Proposez à vos jambes d’aller faire le tour d’un massif, elles se mettront immédiatement en marche. Puis dites-leur que c’est en courant et en grimpant – un peu – que vous voyez la chose. Elles frétilleront d’empressement.
Ce n’est pas qu’on n’a pas le temps.
C’est juste qu’on est gourmand.
Aux environs du col du Coin (2 398m) avec, de gauche à droite, l’aiguille de Grand Fond, le mont Blanc, la Pointe de Presset, l’aiguille de la Nova et la Pierra Menta. ©Cédric Sapin-Defour
Le plus dur est de remonter, disent les apnéistes. L’envie de rester en bas, paraît-il, les taraude.
Le haut n’échappe pas au désir de prolonger la fugue. Combien de fois s’est-on dit à soi-même que ne pas redescendre serait une riche idée ?
Alors chacun y va de son projet d’un cheminement au long cours, la porte de la maison claquée pour de bon. « Fermé pour cause de poudre d’escampette ». Pour cela, les massifs ont la juste échelle, ils encadrent la fantaisie, ni trop longs, ni trop brefs, leur traversée ou leur tour ont la cote. On déplie la carte et l’on se fait architecte d’extérieur. Sur le fil des crêtes, c’est encore mieux pour vivre l’expérience de ne pas redescendre. Haute route disaient les anciens, skyline disent les djeun’s. La moyenne montagne se prête idéalement à ce jeu, la vie y est plus douce, les bivouacs glacés rangés bien au chaud de prochains projets. Arêtes ciselées et chemins de crête alternent, un peu de course à pied, un peu d’escalade à main, du vide juste ce qu’il faut, la rumeur d’en bas toujours là mais l’impression d’en être à distance. Décalage optimal.
Le Beaufortain a été inventé pour ce dada, courir sur le fil des montagnes. Nul doute.
L’hiver, ça se sait, les caméras sont là. L’été un peu moins. Un fil pourtant a été déroulé par on ne sait qui (le Créateur disent certains), de Queige à Queige pour faire le tour du propriétaire. Ça passe partout, aucun verrou qui n’aurait sa faiblesse. Aiguiser son sens de l’itinéraire n’est pas essentiel, une fois à la Roche Pourrie depuis les Chappes, il suffit de suivre le faîtage sans jamais se retourner et viendra le moment, quand on le souhaite, où le départ sera arrivée. Le mont Blanc est là pour nous dire si on tourne juste : à notre gauche entre Mirantin et Grand Mont, droit devant entre Crêt du Rey et Pierra Menta, à main droite du côté de la Cicle et dans le dos quand il s’agira de tourner les talons. On peut prendre son tour depuis d’autres départs, Arêches, Hauteluce, peu importe, il faut juste se souvenir d’où l’on est parti. La cavalcade peut durer un jour qui fait vingt-quatre heures mais puisque le bonheur est dans l’imprégnation, on peut pousser jusqu’à plusieurs, les refuges et les cabanes ont été placées par un promoteur du long séjour.
Bien qu’à la mode, l’idée de ne pas déroger au fil a de la bouteille. Jacques Maurin, guide à la retraite, avait rédigé (et commercialisé !) en son temps un topo du tour du Beaufortain par les crêtes et les arêtes. Juste le gabarit qu’il faut (56 pages, 56 grammes) pour se loger dans un sac qu’on souhaite léger. De ces plans au crayon, de ces topos rustiques où l’on ne pige rien mais que l’on est heureux d’avoir avec soi.
Au sommet du Grand Mont (2 686m). ©Ulysse Lefebvre
réinventer a plus de sel encore que découvrir
Au départ du tour, ça ressemble à n’importe quelle sortie, ça monte. Publicité mensongère.
Nos habitudes s’attendent à redescendre mais non, on reste à niveau. On ne voit plus qu’elle, cette arête courant de la Roche Pourrie au Mirantin. Les plus impatients parviennent à déchiffrer la totalité du parcours, d’autres préfèrent ne pas savoir, anticipation et surprise ne font pas bon ménage. On se dit alors que l’on a bien fait de choisir un massif que l’on croyait connaître car réinventer a plus de sel encore que découvrir.
Parfois on court à grandes enjambées, parfois on pose les mains pour cet éternel jeu d’enfants qu’est le quatre pattes, parfois on se réjouit de s’être alourdi d’un brin de corde et de quelques sangles, parfois on marche pour prendre le temps et parce que les jambes et le palpitant l’exigent. D’ailleurs, privilège suprême, chacun est libre de sa vitesse. Qui a dit que les chemins de traverse étaient nécessairement des raccourcis ? Les plus goulus peuvent envisager le tour sans dormir, la montre au poignet et le record en tête, les autres ont les refuges des Arolles, de la Coire, de Presset, de la Croix du Bonhomme ou d’autres encore pour faire une pause gourmande et ronflante, plusieurs s’il le faut. Toutefois, il est bon de patienter un peu plus qu’à l’habitude avant l’arrêt au stand, histoire de rester sur le fil mieux qu’il n’en faut, de faire durablement corps avec ce terrain qu’on a choisi. Pour qui sait attendre, traverser un massif, c’est s’offrir la chance qu’il nous traverse.
Le parcours par les crêtes a une autre vertu, celle du décloisonnement, réunir des temps et des espaces presque toujours distincts. Nos usages de pratiquants sont malmenés. D’habitude, si l’on touche le conglomérat de la Pierra Menta, les Aiguilles de la Pennaz sont rangées dans la case d’une autre fois. D’habitude, si l’on s’agite dès le matin en montagne, le coucher de soleil là-haut fait sans nous. Ici, on se surprend à lier des moments et des lieux dans un projet, une séquence qui ne font qu’un. La géographie du fil nous apprend à ne pas choisir, c’est à retenir une fois revenus à nos vies disciplinées.
Entre le Nid d’Aigle (2 343m) et le Mirantin (2 460m). ©Ulysse Lefebvre
Courir sur les crêtes donne également cette agréable sensation du changement de focale. Le souhait que la vie dure longtemps nous invite à nous concentrer sur les pieds à placer car souvent le vide est présent et, la minute d’après, on s’autorise un regard au loin, là où ces mêmes pieds se poseront bientôt. Pour un peu, on entendrait le moteur de l’objectif. C’est un des charmes des courses d’arête, ne pas avoir à se tordre le cou pour savoir où l’on va.
Parfois, il est nécessaire de faire une entorse au strict fil. La Pierra Menta ou la Tête de la Cicle réclament leur laissez-passer. Il est toujours possible de les gravir, les voies d’escalade sont là pour ça mais le poids et la taille du sac changeront de catégorie, quincaillerie et corde longue sont convoquées. Au-delà de ça, le jeu changerait de nature, il y aurait comme une rupture à l’horizontalité. Il est des moments en montagne où le choix de l’abscisse l’emporte, la verticalité est assez courtisée et célébrée comme ça.
À l’approche du Grand Mont, en remontant vers la Pointe du Dard (2 489m). ©Ulysse Lefebvre
En redescendant de la Légette du Grand Mont (2 366m).
©Ulysse Lefebvre
Dans ces moments où l’on quitte brièvement le fil, on joue de la schizophrénie, heureux de croiser à nouveau le monde des sentiers et pressé de retourner juste au-dessus, à cet étage qui n’est pas meilleur mais qui est celui que l’on a choisi pour un moment et dont l’un des atouts est celui d’une relative solitude.
Enfin, après quelques heures ou quelques jours de coursive au grand air dans ce beau Beaufortain, la Terre penchera de nouveau vers le bas. Au final, c’est presque cent kilomètres et plus de six qui montent qu’il faudra déclarer à qui veut du chiffre. Il sera alors temps de retourner au rez-de-chaussée pour cette vie d’en bas qui, quoi qu’on en dise, offre aussi ses Grandes Journées à chercher l’équilibre et à accepter qu’il vacille. Vie d’en haut et vie d’en bas ont un même goût de reviens-y. Sinon les apnéistes ne courraient pas les rues. Tout le monde le sait, c’est le balancier qui compte. Donc le mouvement.
À qui le tour ?
Sur le fil du Roc de la Charbonnière (2 738m), la Pierra Menta (2 714m) dans le prolongement. ©Cédric Sapin-Defour.