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Circus Antarctica, 1ère partie

Pour une nouvelle classification des expéditions polaires

CecileSkog ©Ryan Waters

Depuis longtemps, des systèmes de classification répertorient et hiérarchisent avec finesse les réalisations en alpinisme, escalade, voile, ou canoë-kayak. Les expéditions polaires étaient restées jusqu’ici un peu à l’écart de cette évolution, baignant dans le flou d’une nomenclature trop imprécise. Un groupe de spécialistes et professionnels des expéditions polaires, dont l’australien Eric Philips, l’autrichien Christoph Höbenreich (l’auteur de cet article) et Michael Charavin (qui l’a traduit et adapté en français), ont mis au point un canevas moderne qui permet enfin de décrypter et comparer l’ensemble des activités et expéditions réalisées dans les régions polaires.

Pendant longtemps, le seul motif de l’exploration polaire fut la découverte de nouvelles terres et leur revendication par les nations les plus puissantes. Il aura fallu attendre la fin des années 1960 pour que l’aventure polaire devienne sportive au pôle Nord, et 20 ans de plus pour que ce soit aussi le cas au pôle Sud, et qu’elle ne soit dès lors plus l’expression d’intérêts nationalistes mais celle d’ambitions individuelles.

Bien que les aventuriers d’aujourd’hui se plaisent à revendiquer leur attachement à la figure tutélaire de l’« explorateur » (1), il est évident que cette quête moderne n’a plus rien de commun avec les aspirations de l’âge héroïque, celles de Nansen, d’Amundsen, de Scott ou de Shackleton. La cartographie détaillée et les équipements auxquels nous avons désormais accès, la facilité avec laquelle nous communiquons ou nous nous localisons (grâce aux satellites), les infrastructures logistiques et les possibilités de secours auxquelles nous recourons, ont définitivement remisé l’héroïsme d’antan dans une époque à jamais révolue.

L’aventure polaire moderne évolue constamment, et bien qu’elle continue de s’en inspirer fortement, elle se distingue désormais aussi (déjà !) des grandes « premières » de la fin du XXème siècle. Alors, peut-on encore comparer les exploits historiques d’un Will Steger, d’un Jean-Louis Etienne, d’un Reinhold Messner ou d’un Børge Ousland aux expéditions récentes ?

En tout cas, des évolutions sont incontestables : les durées de ces dernières sont généralement plus courtes; elles bénéficient de réseaux d’assistance logistique éprouvés qui en diminuent automatiquement l’engagement; et certaines d’entre elles vont jusqu’à solliciter les services monétisés de professionnels de terrain (comme l’encadrement par un guide professionnel ou l’organisation logistique par une agence spécialisée).

Bien entendu, on pourrait questionner le bien-fondé de la comparaison. Se justifie-t-elle ?

Des circonstances récentes et régulières montrent que oui : la question de la comparaison, et sa légitimité, se posent chaque fois qu’un aventurier, parce qu’il n’a pas l’expérience et les connaissances contextuelles (géographiques, historiques…) de cet univers ou parce qu’il n’est pas suffisamment pourvu d’humilité, revendique la réalisation de « la dernière grande aventure de l’humanité ».

Photo 1 : Dans les Monts Filchner, en Terre de la Reine Maud, Antarctique de l’Est, les sastrugis formés par les vents permanents compliquent la progression à ski. © Christoph Höbenreich 2015

Naturellement, l’intérêt d’une expédition polaire ne s’exprime pas forcément par la réalisation d’un record ou d’une première. Mais il faut bien constater que cette quête du « nouveau » et du « toujours plus » est profondément ancrée dans les gènes de ces expéditions, dont le sens repose en grande partie sur la nécessité de constamment chercher à repousser les limites, et qui participent, de fait, à une compétition informelle qui ne dit pas son nom.

Le nombre de voyages polaires s’est fortement accru ces deux dernières décennies. Faire sa place dans les médias, sur les réseaux sociaux, auprès des sponsors et dans le Who’s Who de l’aventure est de plus en plus compliqué. Aussi, le recours aux stratagèmes « marketing » que sont la chasse aux records et aux premières est (et reste) une tentation pour celui qui souhaite se démarquer.

Mais il y a un risque à vouloir capter à tout prix l’intérêt des médias, des réseaux et du grand public : la tentation de tordre le coup à la réalité dans le seul but d’exister. Oui, les athlètes polaires sont responsables des malentendus qu’ils véhiculent eux-mêmes lorsqu’ils se font les porte-voix de récits imprécis et douteux, ou servent une communication maladroite et ambigüe. Comme le montre les quelques exemples ci-après

[NdT : les exemples cités ici sont en partie germaniques car l’auteur de l’article est Autrichien, mais on retrouve les mêmes travers chez les Français].

Cinquante nuances de vérité – ou quelques exemples de fausses vérités

  • Début 2006, après avoir skié 893 kilomètres pendant 33 jours au sein d’un groupe guidé, l’Autrichien Wolfgang Melchior (2) revendique un nouveau « record du monde » : être le premier à s’être rendu au pôle Sud en seulement 40 jours et « sans assistance technique ». Ce qu’il ne dit pas, c’est que la compagnie de guides qui organise cette expédition a choisi (pour différentes raisons) de la débuter en un point (3) beaucoup plus proche du pôle que ceux utilisés jusque-là. Or on ne bat pas le record du 100 mètres en en courant seulement 80 ! Mais les affabulations de l’Autrichien ne s’arrêtent pas là puisqu’il déclare avoir atteint le pôle sans aide ni assistance, alors même que la guide Norvégienne Cecile Skog [Photo 2] et d’autres membres de l’expédition se voient dans l’obligation de se répartir une partie de l’équipement que Melchior ne parvient plus à tracter … (4)
  • Au tournant de l’année 2010-2011, des télévisions germanophones organisent une course de 400 kilomètres jusqu’au pôle Sud, durant laquelle s’affrontent les équipes de ski autrichienne et allemande, dont l’une compte l’ancien champion de ski alpin Hermann Maier. Le projet ultra médiatisé prétend faire une reconstitution de la « dernière grande aventure de l’humanité » (5), et rendre ainsi hommage à la légendaire course au pôle qui se déroula un siècle plus tôt entre l’équipe norvégienne de Roald Amundsen et les Britanniques de Robert Falcon Scott.Certes, le pôle Sud reste aujourd’hui encore un lieu austère et ceux qui s’y rendent à ski doivent faire preuve d’un minimum de compétences et de préparation. Mais il est ridicule de comparer une expédition contemporaine longue de 400 kilomètres aux épopées du siècle dernier. Pour atteindre le pôle sud en 1911-12, les Norvégiens ont dû parcourir 2700 kilomètres, de la mer de Ross au pôle sud et retour, sur un terrain alors inconnu (quant aux Britanniques, n’oublions pas qu’ils y ont laissé leur peau). Et cela sans escorte de véhicules, sans connexion satellite avec le monde extérieur et sans l’assurance d’être évacués en cas de nécessité. Amundsen et Scott se retourneraient dans leurs tombes s’ils apprenaient que le centenaire de leurs épopées a été commémoré dans le cadre d’un événement télévisuel organisé…

Photo 2 : En 2009-2010, la Norvégienne Cecilie Skog tracte un traineau de 135 kilos sur le plateau polaire austral lors d’une traversée partielle de l’Antarctique sans l’utilisation de cerfs-volants. © Ryan Waters 2010

  • En 2015, l’Allemand Martin Szwed affirme avoir atteint le pôle Sud en solitaire en seulement 14 jours et 18 heures. Soit près de dix jours de moins que le record de vitesse établit 4 ans plus tôt par le Norvégien Christian Eide (6) sur le même parcours (celui qui relie sur près de 1130 kilomètres le site d’Hercules Inlet au pôle Sud). Il s’avèrera par la suite que le récit de Szwed n’est qu’un tissu de mensonges6 et qu’il n’a jamais atteint le pôle Sud. Affabulations, encore..
  • Plus récemment, en 2018, après avoir parcouru 1455 kilomètres à ski en 54 jours, l’Américain Colin O’Brady, 33 ans, annonce qu’il est le premier à avoir réalisé « l’impossible » [d’où le nom qu’il a donné à son expédition « the Impossible First »(7) ou la Première impossible] : à savoir une « traversée de l’Antarctique en solitaire et sans assistance [c’est-à-dire sans l’aide du vent, NdT] ». Le réputé journal New York Times, puis toutes les agences de presse, se font aussitôt le relais de cette déclaration, décrivant cette expédition comme l’une des plus remarquables réalisations de l’histoire polaire. Ce qui est totalement exagéré.

il est ridicule de comparer une expédition contemporaine longue de 400 kilomètres aux épopées du siècle dernier.

Cela provoque des discussions sans fin au sein de la communauté des aventuriers et des guides professionnels. C’est le magazine National Geographic (8) qui, menant sa propre enquête sur l’aventure de l’Américain, dévoile au grand public ce que l’on est tenté de qualifier de supercherie : O’Brady a débuté et terminé son expédition sur les bordures intérieures des deux immenses plateformes de glace que sont Ronne-Filchner et Ross (donc pas sur les côtes du continents mais quelques centaines de kilomètres à l’intérieur, aux endroits où naissent ces 2 plateformes glaciaires). Ce n’est pas le premier à utiliser ce concept propre à l’Antarctique de « bordures intérieures » du continent, mais revendiquer la traversée de celui-ci sur de telles bases est aujourd’hui inacceptable… L’Américain a aussi emprunté la piste South Pole Overland Traverse (également connue sous le nom de « McMurdo-South Pole Highway »), construite en 2006 et utilisée pour ravitailler en essence la station américaine du pôle Sud. Chaque année sur cet itinéraire, d’énormes tracteurs s’emploient à niveler les sastrugis et à remplir les crevasses de neige, et à le baliser afin qu’il soit toujours visible, quelles que soient les conditions météorologiques (photo 3). Ce qui, évidemment, rend tout déplacement à ski beaucoup plus faciles et sûrs.

Non seulement O’Brady n’a pas réalisé la traversée complète de l’Antarctique d’une côte à l’autre (ce qui reste, à ce jour et sans l’aide de voiles, à faire…) mais la traversée partielle qu’il a réalisée n’est désormais plus considérée comme étant « sans assistance » puisqu’il a utilisé la piste damée et balisée sur plus de 600 kilomètres. Compromission… [Alpine Mag a consacré deux articles à l’affaire : tricherie du pôle sud et la polémique qui a suivi ]

Une telle réalisation, aussi exigeante soit-elle, ne peut être comparée à celle réalisée par le Norvégien Børge Ousland (9) qui, en 1997, est le premier à traverser l’Antarctique en solitaire. À ski, en totale autonomie et en utilisant le vent quand cela était possible avec l’aide d’un simple cerf-volant, Ousland a voyagé de l’extrémité nord de l’île Berkner, c’est-à-dire depuis les rives de la plate-forme glaciaire de Ronne-Filchner, jusqu’au pôle sud, puis a traversé les montagnes transantarctiques en passant par le très accidenté glacier Axel Heiberg. Il a ensuite traversé la plate-forme glaciaire de Ross et a terminé son expédition à la station scientifique américaine de Mc Murdo, sur la côte opposée. L’explorateur norvégien a ainsi parcouru 2845 kilomètres, en partie vierge de tout passage, en seulement 64 jours, contre 1455 kilomètres pour O’Brady en 54 jours.

Certes, le Norvégien s’est en partie aidé du vent là où l’Américain s’en est passé. Mais le premier a véritablement fait une traversée d’une côte à l’autre du continent, sur un itinéraire en partie vierge de précédents passages, alors que le second n’a fait qu’une traversée partielle (2 fois plus courte), qui plus est en utilisant le support d’une piste sécurisée…

Dans son cas, ne pas s’être intéressé à ses prédécesseurs, avoir tenté de détourner la singularité de la géographie antarctique et ne pas avoir eu l’humilité de ne pas revendiquer la plus impensable des traversées a été regrettable.

Photo 3  : Utilisée pour le réapprovisionnement de la station américaine Amundsen-Scott au pôle Sud, la piste de glace « South Pole Overland Traverse » (SPoT, également appelée McMurdo-South Pole Highway), longue de 1600 kilomètres, a été achevée en 2006. Elle relie la station McMurdo (sur les rives de la mer de Ross) au pôle Sud, en passant par la plate-forme glaciaire de Ross et par le glacier de Leverett dans les montagnes Transantarctiques. La piste est nivelée et balisée par des équipes conduisant de lourds tracteurs, ce qui facilite les déplacements et la navigation non motorisés. © Eric Philips 2017

L’intérêt d’un système de classification ?

Revendiquer des records ou des premières, c’est d’abord s’adresser à un public ; c’est aussi et surtout se mesurer et se comparer à ses prédécesseurs. Or, toute comparaison et toute revendication n’ont de raison d’être que si elles s’appuient sur une terminologie et une nomenclature claire, solide, pérenne dans le temps et applicable à tous.

Si les variations de distance parcourue ou la réalisation de premières mondiales semblent être des notions relativement faciles à comprendre et donc à comparer, elles ne le sont, à vrai dire, pas tant que ça : les disciplines (et en leur sein, les styles [un peu à l’image de ce qui se passe dans l’alpinisme de haut niveau]) pratiquées se sont tant multipliées que seuls les ultra-spécialistes de l’aventure polaire sont en mesure d’en évaluer correctement les nuances. Le grand public, mais aussi les aventuriers non-spécialistes, ont du mal à saisir l’intérêt primordial de ces subtilités. Si l’on ajoute à cela les demi-vérités ou la dissimulation de faits véhiculées par les aventuriers eux-mêmes, on comprend aisément qu’il peut parfois y avoir un fossé entre les performances rapportées et celles réalisées.

l’absence d’un système approprié de classification des expéditions polaires favorise une tendance à la survalorisation (voire à la déformation) des faits par des aventuriers peu scrupuleux.

Oui, l’absence d’un système approprié de classification des expéditions polaires favorise une tendance à la survalorisation (voire à la déformation) des faits par des aventuriers peu scrupuleux. C’est pourquoi nous avons bâti un nouveau système de classification, plus détaillé et objectif que l’ancien.

Quoiqu’on en pense, la valeur d’une expédition ou son importance pour la communauté sportive, et même humaine, est un sujet de débat valable. Mais pour être en mesure de l’évaluer correctement, il est nécessaire d’avoir une compréhension élémentaire des contextes géographiques et historiques.

Il faut ensuite pouvoir s’appuyer sur des rapports véridiques et sérieux, faisant état de performances réelles et vérifiées – un compte rendu précis renforce non seulement la crédibilité de l’aventurier au sein de sa communauté, mais aussi la réputation de son sport auprès du grand public.

Or tout cela ne peut être réalisé qu’en utilisant un vocabulaire standardisé.

(Fin de la 1ère partie)

 

Lire la 2e partie de Circus Antarctica, l’histoire récente des aventuriers de l’Antarctique

Notes

[1] En France, l’existence d’une « Société des explorateurs français » est révélatrice de cet attachement un peu désuet mais ô combien symbolique (note du traducteur)

[2] Der Standard, 01/10/2006

[3] Le point situé à 82°20’S, 65°00’W, aujourd’hui connu sous le nom de « Messner Start », est devenu un point de départ classique pour les expéditions qui se rendent à ski au pôle Sud.

[4] Cecile Skog : Den Himmel berühren. Mein Weg auf die höchsten Gipfel und an die Pole. München, 2009, S. 91

[5] Guinness World Records
[6] Der Spiegel, 28 février 2015
[7] Colin O’Brady : L’impossible Première. New York, 2020 [8] National Geographic, 03/02/2020
[9] Børge Ousland : Seul à travers l’Antarctique. Oslo, 1997