Dans une vie de grimpeur, il faut avoir tâté du rocher délicat et du vide vertigineux des Dolomites. Et cela ne permet pourtant guère d’imaginer comment Dani Arnold a gravi la face nord de la Cima Grande en seulement 46 minutes (et 30 secondes). Sachez seulement que le guide suisse vient de réaliser à sa façon, en un temps record, une autre des mythiques faces nord des Alpes après son solo de la Walker en 2h04 en 2018.
Dani Arnold n’est pas un extraterrestre. Mais il y ressemble. Car ses escalades à Mach2 sont hors du commun. Non pas que les solos soient rares en face nord des Tre Cime, symbole des Dolomites. Ces escalades font même partie de l’histoire de l’alpinisme. La centrale, ou Cima Grande, 2999 m, a été ouverte par Emilio Comici en 1933 avec les frères Dimai. Quatre ans plus tard, le maestro italien revenait dans la face, alors très peu répétée, et parcourait sa voie en solo, en 3 heures et 45 minutes, ce qui constitue sans doute le plus grand solo d’avant la deuxième guerre mondiale, en tenant compte qu’il s’agissait de la septième ascension et du matériel d’époque – l’exploit était incroyable. Il faut sans doute attendre 1952 pour voir aussi impressionnant, avec la troisième ascension et premier solo d’Herman Buhl d’une autre des six faces nord les plus fameuses des Alpes, celle du Badile… La même face nord-est du Badile et sa voie Cassin que Dani survolera en 52 minutes en solo, un horaire hallucinant vu la hauteur de la face (800m) et sa difficulté globale (TD+) en 2016. Le même été, Dani Arnold s’offre la Torre Trieste par la voie Carlesso (ED, 7a+ max en libre, 650m) en un temps incroyable de 1h35, après avoir gravi la voie deux fois seulement auparavant. Aux Tre Cime, n’oublions pas l’avant-gardiste trilogie de Claude Barbier, grimpeur belge qui réalisa sans doute l’un des plus grands enchaînements de tous les temps en grimpant cinq voies aux Tre Cime (dont la Comici et la Cassin) en une seule journée de 1961.
Les faces nord en courant
Dani Arnold est un habitué des ascensions en solitaire, de préférence dans les grandes voies mythiques des Alpes, et surtout, en courant. En 2011, il ravissait à un autre alpiniste, Ueli Steck, le record de vitesse de l’ascension de la face nord de l’Eiger en 2h28 – avant qu’Ueli ne revienne sur les lieux en novembre 2015, baissant ledit record de cinq minutes, deux ans avant sa mort au Nuptse. Cette même année 2015 voyait Dani Arnold gravir la face nord du Cervin en …1h46. Une autre de ses spécialités est la glace et le mixte : il a réalisé Crack Baby, grade 6 en solo en 2014, puis Beta Block Super, un grade 7 de 300m à Kandersteg en 2017. C’est en 2018 qu’une autre des faces nord « historiques » des Alpes voie débouler Dani Arnold : la Walker aux Grandes Jorasses, encore une voie Cassin, probablement la plus fameuse voie des Alpes, que Dani Arnold a torchée en 2h04. La Walker en deux heures et quatre minutes ? Un exploit formidable, que l’on compare au temps déjà incroyable d’Ueli Steck aux goulottes McIntyre, 2h21 en 2008. Mais la Cassin exige des détours, au moins une désescalade et 1200 mètres de développé en ED-… que Dani Arnold a tenu au rythme d’un excellent marcheur – ou d’un ultra traileur.
Après la Walker aux Jorasses en 2h04, la Cassin au Badile en 52 minutes…
Au Tre Cime, le rocher est loin d’être parfait, et c’est sans doute le souci principal d’un grimpeur en solo. Rappelons que le plus dur solo intégral aux Tre Cime (et l’un des plus beaux solos « récents » dans les Alpes avec ceux de Hansjörg Auer, Ueli Steck… et Dani Arnold) est sans conteste l’œuvre de Alex Huber, qui fêtait ses 40 ans en 2008 dans la directissime Brandler-Hasse, une voie beaucoup plus difficile et peu faite en libre, en plein milieu de la face, et sans doute l’un des plus grands exploits jamais réalisés au Tre Cime (avec le solo de Comici lui-même) et même dans les Dolomites (avec la voie du Poisson par H. Auer, ou les enchaînements de folie de Marco Anghilieri). Quant à la Cima Grande par la voie Comici, elle a été gravie en solo par Christophe Hainz en 48 minutes en 2014 (et auteur d’un solo du Fitz Roy en 9h), mais jusqu’à la vire circulaire qui marque la fin des difficultés. Dans un post facebook, Hainz rappelle simplement que de cet endroit il faut selon lui 6 à 10 minutes pour gagner le point culminant, ce qui porterait son temps total de la base au sommet de 54 à 58 minutes : un temps impressionnant que Arnold a réussi à réduire significativement.
Dani Arnold, point blanc au milieu de l’immensité calcaire. © Mammut/Dani Arnold
Dans la Comici justement, Dani Arnold a dépassé deux cordées et a aussi dû faire avec des passages-clés en libre (6b+) passablement patinés. Surtout, fidèle à une éthique sans concession dont il use lors de ses solos retentissants (et comme Huber dans la Brandler-Hasse), Dani Arnold s’est engagé dans la voie sans baudrier ni mousqueton : avec une paire de chaussons et un sac à magnésie pour tout viatique. Autrement dit, il s’agit de sortir ces 550 mètres de calcaire, puisque personne ne s’imagine en désescalader tout ou partie… Un solo réalisé le 5 septembre, et minutieusement préparé, puisque Dani Arnold, soutenu par Mammut, a été filmé et photographié dans la voie. Puisqu’il faut analyser les chiffres pour comprendre, faisons-le. 46 minutes et 30 secondes pour 550 mètres d’escalade : cela fait du 8 minutes et 20 secondes environ pour cent mètres d’escalade en moyenne… Soit quatre minutes et quelques par longueur. En l’occurrence, il y a de quoi avoir les mains moites.