La montagne, c’est pointu, disait Pierre Chapoutot, alpiniste curieux et professeur de géographie. Le Manaslu, c’est pointu, mais ce n’est pas écrit sur les pubs et claironné par les agences et guides, occidentaux et népalais, qui commercialisent ce sommet, vendu comme abordable. Bien qu’il lui arrive d’éternuer de terribles avalanches, le Manaslu a été marketé, le terme n’est pas trop fort, comme un 8000 facile, curieux oxymore. Pourtant, cela fait plusieurs années que l’on s’étonne de voir, sur les selfies sommitaux, une proéminence qui semble plus élevée que celle sur laquelle lesdits summiters se sont arrêtés. On a commencé par minauder : sur ces 8000 il faut des zones de tolérance – ce qui est compréhensible sur les corniches horizontales de l’Annapurna – et il en faut une sur ce Manaslu, dont le sommet pointu ne serait, se plaît-on à penser, qu’une corniche de plus.
Le Manaslu a été marketé comme un 8000 facile. Et certains auraient bien aimé que cela continue, avec ou sans vrai sommet.
Cet automne, Mingma G. Sherpa, guide auréolé de son ascension hivernale au K2 et patron d’agence, annonce, tonitruant : il irait au vrai sommet du Manaslu, lui et ses clients. Septembre arrive, près de deux cent prétendants se pressent dans le camp de base, un gâteau commercial que se partagent à coups de griffes les agences népalaises, on va y revenir. Fin septembre, plusieurs dizaines de personnes disent atteinde le Manaslu. Le 27 septembre, Mingma G. se pointe, traverse sous l’antécime, et gagne le vrai sommet, une trentaine de mètres plus loin que le « fore summit », grimpant sous l’oeil d’un drone et révélant le pot aux roses au monde entier : lui et deux personnes qui s’élèvent sur la cime (1) tandis que la foule s’arrête sur l’antécime, qui, visiblement, est une antécime, point.
Le 2 octobre, l’expédition d’une agence française fanfaronne sur les réseaux, en lettres majuscules : 5 FRANÇAIS SUR LE SOMMET DU MANASLU. Pas de bol, sur lesdites photos « du sommet », on voit que 1) les alpinistes sont sur l’antécime 2) les alpinistes ne sont pas sur le sommet filmé par Mingma. Pas de bol, parce que cinq jours plus tôt, on aurait pu entretenir ce marigot de demi-vérités, de petits mensonges, de corniches à la con qui floutent le sommet. Ce n’est pas ternir les efforts des membres de cette expédition que de dire que la réussite, dans leur cas, est d’abord d’avoir vécu leur rêve d’Himalaya, sans sommet, mais, ce qui est leur véritable victoire, d’être rentrés entiers et riches d’une nouvelle expérience. Qui n’a jamais affirmé avoir « quasiment » atteint le sommet de telle ou telle voie, ou concédé que l’aller-retour depuis le dernier gendarme « ne valait pas le coup » ?
Ce n’est pas ternir les efforts des membres de cette expédition que de dire que leur réussite est d’abord d’avoir vécu leur rêve d’Himalaya. Sans sommet mais entiers et riches d’une nouvelle expérience
C’est par contre prendre les enfants du bon dieu pour des canards sauvages que de justifier cette trompeuse affirmation – « nos clients ont fait le sommet » – en affirmant que la priorité de l’agence en question est de « prioriser la sécurité des clients ». La priorité, c’est le business. C’est affirmer, comme Purja, qui s’est arrêté sur l’antécime, que l’on a « 100% success ». Que l’on garantit le sommet à ses prospects, quitte à placer celui-ci un peu plus bas que le vrai sommet. Au sein de cette expédition française, un client est monté sans oxygène à 7600 mètres : sans doute lui a un atteint un vrai (beau) sommet, à la fois intime et réellement très haut. L’himalayisme, qu’on soit sponsorisé ou qu’on ait épargné chaque sou, c’est sans doute se souvenir qu’une ascension a de la valeur quand elle est effectuée, le plus possible, « by fair means » (voir cet article), plutôt qu’avec une débauche de moyens, avec des expés où on fait livrer des cordes ou de l’oxygène par hélico comme à l’Annapurna ce printemps.
Finalement on n’est pas très loin des trumperies du type, du concept foireux des « des vérités alternatives ». Non, la vérité, c’est que personne n’est allé au sommet cette année avant Mingma G, et après, quelque uns. Au sein des agences comme au sein des clients, il y a deux camps : ceux qui sont allés au sommet, le seul sommet, et les autres qui ne l’ont pas fait, un fait sur lequel on jette un voile pudique, comme dans le cas de la plupart des himalayistes, clients ou pro, depuis des années. Quid de la validité des « sommets » revendiqués de célébrités, de Nirmal Purja à Andrzej Bargiel à skis ? (2)
Il y aura un avant et un après Mingma G. sur le Manaslu.
La transparence, c’est reconnaître qu’un sommet est trop difficile, ou trop haut, ou qu’il faisait trop mauvais pour savoir si c’était le sommet, mais qu’aujourd’hui, oui, on sait, comme l’a dignement écrit l’himalayiste Ralf Dujmovits. L’honnêteté, ce n’est pas affirmer que l’expérience ou l’aventure c’est ce qui compte, quand ce qui compte, visiblement, c’est le drapeau en haut. La vérité, c’est que la guerre commerciale fait rage entre les agences népalaises (et par ricochet les agences françaises qui commercialisent leur logistique) : celle de Mingma G., Imagine Nepal, celle de Nirmal « 100% success » Purja, Elite Exped, qui veulent toutes les deux prendre des parts de marché au mastodonte Seven Summit Treks. A 20, voire 25000 euros le ticket pour le Manaslu, le marché en question pèse cet automne plus de 4 millions d’euros : un gâteau pour lequel on n’allait pas chipoter pour une histoire de sommet. Jusqu’à ce 27 septembre.
Notes
- « I hope there will be no more fore summit in future. Top is always Top, no more ups, everything below you. » Mingma G. après son ascension du Manaslu.
- Bargiel dans la vidéo Youtube sur laquelle on distingue une pointe rocheuse derrière lui qui semble indiquer qu’il se trouve sous le vrai sommet et non pas sur celui-ci.
[Mise à jour 15/10/21] Malgré les moulinets de bras de ceux prétendant avoir atteint le sommet envers et contre les apparences, l’Himalayan Data Base, vénérable institution qui a pris la suite du travail de vérification de Miss E. Hawley, a écrit, dans un post daté du 13 octobre : » Avec le succès clairement documenté du sommet de Mingma Gyalje et de son équipe, l’Himalayan Data Base a décidé qu’à partir de 2022, elle ne créditera le sommet qu’à ceux qui atteindront le point le plus élevé montré sur la photo prise par Jackson Grove. Ceux qui atteindront les sommets indiqués comme Shelf 2, C2 et C3 sur la photo seront crédités de l’antécime (foresummit). Ce changement dans l’accréditation des sommets est recommandé et soutenu par les opérateurs étrangers et népalais que nous avons consultés à Katmandou. » Shelf 2 étant le point de l’antécime où s’arrêtaient les ascensionnistes habituellement. Pour voir le schéma et les points en question, plus de détail ici.