L’automne et ses couleurs, feuilles mortes et premiers frimas… Pas pour Pierrick Fine, Étienne Journet et Jordi Noguere ! Pour goûter à la neige avant l’heure, ils se sont donnés rendez-vous en Chine, dans la face ouest du Grosvenor (6376 m) pour une nouvelle voie : Tcheu c’te panthère, ED, AI5+/6 et 1300m de haut. Face aux alpinistes, le froid et la neige ne sont pas les seuls à sortir leurs griffes dans ces montagnes (presque) perdues. Pierrick raconte.
Les périodes pré-expé, c’est excitant. Tout le monde s’interroge : « Et toi tu pars cet automne ? Tu veux faire quoi ? avec qui ? où ? » Les cordées se créent au gré des envies de voyage, des objectifs, des ententes… Les teams et les ambitions sont des secrets de polichinelles. Pour ma première saison automnale c’est avec Jordi et Étienne que je suis parti.
Jazzi a gauche, Grosvenor a droite. Vue depuis notre camp de base. ©Pierrick Fine/Étienne Journet/Jordi Noguere
Un bout du monde connu
Étienne, l’informaticien du groupe, et par conséquent spécialiste en retournage du web, nous a trouvé une petite pépite en Chine. Cette merveille était probablement peu enfouie dans l’Internet, puisqu’une autre équipe de français était déjà sur place à notre arrivée, que d’autres ont changé de destination pour ne pas se retrouver au même endroit que nous, et enfin, car Damien, coach au Groupe Excellence d’Alpinisme Nationale (GEAN) avait déjà zyeuté le coin auparavant …
Bref, 3, 4 mois après nos premiers échanges, nous voilà au camp de base du Grosvenor, alias Ri Wu Qie Feng (6371). Après quelques instants à nous émerveiller sur le lieu, les yaks, les mules, et j’en passe, les faces majestueuses nous rappellent vite pourquoi nous sommes là. Moins de 48h plus tard, nous partons pour l’acclimatation. Passage obligatoire pour tout voyage en altitude, celle-ci est en fait un éloge de la lenteur. Pour le coup, chill, glandage, et farniente, on sait faire !
Le programme est surchargé, avec 1100m de dénivelé sur 5 jours, entrecoupé d’un peu de lecture, un peu de Netflix et beaucoup de dodo… L’apothéose est à J-4, au col 5400 sur l’arête sud-ouest du Little Konka (5928 m). Entre nos deux nuits à 5400 mètres, nous devons faire au moins 30 mètres de dénivelé… Qui dit acclimatation, dit aussi remonter des moraines à rallonge, des tempêtes de neige, de vent, et des éclairs illuminant la Samaya, notre tente d’assaut. Car oui, comme le laissait présager les récits d’ascension, ici la météo n’est pas des plus clémente, nous l’apprendrons à nos dépends. S’habituer aux conditions locales fait-il aussi partie de l’acclimatation ?
Face ouest du Grosvenor, là où nous avons ouvert notre voie. © Pierrick Fine/Étienne Journet/Jordi Noguere
Face Nord du Grosvenor, toujours vierge… © Pierrick Fine/Étienne Journet/Jordi Noguere
Les fantômes à moustache
C’est plein de globules et prêts à nous jeter dans la gueule du loup que nous redescendons au camp de base. La gueule du loup ? Pas vraiment, mais presque ! Alors qu’il ne reste qu’une moraine à franchir avant le camp, Jordi, notre chasseur pyrénéen, repère au loin une sente, une trace d’animal dans la neige fraîche. Ce cheminement louvoie justement dans la moraine en question. Une aubaine, car qui d’autres que les animaux pour connaitre les meilleurs passages ? Notre étonnement est à son comble au pied de cette trace : une belle patte qui semble désigner un félin, d’un gros gabarit et avec une belle queue, le tout à 4600m d’altitude… Sommes-nous face à une panthère des neiges ?
De retour au camp de base, ce sont des animaux beaucoup plus communs qui occupent nos journées, ou plutôt nos nuits, puisqu’un blaireau a pris l’habitude de visiter tous les soirs notre garde-manger. C’est alors qu’une autre bestiole à poils, passée inaperçue jusque-là, rentre en scène… Un mélange de renard et de caniche, avec toute la saleté du monde dans les poils. Une sorte de Milou à dreadlocks. Bien que pitoyable, il est redoutable. À la moindre approche du blaireau fouineur, Milou réveille tout le camp, et une véritable battue en caleçons, Phantom 6000, et têtes enfarinées a lieu. Nous tairons ces corridas nocturnes pleines de violence où, pour le coup, c’est plus la nature qui a su tirer son épingle du jeu face aux hommes endormis.
Les conquérants diront « nous avons gagné ». Nous dirons plutôt « nous avons passé un moment inoubliable entre nous et la montagne ».
Panthère aux trousses
Le reste du temps, nous observons le météo dans l’attente du créneau fatidique. Une première petite journée nous permet de déposer du matériel au pied de la face. Puis retour au camp de base, dans la tente, l’attente… Roulement de tambour pour le sur-lendemain : une période de 72h puis finalement de 48h sans précipitations est prévue ! C’est le moment ou jamais, il s’agit de la plus grosse fenêtre météo que l’on ait eue ! C’est le grand départ sous la neige. Nous montons bivouaquer au plus près de la face en espérant que le créneau météo tienne et que le téléphone arabe complexe entre météoblue, nos satellites iridium, nos copines et nos familles soit le bon…
Le 23 octobre, lever 4h, départ au petit jour. Un couloir de neige nous fait rapidement prendre de l’altitude, puis voilà LA goulotte, ce pourquoi nous sommes là. Les premières longueurs mettent l’ambiance : un fin plaquage, très fin, difficilement protégeable. La chute n’est pas permise, les ancrages sont fins mais bons. Cette grimpe toute en attention, peu physique mais fastidieuse, entame bien la fatigue mentale. De nouveau une section « un peu plus facile » nous permet de nous reposer un peu, de monter rapidement en corde tendue. Puis c’est l’apothéose : le passage de la stalactite. Jordi réalise un ensemble de trois longueurs à faire chauffer le cerveau, concentration extrême, beauté magique. Finalement nous sortons de l’arête en même temps que les étoiles et le vent glacial, presque une tempête. Deux longueurs de mixte faciles à la frontale nous permettent de trouver un emplacement de bivouac : une pente de neige à 45° qu’il faut creuser avec piolets et pelles pour installer la moitié de la tente.
Bivouac a 6000m, petite plateforme pour la tente, le repas est même servie au lit! © Pierrick Fine/Étienne Journet/Jordi Noguere
Après une nuit frugale et un réveil magique perchés en haut du ciel, nous nous attelons de nouveau à la tâche. Le programme de la journée ? Sommet et redescente avant la tempête ! Au final, il ne nous reste qu’une longueur de neige avant la calotte sommitale. S’en suit une marche lente et titubante. Le manque d’oxygène : l’agonie pour les uns, pur bonheur pour les autres, parfois les deux à la fois ! L’alpiniste serait-il paradoxal ?
Sur ces entrefaites, l’arrivée au sommet : « -Heu, après ça redescend ! Nous on veut monter non ? – Ben si tu peux plus monter c’est que t’es en haut… » Nous avons perdu la première manche de la journée. Nous sommes au sommet certes, mais le vent, les nuages, la neige et la tempête nous ont devancés. Au sommet c’est tout blanc, nous ne voyons pas à 10 mètres devant nous, comme dans un nuage. Nous avons atteint les nuages !
En revanche, pas de doutes plausibles ! Sur ce sommet, il n’y a qu’une bosse. Pas comme ceux courus par les polémiqueurs, les sommets de grands plateaux tels l’Annapurna ou on imagine facilement les alpinistes perdus dans l’immensité blanche : « Je suis au troisième sommet ou au quatrième ? À moins que ce ne soit le deuxième, ou le troisième et demi ? Fuck la rigueur suisse, ici c’est la mort, en bas c’est la vie… Vive la vie et la zone de tolérance ! » Même sûr de nous, nous aussi nous devons descendre. Car la course n’est pas finie. Une course se finit en bas. La tempête procède toujours de la même façon, elle commence par gagner le sommet le plus proéminent, puis conquiert progressivement les flancs de la montagne de haut en bas. Bien que la tempête ait gagné la bataille du sommet, elle n’a pas encore gagné la guerre. À nous d’être plus rapides et plus malins qu’elle.
Deuxième jour d’ascension : la calotte finale. © Pierrick Fine/Étienne Journet/Jordi Noguere
Le sommet, têtes dans les nuages.
©Pierrick Fine/Étienne Journet/Jordi Noguere
Malheureusement, une deuxième victoire s’est offerte à elle. À la guerre, la stratégie est capitale, et on s’est fait avoir comme des bleus. Au moment de sonner la retraite, notre calcul fut un peu trop simple : une pente à 45°, risque de dévisser, donc un encordement court avec corde tendue de chez tendue… C’était sans compter les nombreuses crevasses et séracs qui nous entourent à 360°, cachés par le jour blanc. Six à sept mètres de chute plus bas et sûrement quelques côtes cassées pour Jordi, nous changeons de stratégie : nous sommes entre nous, nous nous faisons confiance pour ne pas dévisser. Par contre on s’encorde à 20 mètres avec des nœuds entre nous pour contrer ces crevasses perfides. Péniblement nous devançons le brouillard. L’arête devient de plus en plus acérée, mais un couloir nous offre une sortie providentielle. Qui dit couloir raide dit goulotte, qui dit goulotte dit glace, et qui dit glace dit abalakov ! Nous nous jetons donc à corps perdus dans les rappels. Quelques trous de broches et pitons plus tard, le plaisir de la maitrise revenue, nous voilà sur le glacier. Quelques bords à tirer entre les crevasses, le bivouac retrouvé, nous nous affalons tous dans la tente.
Les conquérants diront « nous avons gagné ». Nous dirons plutôt « nous avons passé un moment inoubliable entre nous et la montagne ». Les côtes douloureuses de Jordi mettent fin à l’expé. Quelques formalités et nous sommes chez nous : 3h pour rejoindre le camp de base, trois jours pour gérer les chevaux et rejoindre la route, et quelques déboires avec les compagnies aériennes. Bien peu de choses en vérité.
Nous sommes donc fiers de vous présenter notre voie : Tcheu c’te panthère, ED, AI5+/6, 1300m.
Tcheu c’te panthère, tracé de la voie. © Pierrick Fine/Étienne Journet/Jordi Noguere