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L’effet spectateur

La scène se déroule à 8700 mètres, elle est choquante. Le 21 mai, une foule énorme digne du métro aux heures de pointe se presse sur l’arête sommitale de l’Everest, en aval du ressaut Hillary, une section horizontale mais étroite. Ils sont collés les uns aux autres, attendant que le précédant mousquetonne ou pose son jumar sur la corde fixe, et tentent visiblement de se croiser. La majorité descend. Un large pan de corniche cède sous les pieds de quelques uns d’entre eux et les précipite dans le vide versant tibétain.

Sur une vidéo, on voit l’un d’eux remonter péniblement sur la corde, sous l’oeil impassible d’une bonne trentaine de personnes. Aucune ne bouge, aucune ne tend la main ou ne lance une corde (encore faudrait-il en avoir une) pour aider les malheureux qui ont eu de la chance. Tout le monde semble anesthésié, mis à part un unique sherpa (?) qui semble agenouillé, accroupi près de l’amarrage. Deux personnes ont disparu, et ne seront pas retrouvées. 

Heure d’affluence à l’Everest, au centre la partie de la corniche qui va s’effondrer quelques instants plus tard.

L’avalanche qui a touché la voie de montée au mont Blanc du Tacul.

La scène se passe à 4000 mètres, elle est choquante. Samedi 25 mai, une foule de skieurs alpinistes remonte les flancs du mont Blanc du Tacul. La trace monte en zigzag, et les gens à la queue leu leu. Deux skieurs descendent (trop) près de la trace, déclenchent une avalanche qui recouvre celle-ci. Un homme est traîné sur « 300 mètres » et seule sa « main droite » reste à la surface, dont il se sert pour enlever la neige de sa bouche pour respirer. Dix à quinze longues minutes plus tard, un guide de haute montagne le localise, le « déterre » et appelle les sauveteurs.

Depuis l’hôpital de Sallanches, il raconte. « Le gars qui a coupé la pente est descendu à la recherche de son ski perdu.  Quand il m’a vu, il a juste dit « Je suis vraiment désolé ». Et il a continué à chercher son ski. L’ayant trouvé, sans dire un mot, sans offrir aucune aide, lui et son ami sont descendus. » Ancien du secours en montagne, le médecin Jean Blanchard assiste à l’avalanche depuis les Cosmiques puis au ballet de l’hélicoptère : « c’est un miracle qu’avec le nombre élevé d’alpinistes et de skieurs il n’y ait eu qu’une seule personne dessous. » Et au moins une ou deux âmes charitables, à défaut de celles responsables.

Au Tacul, un miracle qu’il n’y ait eu qu’un blessé

L’effet spectateur, ou effet du témoin, selon les sociologues, est à l’oeuvre ici. À savoir, la probabilité d’être secouru est inversement proportionnelle au nombre de témoins, dont la réaction est inhibée par la présence d’autres personnes sur les lieux. En gros, plus il y a de témoins, moins quelqu’un se sent concerné. À l’Everest bien sûr, l’effet spectateur est renforcé par une situation « extrême », masque à oxygène, manque de communication, fatigue. Au Tacul, il s’agit, au-delà de l’imprudence initiale, de non-assistance à personne en danger.

Devant ces foules, rester dans son canapé est tentant. Solution ? Évitez la corniche sommitale de l’Everest aux heures de pointe, et l’Everest de manière générale. Facile. Évitez le mont Blanc du Tacul les week-ends, les courses rentrées trois fois sur C2C en une semaine. Déjà plus dur, je sais.

Évitez l’arête des Cosmiques, la traversée des Aiguilles d’Entrèves, sauf quand il fait moche, mais pas trop. Sinon, et bien, prenez votre mal en patience, et votre voisin pour ce qu’il est : quelqu’un qui a eu la même idée que vous.