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Grande traversée des Alpes : une femme sur les pas des pionnières, ép. 3

Zoé Lemaitre au Bivacco Le Due Valli, Italie.

Suite et dernière partie de la traversée de l’arc alpin par Zoé Lemaitre. Le retour, un temps, dans les Alpes françaises avec la Vanoise et les Cerces. Le retour de la solitude dans les bivouacs, celui du froid sur les sommets, et de la faim au milieu de la nuit ! Et enfin, après l’Argentera italienne, le Mercantour et la tempête, c’est l’apparition de la mer Méditerranée. 120 jours de marche, de doutes et de rêves.

Mon arrivée en France marque le début d’une légèreté insoupçonnée. Septembre m’offre un soleil radieux et la tolérance du bivouac dans la plupart des massifs facilite la logistique. Il y a aussi les ami.e.s venu.e.s partager quelques jours de marche et de magnifiques festins : Laura et Marc rencontrés en Slovénie me rejoignent tour à tour dans la Vanoise et le Queyras, puis Jean et Coline viennent le temps d’un week-end dans les Cerces. À Mont-Dauphin, je renoue avec la solitude absolue.

18 octobre. Après une nuit blanche, tente chahutée par les rideaux de pluie tournoyants et le vent, je marche huit kilomètres sur une crête avant d’atteindre la cabane de la Lombarde. J’arrive congelée et épuisée. De ma vie, je n’ai jamais eu à déployer pareille force mentale. Mon corps ne suit plus depuis longtemps. D’ailleurs, je ne le sens plus et ma mâchoire ne peut plus rien articuler, immobilisée par le froid. Je m’entends pleurer de loin. Je me vois de l’extérieur comme spectatrice de mon propre corps. Ce matin, mon téléphone indiquait 24 avril 2022, 20h40. Plus aucune application ne s’ouvrait, les photos de ma galerie étaient toutes mélangées. Cette cabane proche d’un accès routier (col de la Lombarde) et de la civilisation (Isola 2000) était la seule issue de secours.

La pluie s’inflitre à l’intérieur
et le vent fait valser la décoration

La perte de repères et le déchaînement apocalytique des éléments relèvent de la science-fiction. Après m’être changée, je me réfugie dans mon duvet, espérant me réchauffer. En vain. Il me faudra attendre deux heures avant de reprendre mes esprits et pouvoir me faire un thé. Je profite de ce regain d’énergie pour calfeutrer la porte avec ma tente : la pluie s’infiltre à l’intérieur et le vent fait valser la décoration. Même abritée, je ne suis qu’à moitié rassurée. J’ai besoin de sécurité. Je décide d’envoyer un message à Onil : « je ne sais pas si tu te souviens de moi, nous nous étions croisées vers le col des Fourches quand je faisais le GR5 avec Coline, une amie. Tu nous avais dit de sonner à la gendarmerie de Saint-Étienne-de-Tinée si besoin. Je me permets de t’écrire car j’aurais besoin d’aide. »

C’est ainsi que j’apprends que nous sommes en alerte rouge et que les rafales à 140 km/h ainsi que les 200 mm de pluie par heure justifient de donner à l’épisode le doux nom de dépression Aline. Dernier effort pour m’extraire du chaos : sur indication d’Onil, je descends à Isola 2000 où son amie Olivia me met un appartement à disposition. Je n’ai jamais pris douche plus délicieuse que ce jour-là. Soupir de soulagement et gratitude pour ces mains tendues. Après mon départ, Olivia m’écrira : « Merci beaucoup pour votre petit mot et les cadeaux. Ça me fait plaisir qu’il y ait une entraide dans une période où les gens ne se font plus confiance. »

En France, passage de la fenêtre de l’Arpette. ©Coll. Zoé Lemaitre

Lac Saorgine, dans la vallée des merveilles (Mercantour). ©ZL

Du Bivacco Le Due Valli, Piémont italien. ©Coll. Zoé Lemaitre

Pas de la Fous, 2828 mètres d’altitude, parc du Mercantour. Après 2000 kilomètres de marche et deux paires de chaussures, la mer Méditerranée m’apparaît pour la première fois entre deux sommets, planant au-dessus d’une crête enneigée. J’observe la grande bleue les pieds dans le blanc. Je suis partagée entre l’envie de ne jamais arriver, et la nécessité de regagner la vallée à l’heure où les marmottes ont déjà commencé à hiberner. Il faudrait toujours être en route pour la mer. Mais y arriver à quoi bon ?

Être en chemin, en voilà un statut plaisant ! Habiter le mouvement ; se réaliser ; apprendre à devenir un être de passage, cette espèce mi-loup mi-papillon qui ne se définit que par son voyage. Ramené à son organicité, le corps respire au rythme des sentiers. Après quatre mois à barouder, le mien n’a gardé que l’essentiel : des muscles pour avancer et la peau pour la photosynthèse. Novembre approche. La nuit, l’eau gèle dans mes gourdes. Le matin, la tente a la souplesse du carton, givrée.

Mon sac s’alourdit à mesure que ma masse corporelle s’allège

Mon sac s’alourdit à mesure que ma masse corporelle s’allège : les magasins de montagne sont fermés me contraignant à porter dix kilos de nourriture supplémentaires à chaque ravitaillement possible. Mon sac passe de 15 à 25 kilogrammes sans transition, tandis que la faim continue de me tirailler nuit et jour. Trois mois sur quatre, cette dernière aura eu raison de mon sommeil, me poussant à instaurer le « repas de minuit » : 100 grammes de cacahouètes entre les 1100 kcal du dîner et la plâtrée de polenta du matin.

En Italie, dans l’Argentera, le curieux refuge Migliorero est-il un manoir écossais égaré ? ©ZL

à Saorge, je participe à un chantier collectif
pour la rénovation d’un gîte

Pied de nez à toute idée de performance, ultime bravade à l’obsession de notre temps pour le quantitatif : plus que jamais, je ralentis. Deux nuits dans le refuge d’hiver de la Madone de Fenestre, deux nuits dans le refuge d’hiver de Valmasque, deux nuits à Sospel où j’arrive dans la nuit noire pour avoir oublié le changement d’heure… À Saorge, je participe à un chantier collectif pour la rénovation d’un gîte. Merveilleux hasard des rencontres, je fais la connaissance de Sara, Giulia, Odilon, Zia, Katia, Axel et Michou. Après-midi portage de sacs de sable et de poutres au son des musiques traditionnelles de Ars Nova Napoli : pizzica, trapanarella, tarantella, virrinneda. Dans la vallée de la Roya souffle l’influence italienne : les Alpes ligures sont à moins de dix kilomètres à vol d’oiseau.

Le temps de manger les frittini, de coucher les enfants, d’observer l’éclipse de lune et c’est l’heure du tour d’eau. Les quelques maisons du vallon de la Bendola sont alimentées une par une en eau. Deux fois par semaine, il faut ouvrir et fermer la vanne de la source après avoir rempli ses cuves selon un programme établi. C’est donc accompagnées du chant de la chouette hulotte que Giulia et moi allons effectuer la manoeuvre. Un léger vent d’Anan souffle. Ici, on n’utilise pas la rose des vents pour parler de la météo, on dit « vent d’Anan » si le vent vient d’Est et « vent du colle di Tenda » s’il vient du Nord.

57 nuits en bivouac, 20 cabanes non gardées, 12 campings, 9 refuges gardés, 9 nuits chez l’habitant, 7 refuges non gardés… et 1 en portaledge

57 nuits en bivouac, 20 cabanes non gardées, 12 campings, 9 refuges gardés, 9 nuits chez l’habitant, 7 refuges non gardés, 2 nuits dans l’appartement d’Isola 2000, 2 nuits en cabane de téléphérique, une dans une voiture et la dernière nuit de ma traversée en portaledge (tente de paroi).

Un peu pour amerrir en douceur, un peu pour fêter mon arrivée à Monaco, un peu pour souffler mes 25 bougies, Marjorie Juarez d’Altiplanet et Petzl m’offrent un final en beauté : dormir suspendue à la falaise de la Tête de chien, vue sur la Méditerranée. Le vent souffle fort, les vagues s’écrasent contre le Cap d’Ail et l’installation du portaledge est loin d’être aisée, contraignant Marjorie à quelques acrobaties aériennes. Expérience hors du temps, la verticalité m’émeut après tant de kilomètres à marcher vers l’horizon. Changement de dimension. Nouveau paysage.

Je pense à ma vie il y a moins de deux ans de cela. Je me revois à la Villa Médicis accueillir Quentin Tarantino et Oliver Stone dans une tenue bricolée de vêtements empruntés : le pantalon de Louise, les chaussures de Sarah, une chemise blanche achetée dans la précipitation. Style androgyne. L’indéfinition plaît aux artistes. J’étais entrée dans un rôle de représentation de l’institution en fondant ma peau dans le décor, comme un caméléon. Je n’en ai pas souffert. J’ai éprouvé beaucoup de plaisir à découvrir un autre monde que le mien. Un temps, j’ai pensé appartenir au milieu dans lequel je m’étais immiscée : la recherche artistique me plaisait, je mettais mon énergie au service du déploiement de projets culturels français à rayonnement international, j’y trouvais du sens, je nourrissais ma curiosité insatiable.

Le dernier matin, suspendue à la Tête du chien, dans les Préalpes de Nice. ©Marjorie Juarez

Mais je n’avais pas les habits de l’emploi. Mon travail était apprécié et j’appréciais travailler, mais mon apparence, pourquoi fallait-elle qu’elle corresponde à ce qu’on attend de moi ? Moi j’aime vivre de trois fois rien et je ne comprends pas l’intérêt du paraître. Je veux être. Être moi-même. Alors quand j’ai mis mon imperméable alors que tout le monde avait un parapluie, on m’a demandé où j’allais. À la montagne, bien sûr. Je me rendais sur le Pincio comme on irait au Gran Sasso. Au fond, je caressais le rêve qu’un 3000 apparaisse sur le Belvédère, au milieu des coupes de champagnes. Je m’y serais éclipsée discrètement pour analyser les hautes sphères depuis les hautes lumières.

Cette vie me paraît si loin. J’ai marché longtemps. Ce soir, je dors face à la Méditerranée. Demain je me baignerai dans l’eau salée. Je remercie mon corps de m’avoir portée si loin sans autre pépin physique que les brûlures aux pieds. Plus qu’une arrivée, cette fin de traversée signe un nouveau départ.

Roger et son « drapeau de la montagne » en Vanoise. ©ZL

Au Rifugio Questa, Piémont italien. ©ZL

120 jours de marche, 120 jours d’écriture. Mes pas et mes mots ont esquissé une définition de l’aventure, dressé le portrait de femmes inspirantes, remis en question les quelques certitudes qui me restaient, clarifié mes pensées. La marche donne aux mots la sobriété et l’efficacité que nécessite la vie parmi les sommets. Les mots, murmurés tous les soirs dans le coin d’un carnet, crient ma réalité sans se cacher. Le soleil des hautes altitudes met en relief les évidences, éclipse le superflu, met en lumière l’essentiel ; ou peut-être est-ce la solitude, qui sait.

Itinéraire, de Bohinjska Bistrica à Monaco. ©Coll. Zoé Lemaitre

Une galerie de portraits contrastants
qui dépeint la réalité des territoires alpins en pleine mutation

120 jours de marche, 3 interviews de femmes professionnelles de la montagne : une gardienne de refuge slovène, une alpiniste italienne, une bergère suisse. Des femmes pour qui montagne rime avec solitude, d’autres pour qui montagne ne s’accorde qu’au pluriel ; des femmes qui sont aussi mères, d’autres qui défendent la non-maternité ; des femmes qui militent pour un « parlement élargi des vivants », d’autres pour qui le loup ou le renard constituent des nuisibles.

Une galerie de portraits contrastants qui dépeint la réalité complexe des territoires alpins en pleine mutation : glaciers en recul, démocratisation des sports de montagne, modernisation des refuges, controverses sur la question du loup. Des questions sociétales vécues et analysées par trois professionnelles de la montagne qui feront l’objet du documentaire Alpes sur les pas des pionnières.