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Grande traversée des Alpes : une femme sur les pas des pionnières, ép. 2

Zoé Lemaitre devant le glacier d'Aletsch, en Suisse.

Suite de l’aventure de Zoé Lemaitre qui est partie à la rencontre des femmes professionnelles de la montagne. Dans l’arc alpin, elle évolue seule, change d’univers, de continent, appréhende de nouvelles textures et de nouveaux reliefs. Du Parc national du Stelvio au Tessin en passant par ses échanges touchants avec une bergère, Zoé nous raconte.

Parc national du Stelvio. Le chemin monte tranquillement jusqu’à la Bocchetta di Forcola. Les pattes de marmottes dans la neige me font sourire. Il y a aussi quelques fleurs la tête hors des flocons. La vie continue malgré l’ambiance hivernale qui s’est installée sans bruit en l’espace d’une nuit. Le silence peuple les paysages autant qu’il les déshabille. Il fait jour mais le noir et blanc règne. Géométrie, abstraction, immobilité. Des tableaux de constrastes. Nous sommes en août et le temps s’est mis sur pause. Ne reste que l’espace pour m’inscrire dans une réalité à peine croyable : je marche dans la neige et la neige tombe sur moi.

De l’autre côté du col, le vent a rabattu les flocons en masse ondulées. Un désert de froid plaqué contre le flanc d’une montagne. Parfois, une tâche de sol apparaît : les cailloux, la terre, quelques herbes figées. Ce sol a une rigidité que j’ai rarement foulée, croustillante et sévère. La neige est un mouvement appliqué sur des montagnes immobiles. Ses multiples formes revêtent ces géants de pierre d’un manteau versatile. Aujourd’hui, j’ai voyagé loin, changé d’univers, de continent ; appréhendé de nouvelles textures et de nouveaux reliefs.

Le pertuis est étroit et débouche sur un paysage à couper le souffle

Je suis à 2744 mètres d’altitude. L’ancienne caserne militaire où je compte dormir est en vue. Il n’y a pas de fenêtres, je m’y attendais. Des ruines de murs en pierre à côté. L’intérieur est dans un état mi délabré mi conservé. Seule une pièce a le sol dégagé et plat, c’est ici que je dormirai. Il est 21h30. J’entends l’eau qui goutte, l’eau qui coule et le vent qui souffle. Les oiseaux que j’avais entendus en fin d’après-midi ne sont plus là. Dans cette caserne, tout résonne démesurément : le bruit du briquet, les couverts dans la casserole, le zip du duvet.

Aide-gardienne à l’ouvrage, dans le Rifugio Monte Cavone / Tschafonhütte, dans les Alpes sarentines (Italie). ©ZL

Alpes du Lechtal. À présent, seul un passage câblé et quelques pas dans la neige me séparent du col. Le pertuis est étroit et débouche sur un paysage à couper le souffle. Le lac, les volumes abrupts des reliefs et les couleurs douces des alpages, le vent qui me glace, le soleil qui me réchauffe, mon coeur qui bat la chamade, mes yeux qui s’embuent. Il me reste qu’une phrase en bouche, que je répète tout haut : « c’est magnifique, c’est tellement magnifique. » Ma voix s’étrangle d’émotion. Le saisissement dure un instant puis l’écho de ces frissons se loge dans ma cage thoracique et s’endort.

Je reprends mes esprits, empoigne le câble et descends. Je me dirige vers les lacs, je veux y dormir. Me blottir sur une berge et me laisser bercer par le clapotis de l’eau. Au bord du lac Oberer Seewisee, il y a une petite avancée de terre dans l’eau, une presqu’île. Je m’installerai là, loin du passage, près du sauvage.

Je suis une femme, Je pars sans peur marcher seule pendant des mois
Malgré celle que projette mon entourage sur moi

Catinaccio, Rätikon, Silvretta, Alpes rhétiques, Alpes lépontines… les massifs défilent au rythme de mes pas. Mes pieds sont limés, mes chaussures béantes rafistolées à la chambre à air. Dans ce monde, la lenteur prend des allures subversives et c’est ivre de l’instant présent que j’avance, petit à petit. Me confronter à l’adversité me fait sentir plus que vivante et rencontrer l’altérité me redonne globalement foi en l’humanité.

J’écris « globalement » car je suis une femme, je pars sans peur marcher seule pendant des mois malgré celle que projette mon entourage sur moi ; mais l’expérience me rappelle que je progresse dans un monde où les femmes restent sujettes aux regards lubriques, aux remarques déplacées et aux clichés de genre. Du sourire que j’esquisse à la question « mais tu sais monter ta tente ? » aux jambes de coton sur lesquelles je fuis l’homme qui, après avoir lâché ses sept bergers d’Anatolie sur moi, me prit dans ses bras en me murmurant à l’oreille « je n’ai pas souvent l’occasion de toucher une femme alors j’en profite », je passe de l’amusement moqueur à la rage misandre. Je travaille au détachement vis-à-vis des événements négatifs mais si celui-ci peut me protéger personnellement de l’anecdotique, il ne peut solutionner un problème systémique.

Thomas documente le recul des glaciers, sous le Getschnerspitze (Autriche). ©ZL

J’apprécie une fois de plus le luxe de la simplicité qu’offre l’aventure
à qui élit domicile dans le ventre des forêts ou à l’ombre des sommets

Heureusement, les belles rencontres constituent l’essentiel de mon voyage. Entre le val Müstair et le massif de l’Ortles, un orage me cueille sur une crête. Il est déjà tard mais ici, pas question de mettre la tente, je suis dans un parc national. « Où vais-je dormir ? » je me demande pour l’énième fois de ce voyage tout en descendant en direction de la vallée. Chargée par une vache qui protégeait son veau que je n’avais pas vu, je me remets de mes émotions devant une ferme. Une femme apparaît à la fenêtre :

  • Que fais-tu ? me demande-t-elle en allemand puis en italien.
  • Je mets mon imperméable.
  • D’accord, mais que fais-tu sous la pluie battante ? Entre donc.

Ce soir-là, je dors au chaud, invitée par Ramona, son mari Klaus et son enfant David avec qui je joue au Miumiu (jeu de cartes) tout en apprenant l’allemand. Je propose de partager mes ravioli gorgonzola-noix mais ce sera pasta ai finferli (pâtes aux chanterelles).

Le poêle a du mal à démarrer, la cuisine est enfumée mais il fait si bon ! Dans un angle de la pièce, une immense cuve de pierre qui servait autrefois pour le fromage. Accrochés aux poutres, des barils et des bassines pour le lait. Dans le séjour, une petite et une grande table, trois bougies et un deuxième poêle, lui aussi allumé. Du carrelage dans la cuisine, du parquet dans le salon. Un étage également, où dormira la petite famille après la traite de l’unique vache laitière du troupeau. J’apprécie une fois de plus le luxe de la simplicité qu’offre l’aventure à qui élit domicile dans le ventre des forêts ou à l’ombre des sommets.

Dans la vallée de Bavona, en Suisse. ©ZL

Mon auberge est la Grande Ourse, dans le massif Rätikon, en Autriche. ©ZL

Merveilleux Unterer Seewise, dans le Lechtal, en Autriche. ©ZL

Direction le col de la Redorta, canton du Tessin, Suisse. La route arrive sur une piste qui devient chemin jusqu’au hameau de Püscennegro (poisson noir en dialecte). À en croire la légende que m’a contée une habitante, ici naît un courant d’énergie magique qui descend jusqu’à l’église de Sonogno en passant par la cascade Froda. Ce sont les dernières habitations du val Verzasca, perchées à 1350 mètres d’altitude, encerclées de montagnes. Murs de pierres sèches et toits in piode n’abritent plus personne, si ce n’est une madone peinte dans une alcôve. La végétation reprend ses droits, une banderole flotte : appel à dons pour rénovation et sauvegarde de ce patrimoine pastoral.

je pleure tellement quand il faut redescendre à la fin de l’estive.
Ramona, Bergère

Plus haut, quelqu’un monte péniblement. C’est Ramona. Elle monte à sa cabane de bergère pour la dernière fois de l’année. Les troupeaux, eux, sont déjà dans la vallée. Grand sourire, grosses chaussures de marche, petit sac à dos, bâtons. Deux tatouages, des cheveux vaguement peignés, un débardeur qui laisse voir son soutien-gorge, le téléphone glissé dedans. « T’as la forme ! Moi c’est pas les muscles qui manquent mais le souffle. Je fume un peu. Pas beaucoup mais un peu. » Elle parle italien. Son border collie Virgola l’accompagne.

« Là-haut, c’est le Passo della Redorta. Et à gauche, le Triangolino. Mon lieu de vie est plus haut, à 1800 mètres. Tu vois la petite maison grise, au-dessus des arbres et en-dessous des rochers ? Elle a été détruite par une avalanche l’hiver dernier. On a refait le toit mais le patriciat ne nous aide pas. Depuis, je reste à l’alpage. C’est moins beau, mais peu importe la beauté, faut s’y sentir bien. On se contente de peu quand ça nous plaît. Moi je pleure, je pleure tellement quand il faut redescendre à la fin de l’estive. Mes enfants aussi. C’est ici ou nulle part. »

Avec Ramona, dans sa cabane de l’Alpe de Redorta, en Italie. ©ZL

À ma demande, Ramona accepte que je la suive jusqu’à son lieu de vie et de travail. Son franc parler, son enthousiasme et son authenticité sont frappants, elle fera une personne fantastique pour mon film documentaire. Trente minutes plus tard, nous voilà à 1700 mètres d’altitude, soit 800 mètres plus haut que le village de Sonogno. Ici se trouvent le préfabriqué qui sert d’habitation à la famille Piscioli pendant l’été, ainsi que la cave à fromages dans une maisonnette en larges pierres.

À peine arrivée, elle ouvre le robinet de la fontaine : « La première et dernière chose qu’on fait quand on vient ici, c’est mettre le bateau en plastique dans la baignoire de la fontaine. Moi j’ai 42 ans, j’ai vu une seule fois la mer. Ma fille aussi, et le plus petit de huit ans ne l’a pas encore vue. De temps en temps, il me dit : « Maman, à l’école tout le monde va à la mer et pas moi ». Alors je trouverai le moyen de l’y emmener lui aussi. »

Le tournage de mon documentaire connut de belles surprises
et des déconvenues, à l’image de ma traversée

Bivacco Caldarini, Livigno, Italie. ©ZL

Zoé devant le glacier Basodino, Tessin. ©Jean Blancheteau

Les micros enregistrent, la caméra aussi. Nous passons de la pièce à vivre peuplée de dessins d’enfants et d’objets disparates à la cave emplie de toma mista (tomme lait de chèvre et lait de vache). De l’explication des gestes techniques de son métier à son point de vue sur la question du loup, de sa conception de la maternité à l’histoire de son installation dans le Val Verzasca ; Ramona parle avec passion et sans ambages. Avec cette heureuse rencontre, l’imprévisibilité qui caractérise mon voyage s’immisce jusque dans mon documentaire.

Le tournage de celui-ci connut en effet de belles surprises et des déconvenues, à l’image de ma traversée. Difficulté à communiquer mes dates de passage avec les futures interviewées ou indisponibilité impromptue de ces dernières m’ont contraintes à renoncer à deux interviews sur cinq initialement prévues tandis que les rencontres improvisées me remirent en tête les mots de Jean-Philippe Toussaint dans Nue : « Dans cette dualité inhérente à la création – ce qu’on contrôle, ce qui échappe – il est également possible d’agir sur ce qui échappe, et il y a de la place, dans la création artistique, pour accueillir le hasard, l’involontaire, l’inconscient, le fatal et le fortuit. »

L’aventure ne se résume pas à la navigation à vue. C’est une manière d’être au monde, une ouverture à la vie que ce soit dans le travail ou le quotidien.

 

 

À suivre, l’épisode 3 de la traversée des Alpes de Zoé Lemaitre

À relire, l’épisode 1 de la traversée des Alpes de Zoé Lemaitre