Décrire l’histoire récente des explorateurs de l’Antarctique n’est pas facile. Un groupe de spécialistes des expéditions polaires, dont l’australien Eric Philips, l’autrichien Christoph Höbenreich (l’auteur de cet article) et Michael Charavin (qui l’a traduit en français), ont mis au point un canevas moderne qui permet de comparer l’ensemble des activités et expéditions réalisées dans les régions polaires, comme on l’a expliqué dans la 1ere partie de Circus Antarctica. Maintenant, il s’agit de raconter l’histoire récente et fascinante des aventuriers du continent austral.
Le pôle Sud géographique est le point de l’hémisphère sud par lequel passe l’axe de rotation de la Terre et vers lequel convergent tous les méridiens. Mais situé au milieu d’un désert de glace, il n’est pas un point naturellement remarquable en soi. Les américains y ont édifié la base Amundsen – Scott en 1956. Du fait d’un déplacement très lent mais permanent des 2700 mètres d’épaisseur de glace qui recouvrent le socle continental antarctique à cet endroit, il a été décidé de recalculer chaque 1er janvier la position exacte, au centimètre près, du pôle à la surface de la calotte et de symboliser cet emplacement par la présence d’un objet artistique conçu à cet effet (photo 4). Au début des années 1900, atteindre ce point incertain et alors inconnu était le rêve le plus fou des explorateurs polaires.
Puis, le pôle Sud ayant été atteint par le Norvégien Roald Amundsen le 14 décembre 1911, la première traversée du continent antarctique est devenue l’objectif suivant. C’est ce que projetait l‘expédition impériale trans-antarctique de 1915 dirigée par l’Anglais Ernest Shackleton. Malheureusement, les glaces dérivantes de la Mer de Weddell eurent raison de son navire, l’Endurance, et de la mission.
La première traversée du continent a finalement été réalisée bien plus tard, pendant l’Année géophysique internationale de 1957-58 par le géologue britannique Sir Vivian Fuchs, le Néo-Zélandais Sir Edmund Hillary et leur équipe, qui ont eu recours pour cela à l’emploi de tracteurs à chenilles. De multiples traversées scientifiques avec de lourds convois de véhicules ont suivi. En 1980-81, les Britanniques Ranulph Fiennes, Charles Burton et Oliver Shepard ont traversé l’Antarctique en motoneige dans le cadre de l’expédition Transglobe, longue de quatre ans et faisant le tour de la Terre le long du méridien de Greenwich.
Il a fallu attendre l’été austral 1985-86 pour voir le retour de moyens non motorisés en Antarctique : après avoir hiverné sur le continent, les Britanniques Roger Mear et Robert Swan ainsi que le Canadien Gareth Woods refont à ski l’itinéraire ouvert par Shackleton/Scott’s10 depuis le cap Evans en passant par le périlleux glacier Beardmore. En atteignant le pôle Sud après une progression de 1405 kilomètres, les trois hommes apprennent que leur navire, le Southern Quest, a été écrasé par la banquise de la mer de Ross.
Photo 7 Le plus grand défi pour les chiens de traîneau de l’expédition Transantarctica a été de survivre à la chaleur de Cuba lors d’une escale imprévue de l’avion Ilyushin 76, alors qu’il volait vers l’Antarctique. Deux des chiens sont morts de surchauffe sur l’île des Caraïbes. Mais tous les survivants ont instinctivement su se protéger des températures glaciales de l’Antarctique. Photo : Will Steger 1989
Une fois les principaux objectifs géographiques du continent atteints, l’Antarctique traversé et le point culminant gravi, les aventuriers du début des années 1990 se sont attaqués à de nouveaux défis, sur la base de nouveaux critères, dans le but « d’ouvrir » de nouveaux itinéraires ou de battre de nouveaux records. La distance parcourue est dès lors devenue un critère décisif dans la classification (et dans la « hiérarchisation ») des itinéraires modernes.
Mais le choix des points de départ et d’arrivée des expéditions s’est aussi révélé déterminant. Car la particularité de l’Antarctique, entouré d’innombrables plateformes glaciaires qui s’avancent sur l’océan, a laissé libre court à des interprétations différentes quant aux limites du continent. Selon que l’on considère les bordures externes (la limite avec la mer) ou internes (la limite avec le substratum continental) de ces plateformes glaciaires, les points de départs et d’arrivée des traversées se trouvent à des distances très différentes du pôle…
En 1989-90, des retards dans les vols logistiques ont obligé le Tyrolien du Sud Reinhold Messner et l’Allemand Arved Fuchs à modifier le point de départ de leur traversée à ski du continent (traversée réalisée avec l’aide des premières voiles de traction) : il ne put se faire à la côte comme il était initialement prévu mais dû se faire au point 82°05’S, 71°58.5’W, sur la bordure intérieure de la plateforme glaciaire de Ronne, c’est-à-dire à l’endroit où le glacier descendant du plateau polaire quitte le substratum continental pour poursuivre son avancée au-delà, en une plateforme de glace de 500 à 1000 mètres d’épaisseur flottant sur l’océan. Ces bordures intérieures des plateformes glaciaires sont la plupart du temps difficilement détectables en surface. Elles sont classées comme étant des lignes de côtes dites « intérieures » (si les plateformes de glace fondaient, ces lignes de côtes intérieures deviendraient les véritables côtes de l’Antarctique).
Etrangement, le point de départ aujourd’hui connu sous le nom de « Messner Start », un des plus utilisés par les expéditions qui se rendent à ski au pôle Sud, se trouve à 110 kilomètres plus à l’est du point de départ réel de Messner et Fuchs. Ce « Messner Start » est situé à 860 kilomètres du pôle Sud, et à (tout de même) 490 kilomètres de la côte la plus proche. Un autre point de départ vers le pôle, aujourd’hui devenu le plus classique, a été utilisé la première fois en 1988-89 par une expédition commerciale constituée de onze personnes, dont Shirley Metz et Victoria Murden, toutes deux américaines et premières femmes à atteindre le pôle sud à ski (11). Ce point de départ, dénommé Hercules Inlet, se situe à l’ouest du Messner start, mais également le long de la bordure intérieure de la plate forme glaciaire de Bonne, et est distant du pôle de 1130 kilomètres.
Non seulement ce que nous faisons, mais aussi comment nous le faisons.
La légendaire expédition Transantarctica de 1989-90 a été l’une des traversées les plus spectaculaires du continent austral. Utilisant trois traîneaux à chiens et une importante logistique de ravitaillement, l’Américain Will Steger et le Français Jean-Louis Etienne ont mené l’équipe internationale composée de Victor Boyarsky (alors URSS), Geoff Somers (Royaume-Uni), Keizo Funatsu (Japon) et Qin Dahe (Chine) sur la plus longue traversée de l’Antarctique jamais réalisée (Photo 5 et 6). Débutant à peu de distance de l’extrémité septentrionale du continent, l’équipe a traversé la plate-forme glaciaire de Larsen (dont les parties nord sont aujourd’hui désagrégées du fait du réchauffement climatique en cours), a ensuite suivi l’épine dorsale de la péninsule Antarctique, a continué au-delà des montagnes Ellsworth, a gravi le plateau jusqu’à la station du pôle Sud, puis a traversé l’intégralité du haut plateau de l’Antarctique de l’Est jusqu’aux stations soviétiques de Vostok et Mirny où l’expédition s’est terminée 220 jours plus tard. La logistique nécessaire était colossale. Un an plus tôt, 14 tonnes de nourriture, de carburant et d’aliments pour chiens ont été acheminées par avion et réparties sur 18 points de dépôt le long de l’itinéraire prévu. Au cours de l’expédition, les chiens épuisés ou malades étaient évacués par avion pour être soignés et remplacés par des chiens frais. En raison de l’énorme distance et de la durée de l’expédition, il fut nécessaire de la débuter durant l’hiver polaire, dans les conditions météorologiques les plus difficiles. Pour la première fois, il a été possible de traverser tout le continent sans véhicule à moteur – et de le faire sur le plus long itinéraire envisageable. C’était également la dernière expédition à naviguer de manière conventionnelle avec un sextant et un odomètre à roues, la navigation par satellite n’étant à cette époque pas encore disponible hors usage militaire. À peine imaginable, cette traversée de 6048 kilomètres12 à ski et en traîneau à chiens reste un classique de l’aventure moderne qui n’a pas son pareil.
Les voyages en traineaux à chiens constituent une page de l’histoire et un chapitre « romantique » de l’exploration de l’Antarctique. Ces élégantes expéditions en traîneau à chiens (photo 7) ne sont plus possibles car le protocole environnemental du traité sur l’Antarctique adopté en 1991 n’autorise plus les chiens sur le continent. D’un point de vue environnemental, il est compréhensible que la présence de chiens, porteurs de maladies transmissibles et préjudiciables à la faune locale, soient désormais interdite. Mais on peut constater avec une certaine ironie que les véhicules à moteur de toutes sortes sont eux autorisés (Photo 8).
Photo 8 Alors que le protocole environnemental du Traité de l’Antarctique signé en 1991 interdit la présence de chiens en Antarctique, les véhicules à moteur sont eux autorisés ; ce qui ne manque pas de susciter des sentiments contradictoires chez certains explorateurs. Les autorités compétentes réglementent l’utilisation de ces véhicules afin de minimiser l’impact sur l’environnement et de préserver autant que faire se peut la dimension aventureuse des voyages non motorisés, en particulier dans les régions les plus sauvages de l’Antarctique. Photo : Christoph Höbenreich 2009
Les premiers explorateurs polaires eurent très vite l’idée d’installer des voiles rudimentaires sur leurs traineaux (13) : . Ce fut en particulier le cas du Norvégien Fridtjof Nansen, lors de sa traversée du Groenland en 1888, puis lors de sa tentative d’accès au pôle Nord en 1895.
Un siècle plus tard, en 1989-90, le Tyrolien du Sud Reinhold Messner et l’Allemand Arved Fuchs furent les premiers à parcourir le continent blanc à ski, en 92 jours, sur une distance considérable de 2390 kilomètres (et non pas 2800 kilomètres comme annoncé 14), sans l’aide de moyens motorisés ou animaliers. « By fair means » (« par des moyens équitables », c’est-à-dire « uniquement grâce à l’utilisation de forces naturelles »15) comme l’a écrit Messner dans le livre qui relate cette expédition.
Ils ont toutefois bénéficié de deux réapprovisionnements en nourriture et en carburant effectués par avion. Comme mentionné plus haut, des problèmes de logistique aérienne ont forcé les deux hommes à débuter leur expédition non pas à la côte, sur la bordure extérieure de la plate-forme glaciaire de Ronne-Filchner comme prévu à l’origine, mais sur la bordure intérieure de ce même ice-shelf. Ils ont parcouru un itinéraire alors inexploré jusqu’au pôle Sud puis rejoint la base néo-zélandaise et côtière de Scott, à l’autre bout du continent, via le glacier Beardmore.
Bien qu’utilisant des chaussures de ski de randonnée en cuir souple et des fixations de télémark traditionnelles, toutes deux conçues pour marcher plutôt que pour progresser à plus grande vitesse, Messner et Fuchs furent les premiers à utiliser des voiles de traction en région polaire : des parawings, des ailes spécifiques conçues par le pionnier allemand du cerf-volant Wolf Beringer.
Quelques années plus tôt dans les Alpes suisses, l’Allemand Dieter Strasilla avait mis au point des voiles de traction de type parachute. En ces temps des tout débuts de la voile de traction, dans les années 80 et au début des années 90, ces ailes, parawing ou nasawing, étaient considérées comme une élégante innovation dans le domaine des voyages polaires autonomes (photo 9). Mais elles étaient, à la vérité, d’une efficacité contestable et ne fonctionnaient que par vent arrière. Rien à voir donc avec les ailes de kite modernes, qui permettent aujourd’hui aux aventuriers de voyager beaucoup plus vite et de couvrir des distances fabuleuses. Nous y reviendrons un peu plus loin…
en 1989-90, Reinhold Messner et Arved Fuchs furent les premiers à parcourir le continent blanc à ski, en 92 jours, sur une distance considérable de 2390 km « by fair means »
Photo 9 Les cerfs-volants des années 80 et du début des années 90 permettaient une navigation essentiellement « au portant ». Sur cette photo, les Australiens Ben Galbraith et Wade Fairley utilisent des « Quadrifoils ». Photo : Eric Philips 1995
Børge Ousland
En 1996-97, le Norvégien Børge Ousland (photo 11) prend la décision audacieuse de se passer de ravitaillement ou d’aide extérieure et, à l’exemple de son compatriote Erling Kagge qui a effectué la première expédition en solitaire au pôle sud quelque quatre ans plus tôt, réalise sa traversée en solitaire avec une vitesse moyenne de progression qui, à cette époque, est inédite : plus de 44 kilomètres par jour. Ce qu’accomplit le Norvégien n’est pas moins que la première traversée de l’Antarctique en solitaire, à ski et cerf-volant, sans réapprovisionnement et d’une côte à une autre (sur ce dernier point, il faudra attendre précisément 20 ans pour assister à une nouvelle traversée du continent à ski et snowkite qui soit vraiment intégrale, c’est-à-dire d’une côte à l’autre, par Mike Horn). Ousland résiste même à la tentation de prendre une douche à la station américaine Amundsen-Scott (16) au pôle Sud et décline l’invitation à un repas et même à une tasse de café.
Il veut absolument éviter tout soutien en cours de route, par peur de compromettre ses chances d’obtenir le label « non soutenu » tant convoité. Sa seule réserve est d’accepter quelques lettres imprimées par courrier électronique de sa famille lors de son passage au Pôle – de nos jours, cela pourrait être considéré comme l’équivalent d’une conversation avec son entourage via le téléphone satellite ; ce qui se pratique très couramment durant les expéditions polaires modernes, sans être considéré comme une quelconque forme d’aide ou d’assistance.
Ousland a franchi une barrière physique et psychologique avec sa traversée minimaliste. Il a ainsi posé un jalon dans l’histoire des expéditions modernes en Antarctique, et établit une référence pour les futures expéditions de haute performance.
Dès lors, entrent en scène une nouvelle catégorie d’aventuriers : des athlètes de mieux en mieux préparés et équipés, et qui ont appris de leurs prédécesseurs. Les Belges Alain Hubert et Dixie Dansercoer (Photo 12) sont de ceux-là : ils préparent leur expédition avec une minutie scientifique et bénéficient de cerfs-volants plus efficaces. Durant l’été austral 1997-98, ils réalisent une traversée du continent, de la Terre de la Reine Maud jusqu’à la côte opposée de la mer de Ross, via le pôle sud. Equipé de voiles Nasawing, le duo belge parcourt 3924 kilomètres en seulement 99 jours, « dans la mâchoire du vent », comme ils l’ont décrit dans leur livre (17). C’est alors le plus long voyage réalisé en autonomie. Ils parcourent des distances quotidiennes impensables à l’époque (ils enregistrent une étape record de 271 kilomètres). Une nouvelle ère de voyages polaires vient de débuter.
Photo 11 En 1996-97, le Norvégien Børge Ousland dépasse les limites de l’imaginable avec une première traversée de l’Antarctique en solitaire, parcourant 2845 kilomètres des côtes de la plateforme glaciaire de Ronne- Filchner à celles de la plateforme de Ross (Photo : Archives Børge Ousland).
Nouveaux explorateurs norvégiens
La Norvège, depuis l’époque de Fridtjof Nansen, a toujours tissé un lien étroit avec l’exploration polaire. Les Norvégiens sont à l’origine de nombreuses premières, audacieuses et innovantes. En 1990- 1991, les frères Sjur et Simon Mørdre sont les premiers à traverser le continent antarctique d’une côte à l’autre par des moyens non motorisés. Pour cela, ils combinent avec succès la traction des chiens et des voiles. Ils sont également les premiers à utiliser le point de départ désormais classique de l’île de Berkner. Deux ans plus tard, le 7 janvier 1993, Erling Kagge est le premier skieur à atteindre le pôle Sud en solitaire et sans assistance – et sans radio. En 1994, Liv Arnesen devient la première femme à skier en solitaire et sans assistance depuis le bras de mer Hercules Inlet jusqu’au pôle Sud (18). En 2005-2006, Rune Gjeldnes parcourt en snowkite et en seulement 90 jours la distance alors record de 4804 kilomètres, depuis la Terre de la Reine Maud jusqu’à la baie de Terra Nova dans le Victoria Land, en passant par le pôle sud et les montagnes Transantarctiques, progressant à une vitesse moyenne de 53 kms par jour (19). EN janvier 2008, le spécialiste du kite ski Ronny Finsas parcourt 1130 kilomètres du pôle sud au bras de mer Hercules Inlet en 5 jours seulement.
La Norvège, depuis l’époque de Fridtjof Nansen, a toujours tissé un lien étroit avec l’exploration polaire. Les Norvégiens sont à l’origine de nombreuses premières, audacieuses et innovantes.
Enfin, en 2009-2010, la Norvégienne Cecilie Skog et l’Américain Ryan Waters traversent le continent à ski, de l’île Berkner jusqu’au pied du glacier Axel Heiberg (la bordure intérieure de la plate- forme glaciaire de Ross) en passant par le pôle Sud (photo 13). Avec des traîneaux pesant 135 kg et se passant intentionnellement de cerfs-volants, ils sont les premiers à effectuer une traversée (partielle ; ils manquent de temps et ne peuvent continuer jusqu’à la côte de la plate-forme glaciaire de Ross pour réussir une traversée complète) du continent grâce à la seule propulsion humaine. Le duo parcourt ainsi plus de 1800 kilomètres en 70 jours, à une moyenne de 25 kilomètres par jour. Le 13 janvier 2011, le skieur norvégien Christian Eide établit un record de vitesse à la seule propulsion musculaire (sans aide de voiles) sur les 1130 kilomètres qui séparent la baie d’Hercule Inlet et le pôle Sud : 24 jours, 1 heure et 13 minutes, à une moyenne de 47 kilomètres par jour. Et en 2011-12, Aleksander Gamme réalise la plus longue expédition à ski en solitaire sans assistance (sans voiles) à ce jour, couvrant une distance de 2260 kilomètres lors de son voyage Hercules Inlet – Pôle Sud aller- retour. Faisant preuve d’un esprit sportif exemplaire, le Norvégien s’est arrêté à un kilomètre de son point d’arrivée, attendant deux jours durant les Australiens James Castrission et Justin Jones, afin de franchir la ligne d’arrivée ensemble.
Photo 3 : Utilisée pour le réapprovisionnement de la station américaine Amundsen-Scott au pôle Sud, la piste de glace « South Pole Overland Traverse » (SPoT, également appelée McMurdo-South Pole Highway), longue de 1600 kilomètres, a été achevée en 2006. Elle relie la station McMurdo (sur les rives de la mer de Ross) au pôle Sud, en passant par la plate-forme glaciaire de Ross et par le glacier de Leverett dans les montagnes Transantarctiques. La piste est nivelée et balisée par des équipes conduisant de lourds tracteurs, ce qui facilite les déplacements et la navigation non motorisés. © Eric Philips 2017
De McNair Landry à Mike Horn
La décennie 2010 voit émerger une nouvelle génération d’aventuriers, dotée d’un savoir-faire de plus en plus technique qui leur permet de viser des objectifs toujours plus ambitieux. Les jeunes Canadiens, frères et sœurs, Eric et Sarah McNair-Landry (dont les parents Matty McNair et Paul Landry sont parmi les guides polaires les plus expérimentés au monde) réalisent en 2007 la seconde traversée longitudinale du Groenland en snowkite. Toujours ensemble et toujours en snowkite, le frère et la sœur parcourent le fameux passage du Nord-Ouest (photo 14). En 2011-12, Eric et le franco-américain Sebastian Copeland font une traversée de l’Antarctique en snowkite sur près de 4000 kilomètres : ils relient en 81 jours la Terre de la Reine Maud à Hercules Inlet en passant par la station russe abandonnée Poljus Nedostupnosti (Pôle d’Inaccessibilité) et le Pôle Sud. En 2019-20, c’est au tour de Sarah d’atteindre le Pôle d’inaccessibilité accompagnée d’un client qu’elle guide dans une expédition à ski de plus de 2000 km.
Début décembre 2016, le prolifique aventurier sud-africano-suisse Mike Horn atteint la Côte de la Princesse Astrid en Antarctique, non pas en avion, mais dans le style des premiers explorateurs, à bord de son voilier Pangaea. Il fait ses adieux à son équipage, débarque sur la plateforme glaciaire de Nivl et traverse le continent jusqu’à la côte opposée, le cap Prud’homme en Terre Adélie, en passant par le pôle Sud. Ce faisant, il couvre, en snowkite et en solitaire, la distance de 4930 kilomètres en 57 jours seulement. Une expédition hors norme, réalisée avec un incroyable esprit d’aventure, mais malheureusement terni par une déclaration fallacieuse : celle d’avoir parcouru 5100 kilomètres. Une affabulation sans doute destinée à surpasser le record alors en vigueur de l’expédition la plus longue : 5067 kilomètres parcourus par le Français Michael Charavin et son ami allemand Cornelius Strohm lors de l’expédition Wing Over Greenland II – une boucle complète du Groenland, réalisée en totale autonomie deux années plus tôt.
Par ailleurs, à son passage au pôle Sud, Horn accepte un repas chaud, soulevant chez les puristes une autre polémique : dès lors, son expédition peut-elle encore revendiquer, selon les critères en vigueur, le statut de « non soutenu » ? Sur ce point précis, il faut davantage y voir, de sa part, un pied de nez, un geste fantaisiste de résistance aux règles et au conformisme. Car ce repas ne joue aucun rôle décisif dans la réussite de sa traversée. D’ailleurs, Amundsen et Scott auraient certainement été amusés par l’insignifiance d’une telle polémique…
De passage au pole sud lors de sa traversée de l’Antarctique, Mike Horn accepte un repas chaud, au grand dam des puristes. Amundsen et Scott auraient certainement été amusés par l’insignifiance d’une telle polémique
L’Antarctique semblera bientôt trop restreinte pour cette nouvelle génération de chasseurs de records. C’est pour cela que les deux plus longues distances couvertes à ski et en autonomie en Antarctique ne sont plus des traversées, mais d’immenses voyages circulaires. Durant l’été austral 2011-12, Les Belges Dixie Dansercoer et Sam Deltour tentent de réaliser en snowkite un très long itinéraire sur le plateau de l’Antarctique de l’Est. Le retard pris ne leur permet pas de boucler la boucle envisagée, mais ils parcourent tout de même 5013 km en 73 jours.
En 2019-20, l’Australien Geoff Wilson établit, en solitaire, le record actuel du plus long voyage polaire à ski et en autonomie, parcourant une distance de 5179 kilomètres21 en snowkite sur le plateau de l’Antarctique oriental. Lors de cette expédition, Wilson passe non seulement par le pôle d’Inaccessibilité, mais il devient aussi la première personne à atteindre « by fair mean » le Dôme Argus, sommet du plateau antarctique (4093 mètres d’altitude) et l’un des points les plus isolés de notre planète (22).
L’avenir a déjà commencé
L’évolution des expéditions en Antarctique au cours des 30 dernières années est bien documentée. Ce qui permet de constater au fil du temps et au sein de cette communauté, des glissements sémantiques et l’apparition de « doctrines ». Ainsi, la traction d’un traîneau par ses propres moyens, c’est à dire sans utilisation du vent (photo 15), a peu à peu été considérée comme la forme la plus pure du voyage polaire. Faisant du kite, par comparaison, un moyen moins « loyal ».
Cette polémique ne date pas d’aujourd’hui. Elle a fait son apparition il y a plus d’un siècle, à l’époque héroïque de l’exploration de l’Antarctique : les expéditions britanniques montraient déjà une aversion pour l’utilisation des chiens de traîneau là où les Norvégiens ne faisaient absolument pas cas de ce genre de critères. Le « manhauling » (terme décrivant la traction des traineaux à la seule force musculaire) était alors considéré comme le summum de l’esprit sportif britannique. Même le président de la Royal Geographical Society de l’époque, Sir Clements Markham (1863-1888), croyait fermement à la supériorité morale des muscles et de la volonté de l’homme. Mais pour les grands explorateurs norvégiens, tracter un traîneau en se limitant à la seule force humaine n’était rien d’autre qu’un idéologie et un gaspillage d’énergie qu’il fallait éviter à tout prix.
Il était inévitable que les moyens mis en œuvre durant les expéditions se soient diversifiés au fil du temps. Mais qu’il en découle une forme de rivalité entre les modes de déplacement n’a en fait aucun sens – même si ceux qui pratiquent exclusivement le manhauling, soulignant ainsi leur refus volontaire d’une « assistance éolienne », tentent encore de véhiculer l’idée contraire. Tout comme il ne fait aucun sens de comparer une traversée d’un océan à la voile avec une traversée à la rame, il n’y a aujourd’hui plus de sens et d’intérêts à comparer des traversées faites seulement à ski et celles faites en snowkite. Dès lors, le statut « sans ou avec assistance » ne fait plus sens, lui non plus.
Le snowkite, une discipline indépendante
Il n’est en fait plus nécessaire de préciser le type d’énergie utilisé (par exemple, la force musculaire exclusive ou bien, la combinaison de cette dernière avec l’énergie éolienne…), et encore moins de savoir s’il s’agit d’une aide ou non. Il suffit de préciser l’activité pratiquée au cours de l’expédition car chaque sport parle de lui-même – ski, snowkite, traîneau à chiens, etc.
Les cerfs-volants rudimentaires du début des années 1990, considérés à l’époque comme une innovation intelligente pour les voyages polaires en autonomie, sont aujourd’hui devenues des ailes performantes, utilisables par presque toutes les conditions de vent. Cette activité moderne, techniquement exigeante et davantage susceptible de causer des blessures que le manhauling, est aujourd’hui aussi exigeante que les autres modes de déplacement polaire et ne peut plus être considéré comme une simple assistance physique ; le snowkite s’impose désormais comme une discipline indépendante nécessitant des compétences particulières et des règles nouvelles et spécifiques.
En juin 2010, Eric McNair-Landry et Sebastian Copeland ont établi un record de distance de 595 kilomètres en 24 heures lors de leur traversée longitudinale du Groenland, et le Canadien Frédéric Dion en 2014-15, lors de sa traversée de l’Antarctique en solitaire de 4171 kilomètres, a établi un record de la plus longue distance jamais parcourue d’une seule traite : 603 kilomètres en 24 heures et 53 minutes. Ceux qui s’imaginent que ce type de performance puissent s’apparenter à de délicieuses glissades dépourvues de contraintes fortes se fourvoient totalement.
Des moyens variés et anecdotiques
Aussi emblématiques soient-ils, les records de vitesse et de distance ne sont pas les seuls objectifs de la communauté des aventuriers polaires. Réaliser de nouveaux itinéraires ambitieux constitue également un enjeu majeur pour les athlètes polaires actuels et à venir. La traversée complète du continent à ski, sans cerf-volant, de littoral à littoral, avec ou sans dépôt, en équipe ou en solo est l’exemple type d’une première encore à mener à ce jour – une telle entreprise se situe à la limite des capacités humaines sur les plans physique et psychologique.
Utiliser des modes de transports inédits en régions polaires peut aussi être la raison de nouveaux défis. Certains d’entre eux resteront probablement de l’ordre de l’anecdotique tant ils sont liés à des infrastructures particulières ou bien à une logistique lourde et coûteuse. C’est le cas de l’expédition menée par la Britannique Maria Leijerstam (Photo 16) qui, en décembre 2013, a rallié la bordure intérieure de la plate-forme glaciaire de Ross au pôle Sud en tricycle (en utilisant la piste SPOT ainsi qu’un véhicule 4×4 comme assistance logistique).
C’est probablement aussi le cas de l’expédition menée par l’ultra-marathonien australien Pat Farmer (Photo 17), qui en 2011-2012, cours 21 000 kilomètres, du pôle Nord au pôle Sud. En compagnie d’un guide, il rallie en raquettes à neige l’île d’Ellesmere (Canada) depuis le pôle Nord. Il vole ensuite vers la route la plus proche où il débute sa course vers le sud. Il traverse les deux Amériques, jusqu’en Terre de Feu, en courant. Depuis Punta Arenas, au sud du Chili, il rejoint en avion la base d’Union Glacier en Antarctique et parcourt (guidé et assisté par un véhicule 4×4) les 1157 kilomètres restants jusqu’au pôle Sud en seulement 18 jours (réalisant sur ce dernier tronçon une moyenne quotidienne de 64 kilomètres, utilisant pour cela des chaussures de course standard recouvertes de guêtres en néoprène).
Des expéditions modernes
D’autres modes de déplacement sont probablement amenés à être davantage utilisés. C’est le cas du fatbike (photo 18) ou du Windcraft (photos 19 & 20). Ce dernier est un engin à propulsion éolienne constitué d’une (ou plusieurs) plateforme(s) montée(s) sur des skis, sur laquelle (ou lesquelles) une (ou plusieurs) tentes est (sont) installée(s) à demeure et d’où un équipier assis pilotent un kite géant. Durant l’été austral 2005-2006, les Espagnols Ramón Larramendi, Ignacio Oficialdegui et Juan Manuel Viu naviguent à travers le continent blanc sur une embarcation de ce genre, inspirée des constructions traditionnelles des traîneaux Inuits et testée quelques années plus tôt lors de deux traversées longitudinales du Groenland. Ils effectuent en 62 jours une boucle de 4 486 kilomètres sur les plateaux de l’Antarctique de l’Est (photos 16 et 17) et sont les premiers à atteindre par le seul usage des vents les deux Pôle d’Inaccessibilité (celui appelée « Poljus Nedostupnosti » correspondant aux calculs russes, et celui du British Antarctic Survey23), puis la station russe de Vostok.
En 2018-19, Larramendi et Oficialdegui, ainsi que leurs compatriotes Manuel Olivera et Hilo Moreno, parcourent 2538 kilomètres autour du Dome Fuji (le deuxième sommet le plus élevé de l’Antarctique oriental [3810 m]), ce en 52 jours et sur un Windcraft de conception nouvelle.
Enfin, comme le démontrent en 2017-18 les alpinistes Leo Houlding (Royaume-Uni), Mark Sedon (Nouvelle-Zélande) et Jean Burgun (France) (Photo 21), l’exploration de plus en plus approfondie de l’Antarctique ouvre également la porte à une nouvelle ère, combinant l’itinérance avec la pratique d’un alpinisme engagé. Après avoir rejoint en avion leur point de départ sur le plateau antarctique, les trois hommes, équipés de skis de randonnée et de snowkites, descendent le traître glacier Scott et atteignent le massif granitique du Spectre, dans la chaine Transantarctique. Une fois l’ascension de ce sommet technique réussie, ils rentrent en snowkite à la base d’Union Glacier, utilisant brièvement l’itinéraire damé « South Pole Traverse ». Ce style incarne probablement l’expédition du XXIème siècle : on peut imaginer que des équipes autonomes en déplacement grâce à l’emploi des kites pourront explorer les secteurs les plus reculés de l’Antarctique, et escalader des montagnes encore vierges.
Par ailleurs, les véhicules modernes, la logistique aérienne, les infrastructures bénéficient aussi et de plus en plus à l’activité touristique en région polaire, et ce jusqu’aux deux pôles. Sont ainsi apparues les expéditions commerciales dites du « dernier degré » : des voyages à ski, encadrés par des guides professionnels, qui parcourent le dernier degré de latitude (c’est-à-dire 60 milles nautiques, ou 111 kilomètres) avant les pôles. A noter également l’apparition de marathons et des courses de ski polaires (bien qu’il n’y ait eut qu’un seul participant, l’année 2020 a vu naître le premier Ironman en Antarctique).
On peut s’interroger sur l’impact que génère inévitablement le développement rapide de toutes ces activités, qu’elles soient liées à l’aventure ou à un tourisme plus traditionnel. En Antarctique, les règles et restrictions, ainsi que la présence de zones dangereusement crevassées, empêchent les véhicules, désormais très répandus, de circuler dans de nombreuses chaînes de montagnes restées à l’écart. Mais à moyen terme, le développement du tourisme polaire, qu’il soit classique ou d’aventure, risque fort de dégrader ce qu’il convoite précisément : une nature sauvage et isolée…
La fascination qu’éprouve l’humanité à l’égard du continent austral n’est pas prête de s’éteindre, et de nouveaux objectifs continueront de nourrir de nouvelles aventures. Mais il est désormais dans l’intérêt de tous de proposer les outils nécessaires à la compréhension de celles-ci, afin que chacun puisse, grâce à un lexique moderne de terminologie standardisée, déchiffrer correctement les codes de langage utilisés par les aventuriers amateurs et professionnels.
Notes
[10] « A Walk to The Pole. To the Heart of Antarctica in the Footsteps of Scott », Roger Mear, Robert Swan, New York, 1987.
[11] « South to the Pole by Ski. Nine Men and Two Women pioneer a New Route to the South Pole », Joseph Murphy, Saint Paul, 1990
[12] Les membres de l’expédition Transantarctica indiquent une distante totale parcourue différente : Jean-Louis Etienne a utilisé les données du satellite ARGOS et mentionne 6300 km, le navigateur de l’expédition Geoff Somers a mesuré 6048 km à l’aide d’un sextant et d’un odomètre et Will Steger mentionne 6020 km. En tout cas, c’est la plus longue traversée humaine du continent antarctique.
[13] « På ski over Grønland » », Nansen, 1890. Lors de ses deux grands voyages, Nansen a combiné l’usage des skis à d’autres moyens de progression (la propulsion éolienne, la traction canine, le kayak).
[14] Dans leurs publications, Messner et Fuchs indiquent une distance exagérée de 2800 kilomètres, ce qui correspondrait presque à la distance totale entre les deux bords extérieurs du plateau de glace (Reinhold Messner : Antarktis Himmel und Hölle zugleich. 1990 p. 386 ; édition française : Antarctique. Ciel et enfer. 1991 ; Messner’s Philosophikum – So weit wie möglich. Bergwelten 4/2020, p. 146 ; Arved Fuchs : Von Pol zu Pol. 1990, p. 239).
[15] Interview Reinhold Messner South Pole Station
[16] « Alone Across Antarctica », Børge Ousland, Oslo, 1997, S. 91
[17] « In the Teeth of the Wind. South through the Pole », Alain Hubert, Dixie Dansercoer, Michel
Brent, Norwich, 2001. Edition française : « Cent jours pour l’Antarctique », éditions Labor, 1998
[18] « Snille piker går ikke til Sydpolen » (Nice girls don ́t go to the South Pole), Liv Arnesen, Oslo, 1995
[19] Journal d’expédition, 02/03/2006
[20] Explorersweb 01/21/2010
[21] La distance mesurée par le tracker (un point enregistré toutes les demi-heures de progression)
de Geoff Wilson donnaient un total de 5306 kilometres. The Sydney Morning Herald, 01/07/2020
[22] Le Dôme Argus, à 4093 mètres d’altitude, est la région la plus froide sur Terre (y ont été et
enregistrées des températures hivernales de – 90o C. En 2004, des satellites ont mesuré dans la
région du Dôme Argus le record de froid sur Terre : – 98,6°C. forschung-und-wissen.de.
[23] Il existe plusieurs pôles d’inaccessibilité selon que le calcul de sa position intègre ou non les plateformes de glace. Selon le British Antarctic Survey, le pôle d’inaccessibilité se trouve à 82°53′14′′S, 55°04′30′′E. L’ancienne station soviétique du pôle d’inaccessibilité (Polus Nedostupnosti) se situe à 82°06′S, 54°58′E. L’Institut de recherche Scott a calculé le pôle d’inaccessibilité à 85°50′S, 65°47′E.