Immense glacier perdu au milieu du Karakoram, le Snow Lake n’est pas un mythe : c’était l’objectif de Barbara Delière et Laurent Boiveau au cours d’une très rare traversée à skis entre les glaciers de Biafo et d’Hispar, au Pakistan. Ils ont dû puiser dans leurs ressources dès les premiers jours de la traversée. Voici la deuxième partie de cette aventure avec un grand A.
Quatrième jour. Incapable de savoir si je monte ou si je descends, sans avoir de point fixe si ce n’est Laurent que je ne veux pas perdre de vue, les nausées me submergent. La vue divague à cause de ce jour blanc permanent. En plus de me sentir faible je me sens fragile. Ridicule. Le col semble loin, trop loin, et il faut déjà, après quelques jours, combiner une visibilité nulle et un temps joueur.
La différence thermique me saisit et me déstabilise, dévêtue et en tee-shirt sous un soleil de plomb, en moins de 10 minutes et en aussi peu de temps pour se rhabiller, un vent glacial fait tomber les températures à – 25 degrés.
Glisser, tirer, tandis que la fine poudre courre sur mon visage, je n’entends que le son de ma respiration haletante. J’alterne le pas, concentrée sur les skis, pour me focaliser sur l’instant, et pour ne pas capituler, je compte mes pas jusqu’à trente. Un, deux trois…vingt, puis tout se mélange, alors je recommence cette fois en anglais.
Paradis blanc ?
Pas d’autre option que de poser la tente après avoir judicieusement choisi un endroit assez plat. Et après avoir tassé le sol avec ses skis, sous le blizzard, tenir la toile soufflée par le vent et emboiter les arceaux avec précision, malgré le froid vivace sur ces mains devenus inaptes au travail.
Si la tente est d’un vrai confort, à plus de 5 000 mètres une fois le soleil parti, les températures négatives s’installent assez vite. La maison sur la neige, c’est du froid et de l’humidité en permanence, et un petit -10 degrés ce n’est pas un drame pour dormir, mais lorsque mon tapis de sol décide de rendre l’âme, j’exulte de rage, c’est au-delà ce que j’ai, à cet instant, envie de supporter. Sans m’abandonner vraiment il se dégonfle lentement, le bougre, comme pour me rappeler à ma condition humaine et mon besoin vital de sommeil. Il me pousse à me lever trois fois dans la nuit pour le regonfler, et malgré les repas chauds et la doudoune autour de mes pieds, je passe mes interminables heures creuses au plus froid de la nuit, à taper mes pieds et mes jambes, durs comme du béton. Quand le corps a froid, il lui faut du temps pour se réchauffer. Et ce sera comme ça sur les 13 prochains jours…
lorsque mon tapis de sol décide de rendre l’âme, j’exulte de rage, c’est au-delà ce que j’ai, à cet instant, envie de supporter
Quelques jours de répit, du bleu, du blanc et un beau temps qui revient. La montée se poursuit lentement, et nous multiplions les astuces et les défis, comme porter une heure à demi-charge, et revenir sur notre équipement laisser en tas, pour tirer cette pulka, dont la neige fraiche l’a transformée en enclume.
L’épaisse couche est un cadeau empoisonné pour nos fardeaux qui s’enfoncent, et dont la stabilité, réduite, les fait parfois chavirer. Je me réconforte admirant les formes façonnées par le vent, juste parfaites. Désert de neige, dunes de sable blanc et une petite brise qui fait courir les petites perles sur ces « vagues » figées, comme des petits anges qui nous montrent le chemin.
Après ces quelques soucis, vient le dernier, l’ultime, celui qui fait déborder la tension que je canalise depuis des jours au fond de moi. Le soir, un réchaud nous lâche.
« J’ai eu pas mal d’emmerdes lors des précédents voyages, mais là, on les accumule vraiment toutes d’un coup » !
Laurent est perplexe, et moi, j’espère plus que tout que le second réchaud, pas au meilleur de sa forme, ne nous lâche pas également. Je râle contre la vie, contre ce lieu maudit et demande à cet endroit un peu d’impartialité. Mais la Nature se moque bien de l’idée de justice. Mes limites sont largement dépassées, mais je ne veux pas l’accepter et je déverse ma colère devant Laurent, dernier rempart à ma détresse. Cette colère me propulse de l’avant autant qu’elle me consume, c’est une dynamique qui a fait ses preuves, mais aujourd’hui tout s’enraye. Ne devrais-je pas simplement accepter de faillir, d’avoir visé trop haut ?
On décide alors de changer le parcours. Plus court et plus simple, la quantité de neige déposée ces derniers jours nous empêche de toute façon de passer le Skam La, et enfin, nous parvenons au col après 11 jours de bavante, 7 jours de plus que prévu.
Á 5 620 m, nous sommes pour le coup supers acclimatés. Ici, le temps est au ralenti, les espaces s’imposent par leur étrange quiétude. Petits dans cette grandeur sublime, nous laissons les multiples sommets chinois dans notre dos et plongeons plus profondément au Pakistan, en prenant la descente vers le long glacier Sim qui rejoint Hispar et Biafo, et mène au Snow Lake, notre nouvel objectif.
Ne devrais-je pas simplement accepter de faillir, d’avoir visé trop haut ?
Sous le col Hispar
La chaleur, un bonheur, rien que de le dire me réchauffe. De cette éblouissante force lumineuse, il ne persiste que trois couleurs : blanc, bleu, noir. Drapeau tricolore, symbole de cet espace, vaste, vide, dont les tâches rouges et oranges proclament notre présence. Silence. Nous sommes seuls et pourtant voilà une marque sombre sur le sol. Une ombre plane, un aigle, seul être vivant depuis ces 12 jours à tirer notre besogne, la vie sauvage m’avait terriblement manqué. Puis, le lendemain, d’autres couleurs, là, sous le col Hispar qui se devinent au fur et à mesure que l’on dépasse le Baintha Brakk, « l’ogre » majestueux. Des tentes, une dizaine d’hommes, suisses, français et canadiens, au bout du monde, les rencontres ne semblent jamais arriver par hasard. On se nourrit avant tout de l’échange, des sourires, des regards et des mots, chers à l’âme et à l’esprit, que procurent le monde du vivant.
L’étendue du Biafo est telle qu’elle semble ne pas vouloir nous donner de repères
Le Snow Lake est encore plus grand en hiver, plateau glaciaire d’une grande beauté, c’est donc par le glacier Biafo que nous rentrons après 18 jours à skis. Une « sortie » qui ne semble jamais vouloir apparaitre, les Suisses nous avaient annoncé 20 kilomètres max jusqu’à la limite de fin de neige, facile en deux petits jours. Nous en sommes au 35ème kilomètre sans apercevoir nos porteurs baltis censés nous retrouver ce jour… L’étendue du Biafo est telle qu’elle semble ne pas vouloir nous donner de repères. Ultime bataille avec les bédières, on s’enfonce, la journée tombe, totalement hébétée, le râlement annonce la fin, aujourd’hui je devais enfin toucher « terre ». On s’arrête là pour passer la nuit, je suis à bout.
Barbara Delière et Laurent Boiveau à la fin du périple.
Retour à la vie
Le lendemain, délivrance. Nos porteurs, dont les bras levés les distinguent des points noirs et figés que sont les rochers, nous mènent pendant deux jours à travers des blocs rocheux. Sur la moraine, le sentier, rarissime, se termine par une piste au village d’Askole. Magnifique village balti, calme et paisible, qui permet de rejoindre Skardu, la porte d’entrée de ceux qui s’aventurent chaque année sur le glacier du Baltoro, au pied des géants du Karakoram.
Un autre temps s’offre à nous. La population nous accueille chaleureusement, seuls touristes, nous sommes pris en charge par notre chef porteur, qui nous ouvre sa plus belle pièce de vie, sommaire, mais royale, à la vue du repas qu’il nous procure. La pression retombe, et dans mon esprit, les difficultés d’hier paraissent déjà loin. Au final, je me réjouis d’être vulnérable, quel meilleur sentiment pour se donner le moyen de se réinventer. Contempler ce monde parfois aussi fragile que moi, la délicatesse de l’aventure se trouve ici.
être vulnérable, quel meilleur sentiment pour se donner le moyen de se réinventer
Le voyage reste une bénédiction pour celui qui s’interroge sur lui-même et la nature du Monde. Se délester du superflu dans cet absolu qui abrite l’essentiel. Que de plus réjouissant alors, que le confort, une fois passé les jours brassés et bercés par une nature brute, sobre et sommaire. Je vais quitter des paysages et des personnes que je ne reverrai peut-être jamais et je reviens, chaque fois, chargée d’une nostalgie qui s’accroche à moi comme un souvenir de plus.
Tous ces souvenirs font les plus belles histoires. Et les histoires, pour qu’elles existent, n’exigent-elles pas leurs lots de mésaventures ?