Il nous abreuve de son café matinal du lundi, mais que serait un rendez-vous en montagne sans un petit dijo, aussi. Chaque mois, de préférence un samedi, Cédric Sapin-Defour partage une petite lampée de réflexions maturées, histoire de prendre un peu de hauteur sur des thèmes qui nous tiennent à coeur. Santé !
On dit les gens des chiffres ennuyeux. Ils comptent, décomptent, recomptent. Leur vie balisée ne laisse aucune place au bonheur de s’égarer.
Les plus effrayants d’entre eux sont les collectionneurs. On se les représente en personnages grisâtres de l’âme et du teint, accumulateurs compulsifs, archivistes névrosés, fétichistes obsessionnels. Seconde étagère, pile de droite, le cinquième en partant de la gauche, pas touche.
S’il est un lieu, pense-t-on, où l’on ne croisera jamais ces Diogène en manque d’espace, c’est bien dans nos montagnes déraisonnables, cet univers allergique à la mesure célébrant l’intuition plus que la méthode, ce monde des lettres mieux que les chiffres.
Et pourtant ils sont là nos compteurs qui comptent. Sommets et parois en sont truffés.
Patrick Berhault s’est cassé la vie en comptant jusqu’à 82. Ueli Steck a compté jusqu’au bout et Liv Sansoz consacre son temps d’en ce moment à soustraire de 82 ce qu’elle a déjà fait de 4000. Sans retenue. Plus que 6 au dernier relevé. Benoît Chamoux voulait être le numéro 3 des quatorze 8000, le Kangch a décidé que non, que 13 serait son malheur. Messner vit bien depuis qu’il est le premier à avoir trouvé le produit, 14 x 8000. Sophie Lavaud en est à 7 sur les 14, d’habitude à mi-chemin ça redescend mais pas là. En 1990, Rob Hall et Gary Ball deviennent les premiers à vaincre les seven summits en sept mois tout pile. Adam Ondra a passé des milliers de minutes pour que le premier 9c vienne au monde, mises bout à bout, les compteurs disent au bas mot 45 jours passés dans les 45 mètres de Silence. Ma tante Jacqueline se lève chaque matin en pensant aux 4808 de l’été prochain et à ses 75 bougies qu’il serait bon de souffler là-haut, qui sait. Pour nombre d’alpinistes, la trilogie qui dit les 3 faces nord est au programme de leur chef d’œuvre. Antoine Cayrol a eu ses nuits hantées par le saut des Clochetons de Planpraz, 4 mètres 30, pas un de moins sur une flèche négative de 70 centimètres, pas un de plus. Il en a rêvé et il l’a fait. Ouf.
Il faut le voir ce grimpeur sauteur auvergnat arriver à bon port de son saut dans le vide, exulter d’un bonheur profond pour saisir qu’un chiffre mêlé en nombre – 430, 14, 82 ou celui que vous voulez – s’il est insignifiant vu de dehors, peut suffire à donner du sens à un chapitre entier d’une existence. Ces chiffres qui assèchent notre quotidien, ces empêcheurs de tourner en rond, il ne tient qu’à nous de les déraisonner. C’est ce à quoi se consacrent allègrement nos compteurs des cimes sous l’apparence trompeuse du systématique qui ennuie. Il est temps de regarder au-delà de l’accommodant syndrome de la fixette et du boulier.
Dans le chiffre, il y a l’engagement. Oser dire au monde son rêve du moment, convoquer l’obstination à l’atteindre, accepter de ne jamais y parvenir et que ça se sache.
Dans le chiffre, il y a le goût pour l’histoire et la culture de son jeu, de sa pratique, l’alpinisme ou tant d’autres. S’inscrire dans le pas des pionniers ou changer le code, c’est au choix de l’inspiration.
Dans le chiffre, il y a l’acceptation de la solitude et le bonheur du voyage, l’appétit d’une nature au grand air et l’imagination de ce à quoi on peut y jouer.
Dans le chiffre, il y a la réflexion sur les priorités de sa vie, les cartes que l’on rebat, les jalons qu’on refuse ou que l’on s’impose. Un chemin sans culte ni relique.
Dans le chiffre, il y a la passion effrénée jusqu’à l’entêtement, la mélancolie de l’échec souvent, la démesure du bonheur parfois.
Dans le chiffre, il y a la prééminence du moi, l’intimité des expériences, l’incompréhension des autres et la moue des habitus face à cette essentielle inutilité.
L’équation semble s’emmêler les certitudes. Les fouineurs du nombre juste ne seraient pas aussi secs, bornés et classiques qu’on le dit et qu’on aime à le penser. C’est même joliment l’inverse. Il y a de l’imprudence, du souffle et de l’élan dans leur quête immodérée du bon numéro. Du lyrisme, de l’exotisme, de l’hédonisme… Ça y est, on le tient, il y a dans leur table d’additions une sacrée tranche de romantisme, ce truc immensurable et qui emporte.
Courir le chiffre en montagne ou ailleurs, drôle de chute, serait en fait l’expérience la plus éminemment littéraire qui soit.
Le conte est bon.