’est la chaine qui cartonnait avant Netflix). Si la pression monte d’un cran, la situation est également hors du commun à un autre niveau : on part en expé en étant rémunérés ! Après avoir passé des années à tenter de ne pas perdre trop d’argent en partant, on n’osait plus se dire que tout travail mérite salaire. Oui, on part pour un boulot, pas pour des vacances. On finissait par en douter nous-mêmes.
Au passage, on se demande combien d’alpinistes ont déjà été payés pour gravir le Nanga Parbat ? Peut-être allons-nous réaliser une première ? Être le premier à réaliser quelque chose est une notion essentielle de l’himalayisme contemporain. Allo Eberhard ?

©Ulysse Lefebvre

le poids du sac,
c’est le poids de la peur

Autant dire que l’expé a déjà commencé des mois avant le jour du départ, avec une préparation méticuleuse à tendance maniaque du matériel de tournage. Sûrement un exutoire pour se rassurer. « Le poids du sac, c’est le poids de la peur » comme dirait l’autre.

Tout au long des deux jours de marche d’approche vers le camp de base, je me repose les centaines de questions existentielles qui m’animent depuis des semaines. Elles tournent essentiellement autour du nombre et du poids du matériel, l’obsession en altitude : Combien de cartes mémoire ? Combien de batteries ? Quels filtres ? Quelles focales ? Quels système d’attache autour du cou ? De la taille ? À la bretelle du sac ? Dans le dos ? Et sans les mains ? Quels drones ? Quels trépieds ? Ou plutôt un monopod ? Micro-cravatte ou canon ? Quels panneaux solaires ? Quelles batteries externes ? Ai-je bien configuré les profils colorimétriques des quatre caméras ? Mais d’ailleurs est-ce quatre suffiront en cas de (très) gros pépin ? Et le débit d’enregistrement ? Et la synchronisation date et heure des boitiers ? Mais où est passé mon appareil photo dans tout ça ?

S’ajoute ensuite une préparation beaucoup plus rapide du matériel d’alpinisme : un baudrier, un piolet, trois mousquetons, un jumar et roule. 

Côté vie personnelle, l’organisation familiale est évidemment l’un des points clé. Pour résumer, je dirais que les soutiens m’ont été sans faille de ce côté, gages d’une sérénité qui n’a pas de prix. 

Enfin, tout en bas de la to-do list, une préparation disons quasi nulle pour ce qui est du physique et de l’entraînement. Plus le temps. On verra sur place. De toute façons l’alpinisme sur voies normales, c’est de la marche non ? Ouai ouai coco. 

« Le poids de la peur ». L’essentiel est ailleurs. ©UL

Scène 1 : camp de base 

Camp de base, 4200m. C’est une vaste prairie bucolique, d’abord enneigée, plus tard fleurie, entourée de monstres de roc et de glace. À main droite surtout, au sud, la muraille Mazeno, surplombée de son interminable arête à plus de 7000m, file droit vers le sommet du Nanga Parbat. C’est une muraille de plus de 3000m de haut. Trois Grandes Jorasses empilées qui donnent l’échelle. Parfois on a plutôt l’impression que toute proportion se dissout dans le gigantisme général. Dans l’axe, plein est, le Nanga Parbat se déploie dans son ensemble sous nos yeux, en permanence. C’est à la fois fort instructif pour visualiser l’itinéraire, se projeter. Mais c’est parfois inquiétant aussi, lorsque l’humeur se fait plus sombre et que les glaciers que dégueule le Nanga apparaissent plus menaçants. 

Le camp de base du Nanga Parbat, version printanière, à l’ombre de la muraille Mazeno. ©Ulysse Lefebvre

« Je fais un film d’alpinisme, pas un film de camp de base » répète souvent François. Autrement dit : on ne perd pas notre temps et nos cartes mémoire à filmer des badineries. Sauf que pour des raisons de météo (fortes chutes de neige) puis de logistique (une partie de l’équipe manque à l’appel) on y passe finalement 24 jours avant de tenter le sommet. Près de 3 semaines sans bouger ! Autant dire qu’on en a filmé des interviews et autres « moments de vie ». On a même de quoi réaliser un documentaire à part entière sur toute la chaine de production d’un ragoût de chèvre, des dernières caresses à l’animal prêt à être sacrifier, jusqu’au ragoût, en passant par le dépeçage, le vidage de panse et la préparation des abats. On se cultive comme on peut. 

Autour, les pentes se purgent des dernières grosses chutes de neige. Le bruit sourd et puissant des avalanches est devenu familier. L’aérosol de l’une d’entre elles vient même nous caresser la joue au camp de base, baiser de la mort qui fait froid dans le dos sur cette montagne théâtre de nombreuses tragédies.

Mauvais temps au camp de base, médiocre météo, ce soir c’est chèvre au diner. ©Ulysse Lefebvre

Chaque jour, le balet des muletiers amène des vivres au camp de base, même sous la neige. ©Ulysse Lefebvre

La masse de glace et de neige du Nanga Parbat, vu depuis le camp de base. ©Ulysse Lefebvre

L’une des plus récentes et d’une autre nature a lieu en 2013, lorsque seize terroristes débarquent au camp de base au début de la nuit et tuent onze personnes. L’évènement a marqué la communauté des alpinistes et le tourisme fragile dans ce coin du monde. Onze ans plus tard, on en parle encore mais la vie des touristes de l’altitude a repris au camp de bas. Seul changement ? Des gardes armés, plus ou moins entraînés, accompagnent les groupes et restent au camp de base, fusil hors d’âge ou Kalachnikov en bandoulière. On y pense puis on oublie. C’est la vie. 

Finalement ce temps long nous révèle un pan essentiel de l’himalayisme commercial contemporain. Le Nanga Parbat est l’un des sommets de 8000m les moins parcourus. Un peu plus de 400 personnes l’ont gravi depuis la première ascension en 1953. A titre de comparaison, plus de 600 personnes ont gravi l’Everest rien qu’en 2023 ! Mais cette année, le camp de base grossit peu à peu. De quelques tentes couvertes de neige à la fin mai, le printemps s’installe début juin et les campements fleurissent, bourgeons de toile colorés et estampillés des logos des agences prestataires : Seven Summit Trek (la notre), Lela Peak (la pakistanaise, tristement connue depuis l’accident de l’un de ses employés au K2 en juillet dernier), mais aussi les nouvelles pointures népalaises telles que 8K, Imagine Nepal et bien sûr Elite Exped de la star Nirmal Purja. 

Le quotidien du camp de base : la police surveille… ©Ulysse Lefebvre

… les musulmans prient.. ©Ulysse Lefebvre

Sajid Sadpara danse… ©Ulysse Lefebvre

… et Mingmar pense. ©Ulysse Lefebvre

Soudain, le Nanga qui ne se gravit qu’en début d’été devient le point de passage obligé des himalayistes de tout poil, avec une forte tendance aux amateurs d’enchaînements, qu’ils soient inconnus ou célèbres, telle Kristin Harila qui gravira le Nanga dans notre groupe. Pour les autres, l’objectif est souvent d’enchaîner les 5 x 8000 du Pakistan en un été et ceux du Népal dans la foulée. C’est une nouvelle époque de l’himalayisme qui se confirme cette année très clairement, sur un sommet jusque là relativement épargné, comme je l’expliquais dans cet édito écrit au camp de base, 14×8000 sinon rien. Tout le monde se connait, se retrouve après le sommet précédent. C’est une communauté de camps de base qui discute, s’observe, commente en coulisses, s’apprécie souvent, se déteste parfois. La vie quoi. On filme tout ça aussi pour expliquer le contexte dans lequel évolue désormais Sophie, dernière représentante d’une génération qui prenait son temps. 

Kristin Harila et Sophie Lavaud, deux générations et deux visions de l’himalayisme. ©Ulysse Lefebvre

Et pendant ce temps-là, on prépare les pieux et anneaux de corde dans la grande tente rouge. ©Ulysse Lefebvre

Le Népal au Pakistan

Le noyau d’alpinistes de notre équipe se compose de Sophie Lavaud et son guide et ami Népalais Dawa Sangay, de deux autres Sherpa, Mingmar et Pasang et d’un porteur de haute altitude pakistanais (HAP en anglais) du nom de Imtiaz Ali Sadpara. Imtiaz est un personnage assez fascinant. Il doit être le plus discret de tous les prétendants au sommet du camp de base et pourtant, il est animé d’une paisible force, d’une maturité étonnante à 34 ans. Est-ce parce qu’il ne parle pas anglais ? Ou parce qu’il a déjà gravi les cinq sommets de plus de 8000 de son pays, sans oxygène, qu’il ne fait pas de vagues ? Deux fois le K2 sans ox, deux fois le Broad Peak sans ox, ça vous pose et en impose.

Imtiaz, la force tranquille. ©Ulysse Lefebvre

Champ/contre champ

La répartition des tâches est plutôt naturelle avec François. Globalement on fait ce qu’on veut… tant qu’on ne fait pas pareil. On se tient quand même à quelques grands principes de binôme : champ/contre champ, devant/derrière, plan serré/plan large, caméra/drone. J’ajoute quand même la recherche d’interstices spatio-temporels pour prendre quelques photos entre deux plans. 

En tant que chef’op (« chef opérateur » : c’est pas moi qui invente ce terme ronflant, c’est écrit dans le contrat) mon boulot, outre celui de filmer, consiste à m’assurer qu’on dispose de tout le matériel nécessaire, que tout est toujours opérationnel, chargé et à portée de main. Chaque matin, en me levant, c’est le rituel des panneaux solaires, placés à l’est bien sûr et de la caméra sur trépied, dès le petit déjeuner. Sait-on jamais, toujours prêt à filmer.

En revanche, je laisse au réalisateur (François donc), le soin de se prendre la tête de manière quasi-permanente avec les questions existentielles relatives au film et à sa réalisation. Ma réponse idéale : « Comme tu veux François, c’est ton film ! ». J’en use et abuse avant de, quand même, donner mon avis. Ce qui reste mon sport favori. 

Le drone est aussi le domaine dont j’ai la responsabilité. Pour l’occasion, j’ai apporté quelques modifications logicielles à l’un des engins de notre flotte afin de l’emmener bien plus loin que ne le permettent ses caractéristiques d’origine. Ce gentil « hacking » permettra de réaliser un vol mémorable autour du couloir Kinshofer, à près de 3km de distance et 1300m de hauteur, chiffres dépassant de loin les distances classiques. Retour au point de départ avec quelques pourcents de batterie seulement. Dronement grisant. 

La procession de l’équipe des fixeurs, effectue la première montée de la saison dans le couloir Löw, sous le mur Kinshofer. ©Ulysse Lefebvre

Avec tout ce barda de matériel, je repense, sans comparaison aucune, à l’un des grands maîtres du cinéma de montagne à très haute altitude : Kurt Diemberger. Son matériel à lui, dans cette deuxième moitié du XXe siècle, était sinon plus simple, du moins beaucoup plus lourd et encombrant. Mais il montait et filmait quand même avec brio mais aussi beaucoup de sagesse. Diemberger : « La montagne n’est pas un outil d’évaluation des capacités, c’est quelque chose de beaucoup plus grand, comme un grand arbre à côté d’une fourmilière. Vous êtes peut-être la fourmi la plus rapide, mais l’essence de l’arbre vous échappe. Sur une montagne, l’homme ne peut qu’essayer de comprendre, parfois il s’en rapproche, mais quand il y arrive vraiment, il n’a plus besoin de mots ni de mesures. » … au royaume de la démesure. 

À lire, l’épisode 2 de cette ascension filmée du Nanga Parbat : filmer à 8000 >

Dawa Sangay et Sophie Lavaud sur le glacier du Diamir. ©Ulysse Lefebvre

Merci à Millet, Goal Zero France et Garmin et Scarpa France pour leur aide matérielle précieuse. Panneaux solaires, batteries externes et autres inReach pour la communication satellite auront prouvé leur fiabilité sur le terrain.
Le compte-rendu des tests grandeur nature à lire bientôt sur Alpine Mag.