Il y a des jours où tout semble possible en montagne, des sorties en altitude où l’objectif semble réalisable, une pente vierge à skier, un couloir à explorer. Les planètes sont alignées. Et puis, un grain de sable vient se mettre dans les rouages pourtant bien huilés : la forme, la météo, la neige ou le mental. Vivian Bruchez, skieur de pente raide et guide de haute montagne, nous explique comment il reste à l’écoute de tous ces petits signes qui parfois, mis bout à bout, nous disent de ne pas aller plus loin. Ou quand renoncer est la meilleure décision, pour mieux skier. Illustration sur le terrain avec les skieurs de la Dynastar Family.
C‘est un sujet rarement abordé. Renoncer. Faire demi-tour. Reporter. Bref, changer de plan et admettre que ce n’est pas le bon moment. Dans la littérature de montagne ou plus encore dans la communication des marques de ski, l’engagement est valorisé voire sacralisé. C’est toujours le choix d’y aller, l’analyse pointue des conditions et l’alignement des planètes qui sont racontés et qui valorisent le skieur expert, fin connaisseur. « L’image du skieur qui dompte la montagne a la vie dure. Mais qui peut encore penser qu’on ne se trompe jamais ? Comment faire croire aux gens qu’un skieur aussi professionnel soit-il puisse toujours aller au bout de son projet ? » se demande Vivian Bruchez. Que ce soit dans sa pratique de skieur extrême ou lorsqu’il emmène des amis ou clients, Vivian reste humble et attentif.
Effet de groupe et émulation
Vallorcine, samedi 13 février, 7h. Vivian est avec Antonin Raso et Pierre Marchionni, deux jeunes freeriders de l’équipe Dynastar. Aujourd’hui, l’objectif est d’aller chercher un peu de pente raide vers la Loriaz, dans les aiguilles Rouges, un secteur que Vivian connaît comme sa poche. C’est un peu son jardin, lui qui habite à « Vallo », dernier village de la vallée avant la Suisse. Antonin et Pierre ont la fougue et la forme physique de leur jeunesse. Allez savoir s’ils ne sont pas sérieux parce qu’ils ont à peine plus de 20 ans ! Ce qui est sûr, c’est que se mettre la tête à l’envers sur les skis ou descendre des pentes à Mach 12 et en deux virages, ça ne les perturbent pas. Avec les remontées mécaniques fermées cette saison, ils ont même chaussé plus souvent les skis de randos, à leur façon : « On a pris les skis fins aujourd’hui. » annonce Pierre. Aux pieds, ils ont les Dynastar M-Tour 99. Pas des allumettes donc.
En bon guide, Vivian est à l’écoute du rythme de ses clients/copains du jour. Mais il faut bien admettre qu’il avance le bougre. Les virages en forêt au départ du Couteray sont avalés rapidement. On passe au-dessus de la mer de nuage. Le ciel bleu carte postale apparaît. Derrière ça suit. Tout le monde a hâte de se retrouver dans le pentu avec Vivian et profiter de ses conseils. « Le freeride et la pente raide sont deux pratiques vraiment différentes. Tu peux être à l’aise dans des faces vierges en skiant vite et te mettre taquet dans une pente raide en neige dure en l’espace de deux virages » rappelle Antonin.
Plus qu’un guide, Vivian est un mentor aujourd’hui. Il sait que chaque skieur a son profil, ses capacités, ses limites. Il a conscience aussi que chacun voudra se dépasser et ne pas être en-dessous du niveau espéré. Ne pas décevoir, ne pas être le maillon faible. « Tout le monde a un très bon niveau de ski mais j’attends toujours de voir moi-même l’aisance de chacun sur le terrain. Il faut garder en tête que l’effet de groupe pousse les individus à se dépasser. C’est bien mais ça peut aussi les inciter à aller trop loin et à prendre des risques inutiles ». L’effet de groupe et son émulation souvent positive, parfois dangereuse. Un premier voyant orange, plutôt fréquent.
Plan A + Plan B = sérénité
Pour trouver de la pente raide dans la montagne de Loriaz, il existe plusieurs plans du local que Vivian nous énumère. Il en retient deux aujourd’hui, choisis pour leur accès rapide (1000m de dénivelé positif) et parce qu’ils sont éventuellement cumulables (deux pentes pour le prix d’une !) Surtout, la première pente, un petit couloir de 250m, que l’on pourrait coter 4.3, permettra de se faire les jambes et de tester la qualité de la neige. Le deuxième objectif, le couloir de Barberine est situé plus bas. Il n’est pas plus raide mais beaucoup plus long, avec plus de 800m de dénivelé. « Le couloir était excellent en janvier mais comme il est assez bas en altitude, il risque d’être un peu ravagé en ce moment, après les pluies et les purges de début février. On peut s’attendre à des boules dures dans la partie basse ».
La chute de neige de cette nuit
n’a pas posé autant de neige qu’on pouvait l’espérer.
Il va falloir être attentifs
Passé les pentes débonnaires autour des chalets de la Loriaz, on atteint une petite arête menant à un promontoire rocheux. De là, on peut observer la pente qui nous attend, sa neige, son orientation, son inclinaison, l’exposition en cas de chute. « Quand tu découvres la pente, à défaut de la remonter à pied, c’est le premier moment où tu t’imprègnes de ton objectif. C’est aussi là que je vois la réaction de mes compagnons de cordée. » Pendant que Vivian nettoie le moindre millimètre carré de ses inserts et de ses fixations, Antonin et Pierre font un chifoumi pour savoir qui va se lancer le premier. Pour eux, les crampons et la descente en rappel ne sont pas des exercices courants.
Vivian les mouline sur quelques mètres avant de les laisser se placer à l’abri, pour ensuite attaquer les premiers virages. Il constate : « On voit déjà que la neige n’est pas terrible sous les skis de Pierre. Une fine couche de poudre repose sur une couche dure. La chute de cette nuit n’a pas posé autant de neige qu’on pouvait l’espérer. Il va falloir être attentifs ».
Pour autant, rien n’indique qu’il faille faire-demi tour. Le couloir n’est raide que sur sa partie haute et l’on peut voir que le bas est rempli de neige accumulée par les purges successives. « Pierre et Antonin sont de très bons skieurs. Je sais que je peux leur faire confiance sur une courte pente comme celle-ci. Au pire, une chute n’aurait pas de graves conséquences. L’exposition et le risque ne sont forts ». Et comme souvent, Vivian a raison…
Ces petits signes qui alertent
Les premiers virages sautés, sur neige dure sont bien négociés par l’équipe. Sur les carres, Antonin et Pierre assurent l’accroche. Devant, Vivian survole. C’est une piste bleue pour celui qui ouvre les plus belles lignes de pente raides dans le Mont-Blanc ces dernières années.
Passé la partie la plus raide, la pente s’abaisse et la neige se fait plus légère et profonde. Antonin lâche les chevaux. On sent que son âme de freerider revient au galop après le court interlude de pente raide. Il se laisse aller à un ou deux virages plus rapides jusqu’à ce qu’un ski ne vienne croiser l’autre. Tête-pied, une fois, deux fois. Il revient finalement sur les skis et peut poursuivre presque sans s’arrêter. A ce niveau, le cône d’accumulation de neige du couloir sert de matelas naturel et retient le skieur qui chute. Même si cet accroc semble anodin, Vivian analyse : « C’est une chute sans conséquences à ce niveau là. Mais ailleurs, dans une neige dure et une pente plus raide, ça aurait pu être plus lourd de conséquences. La pente raide, ce sont des compétences techniques de skieur mais aussi une concentration permanente que l’expérience apporte peu à peu. »
Après les deux skieurs, le photographe qui accompagne l’équipe négocie à sa manière le couloir. Pas de style mais ça passe ! Une fois dans le bas, un virage appuyé fait déchausser un ski, comme ça, sans chute. Rageant. Sans leash ni stop-skis, le Mythic fonce droit dans la fin du couloir et termine sa course dans la cuvette de neige 300m plus bas. Un gag à ce niveau là mais à nouveau un petit signe pour Vivian : « La fixation n’était pas correctement verrouillée. En pente raide, tu verrouilles la fix’ et tu déverrouilles une fois que c’est plus skiant. Perdre un ski en pente raide peut avoir de lourdes conséquences ». Cette fois ce n’est rien. Le skieur unijambiste rejoint le groupe et récupérera son ski après que Vivian le Saint-Bernard lui ait prêté le sien pour l’atteindre.
Si on veut changer de plan,
c’est maintenant.
La décision
Il est midi. On est dans les temps. Le soleil brille, le ciel est bleu, la neige ne réchauffe pas trop. On pourrait voir tous les voyants au vert. Pourtant, Vivian temporise. « Alors les gars, c’est ici qu’on peut décider de changer de plan. » On croit un instant qu’il pose la question comme ça, par acquis de conscience, histoire de laisser le choix. Mais l’analyse rapide des derniers micro-évènements rougit les voyants pour le guide de haute montagne. « En tant qu’amateur, je ne me poserais pas de question et je foncerais vers l’objectif numéro 2, le couloir de Barberine. Mais en tant que guide, je vois deux petits indicateurs, la chute et la perte du ski, qui montrent que le niveau technique et la concentration peuvent peut-être manquer un peu aujourd’hui. Je suis sûr que vous passez tous dans le couloir de Barberine. Mais il est long et ça peut se transformer en combat dans sa partie basse. Si on veut changer de plan, c’est maintenant. »
Autrement dit, on renonce à un beau couloir. On écourte le ski de pente raide pour bifurquer vers une fin de descente plus sereine, moins technique. Du ski plaisir en somme. La première réaction est de rassurer le guide. Mais non Vivian, ça va aller, on va se concentrer. Puis la discussion se met en place. On se demande quelles sont finalement les envies de chacun. Skier bien sûr mais aussi se faire plaisir, prendre un peu de vitesse, pourquoi pas trouver un endroit pour quelques sauts. Et si on mettait de côté la performance ?
Tout le monde s’accorde finalement sur le fait que la découverte de la pente raide dans le petit couloir du matin peut suffire pour aujourd’hui. Vivian : « On renonce à un objectif mais on s’en trouve un autre à la place. Plutôt que de prendre le risque de galérer, on choisit clairement d’aller s’amuser dans un autre endroit. »
Le renoncement n’est plus synonyme d’échec mais bien de changement. Renoncer pour mieux skier pourrait en être le slogan. Ce n’est plus une impasse mais un croisement. Direction les chalets de la Loriaz et ses pentes ludiques. Pierre et Antonin retrouvent leur terrain de prédilection. Ils ne peuvent s’empêcher de prendre la voie des airs sur une lèvre de neige qui les propulse au-dessus du mont Blanc, des Drus et de la Verte. Et Vivian de conclure : « Rentrer à la maison avec la banane, c’est peut-être ça la définition d’une bonne journée de ski non ? ».