En 1966, une compétition acharnée entre deux équipes d’alpinistes pour gravir une directissime à l’Eiger va tourner au drame. L’un des leaders, John Harlin, va perdre la vie lors de cette ascension qui dura cinq semaines. Si elle use alors de tactiques himalayennes et de techniques rudimentaires, elle préfigure certaines dérives médiatiques et égotistes. Le livre-somme des Gillman, témoins de la première heure, raconte par le menu cette histoire surréaliste. Un triomphe et une tragédie provoquée par la volonté d’user de tous les moyens pour gravir une montagne, fut-ce au prix du bon sens, ou d’une vie humaine.
Eiger extrême, Peter et Leni Gillman
Éditions du mont-blanc, 395 pages, 22,50€
L’Eiger est sans doute la montagne la plus célèbre d’Europe, avec le mont Blanc et le Cervin. Mais à la différence du Toit et du Toblerone des Alpes, la montagne qui domine les vertes vallées de l’Oberland tient sa réputation de sinistre origine : sa face nord haute de 1600 mètres, qui a décimé nombre de prétendants avant sa première ascensions en 1938. Ce n’est donc pas l’esthétique du sommet, ou son altitude, inférieure à 4000 mètres, qui ont valu à l’Eiger sa célébrité mais bien le tombereau de cadavres que la difficulté de la face, sa propension à recueillir les dépressions météorologiques et bien sûr l’égo des alpinistes ont provoqué. Après-guerre, le défi n’était plus de réussir la première, mais d’en faire la première hivernale, qui fut l’oeuvre de la cordée de Toni Hiebeler en 1961. Peter et Leni Gillman rappellent à cette occasion qu’alors, la capitale de l’alpinisme, au sens culturel, n’est pas Chamonix, Zermatt ou Cortina, mais Trente. Et c’est là que se rencontrent les protagonistes de l’Eiger.
Lovée au pied des Dolomites, Trente et son festival de film de montagne rassemble toujours les montagnards. Dans les années 60, ceux-ci venaient confronter leurs expériences, et pourquoi pas trouver les meilleurs compagnons de cordée d’Europe, dans les salons du palais Saracini Cresseri, cravatés et habillés de complets vestons. Pierre Mazeaud y versait des verres à ses amis dolomitards. En 1965, l’américain John Harlin y rencontre Peter Haag, allemand de la province de Souabe. Harlin a pris sa retraite de l’US Air Force, ne souhaitant plus larguer de bombes nucléaires sur une cible est-européenne, et a ouvert une école d’alpinisme à Leysin, en Suisse. Blond à la carrure d’un culturiste, une femme nommée Marilyn et des enfants blonds eux aussi, Harlin a un CV d’alpiniste de pointe : en août 65 il vient de signer la « directissime américaine » des Drus avec Royal Robbins (qui a ouvert trois ans plus tôt la Directe américaine avec Gary Hemming, toujours en face ouest). En 1962, John Harlin a lui réalisé la première ascension américaine de la face nord de l’Eiger. Et a contracté une idée fixe : celle de tracer une « directissime » dans la face nord, là où la voie de 1938 serpente à la recherche des points de faiblesse de la face géante.
LA COMPÉTITION POUR LA DIRECTISSIME DE L’EIGER VA RASSEMBLER LES MEILLEURES CORDÉES DE L’ÉPOQUE. MAIS SÉPARÉMENT.
La compétition pour la Directissime
L’allemand Peter Haag est au moins aussi passionné, pour ne pas dire obsédé par la paroi. Il dira à sa femme Barbara être amoureux de la face, et l’emmena à Grindelwald en guise de voyage de fiançailles. Mais malgré les chopes de bières et verres de schnaps partagés à Trente, chacun va construire de son côté une équipe pour réaliser le projet de tracer une voie directe à l’Eiger, en hiver. Ce sera en février 1966, et il est difficile d’imaginer que les huit allemands, et les quatre anglo-américains, vont se lancer, en même temps, dans une course d’endurance qui ferait passer l’UTMB pour une agréable détente. Car il est impossible, en 1966, d’imaginer gravir une nouvelle voie de ce calibre en quelques jours. Peter et Leni Gillman l’expliquent très bien : chaque équipe va se préparer à passer plusieurs semaines dans la face, si nécessaire. Peter Haag rassemble rapidement une équipe de choc avec entre autres Jörg Lehne, auteur de la directe de la Cima Grande di Lavaredo (la voie Brandler-Hasse est aussi une voie Lehne-Low) et d’une expé au Nanga Parbat. Mais les allemands de Souabe sont des travailleurs qui n’ont que six semaines de congés, et du matériel antédiluvien.
Harlin, lui, a semblé entretenir une relation franchement obsessionnelle avec l’Eiger, faisant diverses tentatives avant de réunir une des meilleures cordées de l’époque à Leysin, au Club Vagabond où les soirées s’étirent verre après verre : il y a Layton Kor, surdoué de l’escalade aussi bien en libre qu’en artificielle, auteur du West Buttress à El Capitan. Il y a l’écossais Dougal Haston, une personnalité aux aspects changeants, bien décrit par les Gillman, et un soutier qui va d’abord oeuvrer pour Harlin avant de devenir le sherpa de Bonington. Chris Bonington, lui, fait partie de l’équipe d’Harlin mais avec un statut un peu spécial, celui de reporter pour le Telegraph, journal anglais qui va subventionner l’ascension d’Harlin à coups de notes de frais. Tout ce monde, dont Gillman, jeune journaliste, se retrouve à la Kleine Scheidegg, au pied de l’Eiger, en février 1966. Avec le même objectif, tracer une directe à l’Eiger. Mais séparément.
Comme il est à peu près impossible de figurer la vie sans internet à la génération née après 2000, il n’est pas évident d’imaginer ce que les générations d’alpinistes des années 50 et 60 vivaient quand ils se lançaient dans une face nord avec bivouacs. Quand aujourd’hui la chasse au gramme superflu permet d’être équipé de dégaines à moins de 70g les deux mousquetons, ou qu’un réchaud efficace n’affiche luis aussi que 70g sur la balance par exemple, les alpinistes de 1966 hissent de lourdes charges de matériel pour vivre dans la face. Les anglo-américains ont les super pitons de Layton Kor, habitué du grès et du granit américain. Les allemands l’habitude du mauvais rocher. Tous ont surtout des vêtements inadaptés, même si ceux des anglo-américains sont moins pires ) surtout leurs chaussures à chausson de feutre, des modèles Le Phoque, faits en France. Le livre de Gillman décrit non seulement chaque protagoniste, mais insiste aussi sur le matériel, le cadre particulier et général de cette aventure, qui va tourner au drame. Ce n’est pas spoiler le livre que d’écrire la conclusion de la Directissime Harlin, qui porte le nom de celui qui va y laisser sa peau, en raison de la rupture d’une corde fixe.
Les Gillman décrivent l’incroyable compétition entre les deux équipes : quand telle ou telle cordée prend l’avantage, car les deux fixent petit à petit la face, en parallèle, en effectuant des rotations depuis la Kleine Scheidegg, d’où la presse, qui exacerbe la concurrence, observe le duel à travers les jumelles. Au début, l’équipe d’Harlin profite d’une corde des allemands. Mais plus haut, c’est eux qui sont bloqués par une longueur surplombante, et c’est Kor et Haston qui leur jettent une corde. L’entente est cordiale, mais la compétition est franche, pour ne pas dire complètement surréaliste. Et d’autant plus qu’entre deux « assauts » (selon la terminologie de l’époque), les alpinistes sont enclins à se refaire la cerise à la Kleine Scheidegg… surtout les américains : les allemands préfèrent passer des jours et des nuits glaciales dans la face malgré la tempête pour ne pas céder un pouce de terrain. Finalement, tous doivent se résoudre, aux deux tiers de la face, à s’entendre et à grimper ensemble. Et c’est pour ne pas rater le bouquet final que John Harlin remonte une corde fixe de 100 mètres en 7mm, corde qui cédera devant les jumelles de Gillman, témoin abasourdi de la scène.
LA DIRECTISSIME DE L’EIGER, OU la volonté d’user de tous les moyens pour gravir une montagne, fut-ce au prix du bon sens, ou d’une vie humaine.
Quarante-huit ans plus tard, en 2014, les Gillman ont pris le temps d’entendre les témoins, les veuves, les survivants de cette incroyable histoire, qui verra les allemands finir la directissime Harlin avec Dougal Haston dans leurs rangs, mais pas sans eux aussi un prix à payer très élevé – des gelures et des amputations. Eiger Extrême prend le temps de nous plonger dans une époque lointaine, presque étrange : l’idée de passer des semaines à bivouaquer n’effrayait pas les alpinistes, décidés à suivre l’idée de Comici – la fameuse goutte d’eau, dont la chute depuis le sommet doit définir la directissime.
Une époque lointaine mais ô combien moderne : les radios remplaçaient les portables, permettant une communication directe, de même que les vols du pilote Herman Geiger en hélico, qui permit de prendre des photos pour les nombreux journalistes qui avaient pris chambre à la Kleine Scheidegg et qui déposa Bonington au sommet pour récupérer les alpinistes. L’Eiger 1966 ne paraît plus si lointain : il annonce la décennie 80 – presse à sensation et hélicos dans les faces nord, voire le barnum qui sévit aujourd’hui sur les pentes de l’Everest, avec au moins un point commun : la volonté d’user de tous les moyens pour gravir une montagne, fut-ce au prix du bon sens, ou d’une vie humaine. Car on ne peut s’empêcher de penser que le destin de John Harlin aurait pu être différent si le péché d’orgueil ne l’avait pas empêché, lui et d’autres, d’unir ses forces plutôt que de se faire concurrence.
Extrait
« Leurs nuits étaient néanmoins confortables, malgré une température d’environ -20° C. Ils avalaient des tablettes de Ronicol, un médicament contre les gelures censé stimuler la circulation sanguine, Haston calcula que cela permettait à ses pieds de rester chauds pendant quatre heures. La nuit, il lui arrivait de rêver qu’il y avait une troisième personne dans l’abri. Il se blottissait autant que possible contre le mur pour lui laisser plus de place. Et quand il s’éveillait, il bougeait pour retrouver la place qu’il avait libérée. Cette période de proximité forcée, avec son inconfort et son excès d’intimité, conduisit Haston à réviser son opinion sur Harlin. Il écrira plus tard que c’était un personnage complexe qui aimait capter l’attention du public, un rêveur qui pensait parfois que ses rêves deviendraient réalité. Leur parcours commun en escalade fut émaillé de violentes disputes, ce qui fit dire à Haston que jusque là, « notre relation se basait plus sur le respect que sur l’amitié ». Mais pendant leur « incarcération » au Bivouac de la Mort, quand « tout était mis à nu », ils en apprirent assez l’un sur l’autre pour commencer à construire une nouvelle relation.
En bas, à la Kleine Scheidegg, nous nous efforcions de ne pas trop culpabiliser au sujet du contraste entre les conditions entre les conditions dans l’abri et la vie à l’hôtel, où l’on voyait par les fenêtres la neige tomber mais plus l’Eiger. Kor parvenait à ses fins dans sa cour à l’employée de la Poste, finalement moins sage qu’elle ne semblait. »