Entre les glaciers de Biafo et d’Hispar, au Pakistan, le Snow Lake est une immense étendue glaciaire au milieu du Karakoram. Au printemps 2021, Barbara Delière et Laurent Boiveau se lançaient dans cette traversée, vingt jours où il n’y avait que «la roche, la neige, le ciel », et eux deux. Voici le récit intime de cette aventure exceptionnelle, où l’engagement était bien réel dans ce sublime désert de glace et d’altitude. Première partie : de la terre nue au glacier enneigé.
Après 20 ans de semi-sédentarité, entrelacés de treks, de rencontres, de voyages et de pauses nécessaires, il me semblait avoir trouvé une certaine logique et équilibre dans ma quête d’aventures et de dépassement de soi.
Si le goût pour le challenge et l’envie furieuse de me sentir « libre » furent certainement ma première motivation pour engager le pas, « partir » fut au final la clé qui ouvrit en grand la porte vers un horizon infini. Et avec le temps, cela m’apporta la certitude de trouver, sur ces grands espaces lointains, ce qu’il y avait de plus familier.Â
Je pensais voir trouvé les réponses et surtout connaitre enfin la personne que je suis, mais récemment, une violente remise en question de mes pseudos certitudes a jailli dans mon cerveau. Je restais alors perplexe sur ma place, mes envies, et mes réelles motivations pour partir sur des projets, au challenge émotionnel autant que physique, qui mettent chaque fois tout mon corps et mon cœur à l’épreuve.
Voir grand et laisser place aux aléas
Avril 2021, avec Laurent nous partons sur une expédition à skis et pulkas entre Shimshal et Skardu au Pakistan. Aller m’aventurer dans ce pays que je connais bien, rien de nouveau, mais nous faisions le pari de vivre cette aventure à deux, en couple, en totale autonomie, sur les glaciers et au-delà des cols.
Une préparation logistique bien rodée par Laurent, qui en était à sa cinquième expédition à skis et pulkas, et pour moi, la gestion de la logistique humaine et locale par l’intermédiaire de mes contacts et amis de la région. Ces derniers ayant de suite acceptée de nous accompagner de Shimhal jusqu’à la snow line, où dès lors, nous serions laissés à nous-même durant 20 jours.
Tous deux expérimentés et passionnés de grands espaces et treks engagés, nous n’envisageons pas l’aventure autrement que sur le terrain. Essentiel, pour mieux guider et partager ce qui nous a émerveillé et ému.
Une traversée sans repères familiers, pas un son, pas une bête, pas une personne, juste la roche, la neige, le ciel et nous.
Mais ce que j’ai vécu au printemps 2021 était au-delà de ce j’ai pu éprouver lors de mes multiples voyages. Mon expérience et mes treks se ramenaient à une forme de méditation sportive et itinérante, où la marche, vecteur de toutes les émotions, de toute rencontre et découverte, prenait tout son sens. À skis, au Pakistan, sur les glaciers vierges de toutes traces, ce nouveau modèle de transport aux pieds signifiait pour moi un tout autre univers et monde de sensations. Similaire par le principe, et si différent par la pratique, se plonger dans le monde du froid et de la neige, résonnait comme l’isolement total.
Une traversée sans repères familiers, pas un son, pas une bête, pas une personne, juste la roche, la neige, le ciel et nous.
Sur le papier, un itinéraire à pied et à skis du village isolé de Shimshal, dans la Hunza, au village d’Askole au Baltistan, et sur place, arpenter les recoins des hautes montagnes rarement visités en cette saison. Pénétrer dans un massif mis en valeur par les deux explorateurs Shipton et Tilman entre 1939 et 1948, définissant le Karakoram comme « la plus fantastique région montagneuse du globe ».
Oui, mais la réalité nous rattrape, et si nous ne sommes plus au temps des grandes explorations pour mettre des noms et des tracés sur les zones blanches ou obscures des cartes d’autrefois, l’enjeu reste le même : accepter de partir avec une grande part d’inconnue devant nous. Et n’est-ce pas là l’essence même du voyage ?
Loin de l’objectif de départ, idéal et bien pensé, il supposait de partir avec pas mal de questions sans réponses, et la farouche envie de s’en passer. On est parti avec nos interrogations laissées aux mains des dieux et des cadeaux du ciel, et puis, pour que la raison ait un sens, il faut bien lui accorder un brin de folie.
Confiants en notre capacité à rebondir, nous attendions les aléas du périple, et ils furent présents au rendez-vous.
accepter de partir avec une grande part d’inconnue devant nous. Et n’est-ce pas là l’essence même du voyage ?
De la terre nue au glacier enneigé
Premier indice, aucune neige en janvier et février, mais un ciel capricieux entre mars et avril, du jamais vu. Du village de Shimshal à 3 050 mètres jusqu’au col du Pamir à 4 735 mètres, sur cet itinéraire que je connais bien, la grisaille est omniprésente, quelques éclats de lumière sur les lacets vertigineux, saupoudrés de blancs, une magie qui aide à cheminer et retrouver la motivation le soir dans les petites cabanes, où tous entassés, nous prenons refuges. Pieds mouillés, orteils glacés, tolérance envers l’épaisse fumée de la bouse de yak qui pique les yeux et s’accroche à nous, comme aux poutres, déjà noircies par les années d’exercice. Elle reste le seul combustible pour se chauffer.
Ce n’est pas une mince affaire pour mon ami Karim et l’équipe de porteurs. Les valeureux Shimshalis sont venus malgré les flocons de la veille. Sans eux rien de possible. Comme faire la trace, enfoncés parfois jusqu’aux hanches et dans le froid mordant d’un départ matinal à 4 300 mètres pour rejoindre le col, plus de 400 mètres plus hauts. Pour Karim, un départ très matinal était la règle, sinon « la neige sera trop molle jusqu’au col et les porteurs vont s’enfoncer ». Bonne remarque sauf qu’il avait neigé quelques jours plus tôt et les précipitations promettaient quelques heures de galère pour tous, surtout pour ceux qui étaient devant. Cinq heures, environ – 25 degrés, pas de soleil et un départ à l’aube qui est fatal pour Shaheen, qui comme moi, souffre du froid agressif.
Cinq heures, moins vingt-cinq, pas de soleil. Un froid agressif.
Nos doigts et nos pieds nous brûlent, à peine acclimatés et affaiblis par l’énergie dépensée à poursuivre l’ascension malgré la douleur, l’envie de vomir nous prend. Retour à la cabane, pendant trente minutes, Shaheen reste cloué sur le sol, en chien de fusil et en piteux état, on lui couvre le corps avec la seconde doudoune de Laurent. De mon côté je tape des pieds et me réchauffe en accumulant toutes les couches possibles. Je ne suis pas la seule à souffrir, et très égoïstement cela me rassure un peu, car si cela arrive à un Shimshali qui vit à 3 000 mètres, je peux me pardonner de faillir aussi.
Dehors le soleil est enfin là , un bonheur, et l’ascension se fait comme les rayons qui subliment le passage : facile. Je ne suis pas une fille du froid, je le sais maintenant, et les prochains jours seront là pour le confirmer.
Nous retrouvons le groupe, impressionnant de ténacité et de volonté, la montée est sans fin, et la descente longue et fatigante. Mais il y a la promesse d’une nuit plus chaude, et la journée suivante comme repos mérité, au campement de Chokor, plus bas, à la limite du pays voisin, la Chine.
Derniers jours de terre et de roche avant le contact du glacier de Braldu qui mène jusqu’au col de Lukpe La à 5 600 mètres. Nous pressons le pas car la neige semble encore loin, et ce soir pour nos amis, un abri de fortune incarné par un vieil enclos en pierre qu’ils restaurent et couvrent d’une bâche en plastique, la dernière nuit sous un vent glacial, inch’Allah…Et demain, trouver la snow line, frontière tant espérée pour faire la transition vers la neige constante, où le pas laisse place à la glisse. À nos pieds, des petits bijoux façonnés par un artisan de Chamonix, Peter, dont l’entreprise Rabbit on the Roof fait écho à notre idée du projet, des skis d’exceptions, en bois et d’une qualité rare, sur un lieu d’exception, une des régions la plus reculée au monde.Â
la frontière tant espérée vers la neige arrive enfin
Jours blancs, jours sans
Après 8 jours de randonnée en équipe, nous voilà seuls. Cernés par un chaos désolé et nu, percé de pointes sombres qui contrastent sublimement avec les pénitents aux reflets bleutés. Icebergs sur un océan de roche. L’air est frais et il fait beau, mais le climat de cette année si particulière nous laisse devant une couche de neige quasi inexistante.Â
Jour 1, on emprunte tant bien que mal les couloirs blancs, et on aime sentir ces pulkas trop lourdes, glisser malgré tout. Jour 2, à peine le temps de s’habituer au harnais qui cisaille les hanches, tire sur les abdos et pèse sur le dos, que la neige s’invite gentiment. Laurent ayant déjà eu l’expérience du mauvais temps qui ne dure pas, nous avions programmé 3 jours supplémentaires au programme en cas d’arrêt forcé. Nous posons la tente pensant repartir de plus belle le lendemain, et on se réjouit même du calme et de la chaleur que procure notre abri de luxe. Jour 3, nous peinons à démarrer et nous ne voyons strictement rien. Jour blanc. Se caler sur ce que l’on devine dans une étendue immaculée. On décide de revenir sur nos pas de la veille, et passer de l’autre côté de la moraine de glace. Mais sur ce glacier c’est prendre le pari de perdre du temps plus que d’en gagner. La visibilité est telle que nous sommes obligés de nous arrêter après deux heures à peine et de remonter la tente à quelques centaines de mètres de notre point de départ. La déprime et les doutes s’installent. (…)