À la mi-journée il fait chaud à Kyanjin Gompa, l’air pur fait apparaître les sommets étincelants de blanc du Langtang plus proches qu’ils ne sont. Sur la terrasse du lodge où il fait bon refaire le monde, l’alpiniste ne pense pas au jour d’après. Celui où ses proches hurleront de terreur à l’annonce de la nouvelle. Il s’appelle Ondrej Huserka, et quelques jours plus tard, il va se hisser au sommet du Langtang Lirung après avoir gravi sa face est haute de 2500 mètres. Cinq bivouacs, la confiance de son compagnon de cordée, le vétéran Marek Holecek, sorte de talisman qui a survécu à tout en altitude, y compris à son propre naufrage au Baruntse, dans la tempête. Holecek en est revenu la tête et le corps élimés. Mais il n’en est pas revenu seul, cette fois-là.
Ondrej Husarka et Marek Holecek à Kyanjin Gompa, en octobre. ©Coll. Marek Holecek
Mis à part l’aiguille du Midi, un sommet ne livre pas sa descente emballée avec. Marek et Ondrej descendent un glacier chaotique en rappel quand l’amarrage de rappel, un abalakov, cède brutalement, après la descente de Marek.
Ondrej bascule dans une crevasse profonde, si noire et si étroite qu’il a fallu que Marek découpe son sac à dos pour en extraire une frontale. Il veille pendant des heures son ami gravement blessé, comme il le racontera ensuite. Je vous épargne les détails. Pour Ondrej qui n’a pas survécu.
« Pourquoi lui et pas moi ? »
À nouveau, on peut convoquer Messner et son mantra, la montagne n’est ni juste ni injuste, Elle est dangereuse. Affirmer maudit le Langtang Lirung, là où Tomaz Humar a lui aussi perdu la vie. « Pourquoi lui et pas moi ?» pleure Marek.
Pourquoi tant d’égoïsme ? assénait la compagne de Gabriel Miloche, décédé avec ses compagnons au Mingbo Eiger en octobre 2021.
Je me souviens de l’heure et de l’endroit où j’ai appris la mort de Pierre Labbre et Max Bonniot, deux joyeux drilles eux aussi trop tôt disparus. À chaque fois se pose la question : comment parler d’eux alors qu’ils ne sont plus là ? Comment parler du drame, de la mort au milieu des sommets ? Mais comment ne pas en parler ?
La rapidité des réseaux sociaux, et le fait que certains alpinistes comme Marek Holecek n’hésitent pas à communiquer en temps réel, y compris pour refuser une vaine tentative de secours, ne va guère de pair avec le respect ou la pudeur à l’égard d’une disparition a fortiori brutale. On se réveille en se disant qu’on s’habitue aux mauvaises nouvelles mais c’est faux. On ne peut pas répondre à la question du pourquoi lui. Et pas moi.