Chacun a en lui une géographie très personnelle de la planète et de ses montagnes. Des gens qui les parcourent aussi. Parfois approximative certes, au regard de la géographie réelle, mais surtout liée à un vécu. Cette expérience personnelle de la montagne ou de son histoire. Parfois les deux mon capitaine.
J’avoue qu’à chaque fois que je croise Yannick Graziani, je ne peux m’empêcher d’être projeté immédiatement au Népal, au pied de l’immense face Sud de l’Annapurna. C’est comme ça. Pour moi, Graziani représente cette ascension et la descente folle qui s’en suivit avec Stéphane Benoist, dans une face monstrueuse. C’était en 2013. C’était un exploit. C’était une polémique aussi. Moi, il ne m’en reste que deux faces, ou plutôt une gueule et une paroi, ici photographiées respectivement en 2020 et 2014.
La face Sud de l’Annapurna, depuis le camp de base du Tharpu Chuli, 2014. ©Ulysse Lefebvre
Les alpinistes ont beau avoir parcouru un paquet de montagnes sur cette planète, avoir une liste de course longue comme le bras, je me dis souvent qu’ils se trimballent une montagne totem au-dessus de la tête. Qu’ils le veuillent ou non. Alors certes, quand Graziani installe un rappel au col de Toule, il faudrait être un journaliste spécialisé dans le capilo-tractage pour y voir une quelconque analogie avec l’Annapurna. Et pourtant, comment dire… L’ombre d’une face Sud plane dans le coin. Yannick vous dira que tout ça est loin. Il vous parlera des projets à venir plutôt que de ceux passés, plutôt vers la Pakistan que le Népal d’ailleurs. Peut-être même qu’en lisant ce billet, il dira que « c’est des conneries tout ça ». N’empêche. Dans les yeux de ce gars, je vois toujours un immense headwall suspendu à 7400m. Evidemment ce n’est qu’une projection personnelle. Evidemment de l’eau a coulé sous les ponts. Evidemment on ne peut réduire un homme à une seule montagne. Mais j’ose croire que ces totems constituent une carte mentale de l’alpinisme et de la montagne, propre à chacun, à son âge, à sa culture de la montagne, à ses goûts, à ses lectures. Une carte qui associe Livanos à la Concave, Berhault au Fou, Kurtyka au Gasherbrum 4, Honnold à El Capitan, Messner aux 14…
Dans les cultures nord-amérindiennes et australiennes, le totem est souvent un animal. Il protège les individus mais il constitue aussi une communauté. Comme ces montagnes qui nous lient.