L’Annapurna premier 8000 fut un mythe refondateur pour la France d’après-guerre, le 3 juin 1950. Chef d’expédition, Maurice Herzog n’a jamais voulu changer une virgule à son récit officiel, l’histoire du premier sommet de 8000 mètres gravi avec Louis Lachenal, qui y gela ses orteils. Jusqu’au-boutiste de la cordée, Herzog a perdu, lui, ses doigts, avant de devenir ministre et membre du CIO. Si l’Annapurna a puissamment servi la carrière d’Herzog, sa conquête est une page du roman national écornée depuis.
Maurice Herzog n’a pas gravi le premier 8000 en solitaire comme Hermann Buhl, mais le premier 8000 tout court avec Louis Lachenal, une histoire de cordée mal assortie, une histoire de survie aussi. L’Annapurna d’Herzog et Lachenal est devenue une histoire nationale. Un premier 8000 symbolique puisque la barre des 8000 mètres a été franchie presque trente ans auparavant, sur l’Everest.
Décédé en 2012, Herzog est devenu célèbre pour avoir permis à la France d’après-guerre de redresser la tête : la conquête du premier sommet de plus de 8000 mètres n’a été rien d’autre qu’une mission patriotique, de celles qui ne se refusent pas, de celles que l’on achève quoi qu’il en coûte, fut-ce ses dix doigts.
Herzog l’alpiniste amateur était à la tête de l’expédition nationale à l’Annapurna qui comptait dans ses rangs des professionnels, des guides dont le curriculum était à l’époque ce qui se faisait de mieux : Louis Lachenal, Lionel Terray, mais aussi Gaston Rébuffat, sans qui Herzog ne serait jamais revenu du sommet de l’Annapurna. Seul autre amateur, d’un autre niveau qu’Herzog : Jean Couzy. Mais Herzog, ancien résistant, était le chef, le jusqu’au-boutiste, et celui qui, sa vie durant ou presque, contrôlera cette histoire de l’Annapurna, premier 8000. Une vie méritoire et bien remplie quoique critiquée par sa propre fille.
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Le mythe Herzog
Le mythe Herzog a été abîmé depuis : la cordée Lachenal-Herzog a t-elle réellement atteint le culmen de l’Annapurna ? Malgré les recherches récentes de J-J. Prieur, il reste des zones d’ombre : le timing, la photo qui prête à confusion, et surtout la voix de Lachenal, qui sans jamais remettre en cause publiquement leur réussite a par contre distillé sa version de l’histoire dans ses fameux carnets, qui sans remettre en cause le sommet, écorna l’image d’Epinal de l’Annapurna français.
Ce fut, au tournant de l’an 2000, l’affaire David Roberts, du nom de ce journaliste américain qui réussit à exhumer le sentiment posthume de Lachenal, grâce à des carnets personnels qui n’avaient pas été publiés de son vivant. Car Herzog a bien tout fait pour oblitérer la parole de son compagnon de réussite, Louis Lachenal.
Il reste que l’Annapurna, les décennies suivantes, a démontré qu’il était l’un des sommets de plus de 8000 mètres parmi les plus délicats, parmi les plus meurtriers, avec ses pentes festonnées de séracs : ce 3 juin 1950 fut, quoi qu’il en soit par ailleurs, un exploit himalayen, réussi par Herzog (31 ans) et Lachenal (29 ans).
Des sacrifices individuels
« Je ne devais pas mes pieds à la France » a dit Lachenal, amputé de ses pieds pour gelures, et sans qui Herzog ne serait sûrement jamais revenu de l’Annapurna. Herzog, un homme connu pour son charisme, et moins pour une sensibilité qui n’avait pas sa place dans cette « expédition nationale », Gaston Rébuffat dira lui qu’il aurait préféré qu’Herzog « perde ses drapeaux plutôt que ses gants ». Herzog ne se plaindra pas, mais décrira comment le docteur Oudot lui coupait les doigts, gelés, avant qu’ils ne pourrissent, au fur et à mesure de leur descente dans la jungle népalaise (Herzog perdra aussi ses doigts de pied). Difficile d’imaginer aujourd’hui cinq semaines de descente, cinq semaines de souffrance pour revenir à la civilisation. Le mythe est là : une renaissance française grâce à un sacrifice individuel qui dans ces années cinquante paraissait tout sauf vain.
Gaston Rébuffat dira lui qu’il aurait préféré qu’Herzog « perde ses drapeaux plutôt que ses gants ».
Le supplicié volontaire en récolte une carrière politique exemplaire (secrétaire d’Etat, député, maire de Chamonix, membre du CIO, etc). La voix discordante de sa fille a pourtant de nouveau égratigné la statue du mythe : dans un ouvrage qualifié de roman mais autobiographique (Un héros, éd. Grasset, 2012), Félicité Herzog, qui a occupé et occupe encore des postes-clés dans de grandes entreprises, raconte le père totalement absent, voire le goujat qu’a été Herzog, qu’elle accuse indirectement de la mort de son frère suicidé (son fils à lui), « écrasé sous le poids d’une mythologie intransmissible », et d’avoir eu des regards ambigus sur elle. Sans donner d’informations nouvelles, elle distille elle aussi le poison du doute sur l’ascension de l’Annapurna, du moins ses conditions. Elle raconte les amitiés lepénistes de son père.
Annapurna Premier 8000 : dix millions d’exemplaires. A minima.
Reste l’Annapurna : Herzog a fabriqué la légende, à un prix exorbitant à nos yeux contemporains. Lachenal se tue peu d’années plus tard en chutant à ski dans une crevasse de la vallée Blanche, dont le téléphérique venait d’ouvrir. Herzog lui a vendu peut-être dix ou douze millions d’exemplaires d’Annapurna Premier 8000, un récit que toutes les familles françaises ont eu entre leurs mains. Un récit d’aventure qui portait la montagne, et l’Himalaya, au firmament de l’aventure contemporaine, aux côtés de Haroun Tazieff et du commandant Cousteau.
Comme Herzog, ces figures, gloires nationales, apportaient un air neuf dans la France des années 50. Comme Herzog, ils ont d’abord commencé leur propre mythologie par une passion réelle pour l’aventure, les « limites des possibilités humaines » comme on parlait en escalade à l’époque.
Comme pour Herzog, la part de vérité n’est pas toujours aussi importante que l’on aimerait croire. On ne saura probablement jamais – sauf révélation familiale du côté Lachenal – si Lachenal et Herzog se sont bel et bien tenus au sommet de l’Annapurna, à 8091 mètres, le 3 juin 1950, en sachant que même aujourd’hui, le débat sur la bonne ou mauvaise corniche d’un sommet « horizontal » perdure. On sait que Herzog avait verrouillé toute la communication sur l’Annapurna après le retour de l’expédition, y compris dans le film titré à sa gloire. Ce fut, certes, une sale histoire de cordée, mais un exploit en très haute altitude.
Sommet ou vague antécime, quelle importance ? La souffrance elle fut bien réelle. Comme une part d’ombre d’Herzog. Grand Croix de la Légion d’Honneur, serviteur de l’État, et in fine, auteur d’un Annapurna dernier 8000 : Herzog ne fut pas Mazeaud.