Lauréats des Bourses Expés 2021, six jeunes skieurs de la vallée de Chamonix sont allés l’été dernier se confronter à quelques-uns de leurs rêves : les plus belles pentes raides des sommets emblématiques de la Cordillère Blanche, au Pérou. Réussites et échecs sur les montagnes les auront fait mûrir, mais pas seulement. Ils ont aussi découvert d’autres réalités humaines, celles de ceux qui vivent dans les hautes vallées des Andes péruviennes. Récit.
C’est la première fois que nous organisons un tel périple : si rider les faces sera bel et bien le succès de l’expé, la logistique est terrifiante.
Nous sommes 8 fanfarons, tous plus ou moins liés à la vallée de Chamonix. Certains y vivent, les autres par intermittence. Le contexte est particulier : nous avons explosé cette année notre record de dénivelé positif en une saison (merci le coronavirus), et le Pérou est le pays avec le taux de mortalité liée au covid le plus élevé au monde. Faut-il partir ?
Après 6 mois de programmation et la récolte de kilos de fringues pour les enfants péruviens, nous décidons de tenter le coup : « On y croit jusqu’au bout et ça va le faire ! ». Le 1er juin, nous nous envolons de Genève pour les majestueux sommets de 6000 mètres de la Cordillère Blanche.
loin du milieu de bisounours privilégiés dans lequel nous vivons
Une réalité crue
L’équipe est constituée d’un caméraman et d’un photographe, Maxime Aubry et Adrien Rui. Pour ce qui est des glisseurs, nous sommes 6. Il y a 5 skieurs : Jules Socié, Damien Arnaud, Mathieu Moullier, Gaspard Buraud et moi même (Aurélien Lardy). Ajoutez Gaspard Ravanel avec son snowboard, et vous obtenez l’équipe « la plus intelligente » de toute la région Auvergne-Rhône-Alpes. Nous sommes âgés de 19 à 25 ans, aucun cheveux blanc mais plein d’énergie à revendre et des tonnes de conneries dans la tête.
Le programme est simple : aller d’abord à Urubamba où nous attend la famille Schilter. Là-bas nous passerons du temps avec les enfants de l’association Sol y Luna, fondée par les membres de la famille. Puis nous prendrons la route de Huaraz pour nous confronter à l’altitude et à certains de nos rêves les plus profonds !
Lima : sortir de l’aéroport est formellement interdit avec tout notre matériel. On y passe la nuit sur nos matelas de sol, masque chirurgical anti-covid sur les yeux pour s’abriter de la lumière des néons. Cuzco : un taxi de l’association nous prend en charge et nous conduit dans la vallée d’Urubamba, où Marie-Hélène dite “Petite” et Franz Schilter, un couple franco-suisse, ont fondé l’Hôtel Sol y Luna et la fondation du même nom, au début des années 2000. Nous passons là 10 jours, à presque 3000 mètres d’altitude.
La fondation aide depuis 20 ans les enfants de la vallée d’Urubamba en situation de précarité. D’abord en offrant un refuge aux enfants et adolescents battus, orphelins, victimes d’abus, en situation de handicap ou dont les parents ne peuvent plus s’occuper. Ils sont accompagnés par des éducateurs et des psychologues, dorment, mangent et vivent au refuge, rentrent parfois chez leurs parents lors des vacances scolaires. Puis une école interculturelle, également ouverte aux autres enfants de la vallée, le but n’étant pas de créer une »école pour enfants pauvres ».
Nous avons donc contribué humblement au bien-fondé de Sol y Luna, en y livrant vêtements et fournitures scolaires collectés dans la vallée de Chamonix. Moment génial, les gens et les enfants ont pu découvrir notre projet, et jeunes que nous sommes découvrant le monde, nous nous sommes enrichis. On a été confrontés à une réalité crue, loin du milieu de bisounours privilégiés dans lequel nous vivons, où nous ne manquons de rien. Comme a dit Gaspard, c’était important pour nous « de laisser autre chose que la trace de nos skis au Pérou ».
Il y eu des tas de moments merveilleux avec les jeunes : une marche en montagne, de grands jeux, des matchs de foot et des bonnes tranches de rires qui ont égayé le début de notre voyage, dédramatisé ce qui nous attendait en montagne. Accessoirement, on s’acclimatait à l’altitude.
Laisser autre chose que la trace de nos skis
10 juin. Huaraz.
Notre camp de base pour un mois est l’hôtel Casa De Zarela : 4 étages, terrasses et rooftop pour sécher nos affaires et faire les sacs. Un peu cher, mais la tenancière Zarela loge des alpinistes depuis 20 ans, connaît les montagnes et leurs itinéraires, gère taxis et porteurs jusqu’aux départs des ascensions.
Huaraz : ce lieu chargé d’histoires a été le berceau de nombreuses expéditions, comme celles du légendaire Patrick Vallencant. Ville magnifique, colorée, des toits nous découvrons le Huascaran (6 768 m), le Ranrapalca, le Vallunaraju (5 686 m) et j’en passe. C’est un rêve : on est à 10 000 km de la maison et les sommets que l’on regarde tous les jours sur internet depuis des mois sont sous nos yeux. On à un mois devant nous pour un ou deux sommets d’acclimatation et au moins 5 gros projets, à plus de 6000m.
L’acclimatation se poursuit par un trek au lac Churup (4 450 m), sur les flancs du Churup (5 493 m) et d’un sommet voisin à 4900 mètres. Nous passons là deux jours, presque en short et t-shirt alors que nous sommes à l’altitude du mont Blanc… Maux de tête terribles pour presque tout le monde le premier soir, dans cet endroit hallucinant de beauté : patience, hydratation. De retour à Huaraz, il est l’heure de nous jeter sur notre premier sommet d’acclim : le Vallunaraju, 5 686 m, à deux pas de la ville. Nous prévoyons deux jours pour ne pas se faire trop rouster par l’altitude.
15, 16 et 17 juin. Vallunaraju, 5686 m
Au premier camp sur la moraine à 5000 m, l’altitude se fait sentir. Malgré les porteurs qui se sont chargés de notre matériel, nous en avons gardé sur le dos et nos premiers pas – le chemin était super raide – n’ont pas été des plus faciles. Nuit, petit dej sur le pouce et c’est parti pour le sommet. L’ascension n’est pas compliquée, pas de risque majeur mais Wow, c’est pas l’aiguille du Midi… L’altitude nous rappelle que nous ne sommes pas chez nous.
8h30. Remplis d’émotions, vidés, nous nous prenons tous dans les bras pour nous féliciter au sommet. Certains d’entre nous ne peuvent retenir des larmes : effort intense, fatigue, beauté des montagnes, d’une amitié qui se renforce. La descente jusqu’à la moraine est bonne – 10 minutes ! – comparable à celle d’une Vallée Blanche en terme de difficultés. Sur la moraine l’euphorie redescend, il faut remettre les skis sur le sac, démonter le camp et oublier la fatigue pour rentrer à Huaraz. Nous voilà avec l’envie de tout découper au Pérou ! L’expédition est lancée !
La face pour laquelle nous venons est blanche fluo
Tocllaraju
21 juin. Départ de Huaraz sur les chapeaux de roue. Comme d’habitude on a bouclé nos sacs à la dernière minute, mode arrache. Un muletier – Herman – nous attend là où la route s’efface. Nous chargeons ses deux chevaux et son âne de tout notre matériel et partons pour la vallée de l’Ishinca. Pas à pas le paysage change, une moraine éventre la pampa provenco-péruvienne et marque le début de la quebrada (la vallée, ndlr), elle-même gardée par deux cerbères de granite de plusieurs centaines de mètres de haut. Tout ce rocher rend Jules dingue, et il ne parle plus que d’escalade. Les kilomètres passent et le Tocllaraju se dévoile : la face pour laquelle nous venons est blanche fluo.
23 juin. Les réchauds s’éteignent et les frontales s’allument pour de bon à 2 heures du matin. Je vide un coup mes intestins mais on continu, encordés sur le glacier. La lune éclaire des trous béants, je gerbe encore, on me file des cachetons, je les avale en buvant et gerbe une troisième fois : renoncement. Les copains rejoignent l’arête, et un guide péruvien avec sa cliente. À 5400, ils peinent un peu à progresser encordés et à 300 mètres du sommet, la voie se perd dans un dédale de séracs. Deux passages raides et techniques leur permettre d’en sortir, le soleil maintenant les réchauffe et seule une pente douce coiffée d’un champignon les sépare du sommet. Jules crie dans la radio qu’ils y seront dans 1 heure, mais ce sera 2, au prix d’un dernier surplomb neigeux vicelard. Sommet.
Suivre les traces de Marco S…
La face ouest est appétissante mais la majorité veut glisser sur l’arête sud, suivre les traces de Marco S… Un par un, ils s’y aventurent dans une neige typiquement péruvienne, un savant mélange de poudreuse et de sucre, plutôt agréable. Plus bas les choses se corsent : rive droite la neige durcie forme un large éperon terriblement raide, qui meurt dans une rimaye ; rive gauche un passage dans une pente bien raide en neige sucrée zigzague entre des crevasses. Damien et Gaspard glissent sur l’éperon et font les frais d’une neige béton qui les oblige à poser un rappel, les autres choisissent la rive gauche, passage plus évident.
Ils se rejoignent, la ligne serpente maintenant entre les séracs avant de plonger définitivement dans la face ouest, belle, lisse, raide. La descente gagne en intensité, la neige est lustrée et ils doivent maintenant composer avec ces fameuses bandes grises qu’on voyait plus bas depuis le camp de base. Ça secoue les chaussettes, à chaque virage les carres chantent une mauvaise musique et dans cette pente à 55°, certains passent un sale quart d’heure. Mais la rimaye arrive, ils la sautent, évitent une dernière bugne et partagent ensemble, euphoriques, les derniers virages jusqu’au camp : premier 6000 à skis ! Yes !
Gasp est défoncé par les vomissements de la nuit
25 et 26 juin : le géant Ranrapalca
Les malades ont tourné : un jour c’est toi que la montagne rejette et un autre, c’est ton pote. C’est important de l’écouter et de se plier à ses désirs ! Gasp est défoncé par les vomissements de la nuit et prend la sage décision de renoncer.
Une longueur raide et bien expo nous permet de prendre pied dans la face, ce terrifiant toboggan nord-est du Ranrapalca. Crampons et piolets bien arrimés, on fonce tête baissée en direction du sommet. La neige est parfaite pour évoluer sur les pointes : béton, ou carrelage. La barre sommitale se rapproche, mais est encore loin. Je suis à nouveau pris de maux d’estomac violents et décide, peut-être à 100 mètres du sommet, de redescendre. Nous nous suivrons à quelques encablures dans la descente.
Nous sommes les seconds à passer ici en ski : quel feeling de se jeter dans le vide de cette face vertigineuse ! La neige dure comme du marbre accentue encore l’impression de gaz. On skie un éperon qui divise la face, et jamais nous n’avons eu de tels ressentis les skis aux pieds : celui de voler d’un virage à l’autre, de se jeter dans le vide, d’avoir la vie accrochée à nos carres de quelques millimètres ! Un rappel nous dépose sur le glacier : quelle ambiance, quel moment intense. Merci la vie !
L’Artesonraju, le mythe, la montagne la plus connue du secteur
Artesonraju, 6 025 m
Le mythe ! De loin la montagne la plus connue du secteur. Avant d’être le logo bien connu de Paramount Picture, l’Artesonraju est une magnifique montagne d’un peu plus de 6000 m qu’un skieur de pentes raides doit absolument skier.
Jour J – après 5 heures en taxi sur les routes les plus éclatées de la région et deux jours d’approche jusqu’au camp 2 – le réveil sonne, il n’est pas plus de minuit. La journée la plus difficile de nos vies nous attend, il fait nuit noire et le froid est présent. On s’enfonce pendant des heures dans la nuit au travers d’énormes crevasses et de séracs de plus en plus vilains.
Il nous faut 5 heures pour rejoindre la rimaye, Damien et Thomas sont au bout du rouleau et souffrent du froid, font demi-tour, retournent au camp. Pour nous autres c’est le moment de bastonner. On remonte la face : 200, puis 300 m au-dessus de la rimaye. Mais le vent nous arrache à la montagne, et la neige skiable s’en est allée. On décide, vers 6 h, de renoncer au sommet de l’Artesonraju, sauf Gaspard qui choisit de continuer : le bougre est déterminé. Deux heures plus tard il ne lui reste plus que quelques centaines de mètres, mais seul et un peu gelé, il renonce à la base du sérac suspendu au milieu de la face.
Quitaraju et Alpamayo
Nous choisissons le Quitaraju (6 040 m) en premier, car des deux c’est le sommet le moins aléatoire. Après notre échec à l’Artesonraju, la réussite ferait un bien fou au moral.
L’approche depuis notre camp est luxueuse, puis nous laissons entre deux séracs les peaux de phoque, les frontales et un peu de nourriture. La rimaye ne pose aucun problème mais la pente, elle, s’étire à n’en plus finir et se raidit à mesure que l’on monte : neige compacte. Après quelques heures, nous atteignons enfin le dernier tronçon, raide et labouré par de larges goulottes qui forment creux et spines. « Waw c’est le toboggan de la muerte!! » dit Gaspard. Une chute ici signifierait finir en charpie 600 m plus bas après avoir battu des records de vitesse sur le plus grand toboggan du monde.
On atteint la crête sommitale sous un vent à décapiter les lamas et, dans une neige étonnamment poudreuse, on rejoint le sommet sur les coups de 10 heures. La vue est exceptionnelle, partout où porte le regard des lacs, des glaciers, des vallées profondes et des sommets, mais pas de trace de vie humaine.
l’insolence et la fougue de ma jeunesse m’ont trompé
Gaspard assemble sa splitboard et on file le long de l’arête jusqu’au point où nous sommes sortis quelques minutes plus tôt. Le passage est vraiment raide, exposé : ici la neige colle au murs. Je me lance, piolet au poing en descendant le long d’une spine. La neige n’a pas du tout ramolli et les carres crissent. Je progresse en petits dérapages mais dois me rendre à l’évidence : l’insolence et la fougue de ma jeunesse m’ont trompé. Je n’ai pas à tendre le bras pour toucher la neige, la pente doit tourner autour des 60° et la configuration du terrain, la qualité de la neige, rendent les virages impossible. Seule la spatule et le talon de mes skis sont en contact et sous mes chaussures, le vide s’étire. Je me vache comme je peux à mon piolet et, dans un périlleux numéro d’équilibriste, parviens à mettre mes crampons, à remonter.
On finit par se résoudre à descendre par ce même passage mais cette fois-ci en rappel sur pieux à neige. On rappelle la corde 50 mètres plus bas en la laissant glisser jusqu’en bas du toboggan, puis on descend encore une vingtaine de mètres en dérapages, piolets en mains, avant d’engager quelques virages timides. Ici plus que jamais la moindre erreur est totalement interdite : le téléphone ne passe pas, les secours ne sont pas professionnels, il n’y a pas de médecins à bord d’hélicoptères mais seulement des muletiers à dos de bourriques, qui mettront 2 jours à arriver.
Suspendus à nos carres, on glisse dans l’immensité face à l’Alpamayo. Enfin à mi-pente, la neige plus molle et la pente moins raide autorisent des virages plus ouverts et plus rapides. C’est l’extase et le soulagement, on saute la rimaye et ça y est, on a skié le Quintaraju ! Pas le temps de célébrer, on remonte au camp, cuits comme des écrevisses et déjà prêts mentalement pour ce qui nous attend demain.
la voie franco-basque est plus propice à la descente à skis
3 h du matin vers la rimaye de l’Alpamayo. On a choisi la voie franco-basque, plus propice à la descente à skis. Sous la face, la neige est profonde et par endroit poudreuse, on jubile à mesure que l’on s’enfonce jusqu’aux cuisses. Mais une fois la rimaye franchie au prix de milles acrobaties, on déchante : la neige est béton. Nous laissons nos planches à mi-pente pour finir en alpi. On découvre tous types de neige et de glace qui nous obligent à diversifier les protections : pieux à neige, broches à glace. Les longueurs sont d’ampleur et conduisent aux fameuses ice-flutes sommitales. Le dépaysement est total, difficile de trouver pareille atmosphère dans nos Alpes. On sort au sommet dans le vent : entre deux éclaircies, on aperçoit en bas, dans une vallée perdue, une myriade de lacs allant de l’ocre au vert émeraude, en passant par le bleu turquoise…
Huascaran sud, 6 768 m
Dernier sommet de notre voyage et pas des moindres, le Huascaran sud est le plus haut du pays. Nous le visons par son Escudo – bouclier – un triangle blanc de 700 m à 50° au-dessus de 6000. La fatigue générale après un mois de montagne intensive à des altitudes que nous ne connaissions pas commence à peser. Encore une approche interminable : routes abos, longue marche. Certains sont encore malades, posent des diarrhées mutantes sur le chemin toutes les 5 ou 10 minutes.
Au camp 1 Damien décide de redescendre au refuge pour affronter les démons gastriques qui nous ont poursuivi tout au long de notre aventure sur les sommets. Sous le camp 2, les porteurs laissent tomber devant une longueur de glace raide. On ne lâche rien, mais on arrive éclatés au camp, dans le vent… Le mauvais arrive et la nuit, les tentes n’arrêtent jamais de vibrer. On renonce : météo, fatigue. Nous finissons le voyage sur une mauvaise note mais après tout, c’est la montagne que l’on aime, hostile et farouche !
Cette expé fut une leçon et une grande expérience pour tout le monde. Entre réussites et renoncements, nous avons dû nous adapter à la météo, à la collectivité parfois difficile et aux signaux de nos corps, poussés à des limites inconnues liées à l’altitude. Alors merci. Merci à toutes les personnes qui ont cru en nous, et qui ont généreusement contribué à notre aventure !
Muchas Gracias Pérou, te quiero !!