Début juillet 2023, avec l’aide d’une Bourse Expé, Zoé Lemaitre est partie traverser les Alpes à la rencontre des femmes professionnelles de la montagne : glaciologue, bergère, guide de haute montagne. 2150 kilomètres, 135 000 mètres de dénivelé positif et 120 jours de marche plus tard, Zoé nous raconte son aventure de la Slovénie à Monaco et la mer Méditerranée. On l’accompagne dans ce premier épisode de son départ jusqu’aux Dolomites, entre découverte et intimité.
Après quatre mois de marche en solitaire, une chose me paraît sûre : dans l’incertitude réside le sel de l’aventure. Qui aurait parié qu’une éolienne m’aurait été plus utile qu’un panneau solaire ou bien qu’août deviendrait mon mois préféré de l’hiver ? Qui aurait pensé que ma gourde filtrante attiserait la convoitise d’un renard et mon frugal quotidien celle de nombre de mes fastueux contemporains ?
En réalité, l’imprévisibilité des événements dépasse de loin l’anecdote. Elle m’apprend, chemin faisant, à m’abandonner à vivre. Ma tente pour toit, mon sac à dos pour maison et ma caméra à la main, je marche déterminée vers l’inconnu. Je pars rencontrer des pionnières, ces femmes professionnelles de la montagne dont la route est loin d’être tracée. Mon but : réaliser un documentaire pour leur donner davantage de visibilité.
La Via Alpina rouge est un sentier transalpin, trait d’union symbolique entre les huit États signataires de la Convention alpine de 1991 : Slovénie, Autriche, Italie, Allemagne, Liechtenstein, Suisse, France et Monaco. C’est ce chemin que je décide majoritairement d’emprunter, tout en me permettant de nombreux pas de côté, à commencer par le point de départ de ma traversée : je partirai de Bohinjska Bistrica en Slovénie, et non pas de Trieste en Italie. C’est ainsi que le 5 juillet, je me retrouve aux portes du parc national du Triglav après 18 heures de bus, sans spray anti-ours ni gps. Je suis impatiente et impressionnée comme jamais. De ma vie, je n’ai jamais marché plus de cinq jours seule et me voilà à l’aube d’une aventure de quatre mois en solitaire. Haut les coeurs, la confiance viendra en marchant !
Après quatre jours de marche, j’arrive au Dreiländerck. C’est le point de rencontre de trois pays et de trois cultures : la Slovénie de culture slave, l’Autriche de culture germanique et l’Italie de culture latine. Je laisse dernière moi le parc national du Triglav, ses lacs aux eaux turquoises, ses paysages minéraux, ses étendues de lys martagons et les chants qui ont accompagné mes deux soirées en refuge (bivouac interdit) : la valse traditionnelle « Tam kre murke cveto » de l’ensemble Bratov Avsenik et les textes grivois de Damjan Murko. Je mets le cap sur les Alpes carniques, ses alpages et ses forêts désertes.
Par ces conditions,
les rencontres sur les chemins
relèvent de l’apparition
Sur le fil de la frontière austro-italienne, températures caniculaires alternent avec pluies torrentielles et violents orages de grêle. D’un jour à l’autre, les arbres tombent sous le vent, la chaleur fond mon parmesan, la boue submerge les ponts et mon dos ploie sous les grêlons. Des basses altitudes aux plus hauts sommets, je n’ai jamais connu météo aussi extrême. Après plusieurs nuits à prendre l’eau, je change de tente pour un modèle très haubané plus résistant au vent. Par ces conditions, les rencontres sur les chemins relèvent de l’apparition.
Achomitzer Alm, Freistritzer Alm, Dellacher Alm, Dolinzaalm, Görtschacher Alm, Stutenbodernalm… les alpages se succèdent, déserts. Lorsqu’une silhouette apparaît, je me dis : « il reste encore quelqu’un sur cette terre. » Ainsi de la cycliste qui déboula sur une piste au beau milieu d’un orage ou du bûcheron rencontré au fin fond de la forêt autrichienne. Ces fantômes, je les salue de la main, comme pour ne pas briser le silence qui nous accompagne chacun. Entendre une voix après avoir vu un mirage relèverait de la folie.
25 juillet, 21ème jour de la traversée, j’écris : « Je ne comprends pas pourquoi je m’impose cet inconfort de vie : ne pouvoir compter que sur soi, affronter ses propres fantômes, ne jamais savoir où dormir, quand l’orage éclatera et où aller. Ne rien savoir. On m’a dit que j’avais envie de me prouver quelque chose. J’ai surtout besoin de prendre du recul sur un modèle social de vie auquel j’ai correspondu par facilité, mais qui ne me correspond pas en vérité.
Un boulot haut placé ? Trop peu pour moi, j’y ai goûté et vivre déracinée de la réalité, proche des jeux de pouvoir ne m’a pas épanouie. Avoir des enfants ? Comment l’imaginer dans ce monde qui part à vau-l’eau quand des dizaines d’autres manières de transmettre existent ? Épouser un homme ? Comment faire quand on aime les femmes et qu’on se rend compte de la violence de notre système patriarcal ? Avoir une maison ? Où habiter quand on se sent nulle part et partout chez soi, et que le mouvement est une nécessité ?
Mon voeu est double : que personne n’attende rien de moi, empêchant là toute déception ; et attendre beaucoup de moi-même pour concrétiser mes idéaux politiques, écologiques et amoureux. S’élever dans l’estime d’autrui est agréable et confortable. S’écouter en se soustrayant du regard d’autrui est difficile et pourtant vital. Alpes, sur les pas des pionnières, c’est donc assumer de vivre un rêve hors de toutes attentes, et consacrer du temps à un engagement féministe. »
Que personne n’attende rien de moi
et attendre beaucoup de moi-même
Monter jusqu’à 2700 mètres de dénivelé sur 15 à 35 kilomètres par jour et réaliser en même temps un documentaire sur les femmes professionnelles de la montagne est un défi ambitieux. Dès l’interview de Vanja Kombal, gardienne de refuge slovène, je me confronte à l’ampleur du travail. Mettre à l’aise la personne interrogée, lui poser les questions en anglais, gérer la prise de son et le cadrage sans négliger les aspects logistiques liés à la journée de marche nécessite une attention de tous les instants. Ma crainte principale reste celle de briser l’authenticité des rencontres et des discours avec ma caméra. Les personnes se sentent souvent illégitimes pour apparaître dans un film. La caméra impressionne, les micros encore plus. Alors j’avance à pas de louve. Finalement, dans la marche comme dans le journalisme, la clé de la réussite réside dans l’écoute des autres, de son environnement et de soi.
Dolomites. Les Tofane dépassées, j’emprunte un sentier au beau milieu des falaises. La terre est rouge et grasse. Les cailloux sont verts et géométriques. Peut-être qu’à mon retour je m’intéresserai à la géologie, les pierres commencent à m’émouvoir. Avancer dans cette jungle minérale me fait sentir poussière d’étoile. La lumière fait saillir les incongruités des rochers. Il y a des colonnes, des blocs, des cathédrales, des menhirs, des baleines à bosses, des lances… une multitude de formes à des altitudes différentes. Et je marche dans ce musée qui résonne en retenant mon souffle.