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Devenir alpiniste

L’alpiniste est un homme qui conduit son corps là où, un jour, ses yeux ont regardé. La citation de Gaston Rébuffat est sans doute magnifique, mais si on la suit au pied de la lettre, elle s’applique aussi bien au cycliste au pied du Galibier (ce qui est de la montagne à vaches) qu’à l’amateur de bistrot qui s’installe à la première terrasse covido-compatible (détecté par son radar à apéro).

Devenir alpiniste : sans doute une question personnelle, tant varient les curseurs – du bonheur d’être là-haut ou de sa capacité à y être. Devenir alpiniste, c’est un jour où l’on sait que, quoi qu’il arrive, il faudra trouver son chemin, sans le guide ou l’ami(e) de cordée plus expérimenté(e) qui d’habitude prend les devants (et les décisions).

Alpinisme avec Jean-Marc Rochette, septembre 2020. ©JC

Pour Catherine Destivelle, qui vient de recevoir le Piolet d’Or Carrière 2020, ce fut la face nord de l’Eiger, en solitaire hivernale. Celle qui gravit la Devies-Gervasutti à l’Ailefroide ou la Directe Américaine aux Drus à dix-sept ans, ne se sentait pas alpiniste avant l’Eiger, mais grimpeuse, amoureuse de rocher franc uniquement. « L’escalade mixte, je n’en faisais pas » nous a raconté Catherine. Ce 9 mars 1992, après dix-sept heures de fissures bouchées par la neige et de cheminées pleines de verglas, Catherine Destivelle se tient au sommet de l’Eiger. « Je me suis sentie alpiniste après l’Eiger ».

Mais rassurez-vous : l’Eiger en solo n’est valable comme diplôme alpinistique que pour une grimpeuse de 8a(+) et qui, après d’autres faces nord en solo et quelques flamboyances en altitude (voie Kurtyka-Loretan-Troillet en face sud du Shishapangma) est devenue la première femme à recevoir un Piolet d’Or Carrière.

Devenir alpiniste, c’est apprendre à marcher sur un glacier accessible comme celui de la Girose, à la Grave.

Devenir alpiniste n’est pas si compliqué, heureusement ! Il n’est point nécessaire d’avoir la médaille (de guide) non plus. L’alpiniste « amateur » vit parfois avec ce complexe dépassé depuis un siècle et l’ « alpinisme sans guides », celui des Eddy Stofer ou Jacques Lagarde qui firent aussi bien (et parfois mieux) que les meilleurs guides de l’époque.

Devenir alpiniste, c’est apprendre à s’orienter, autrement dit à ne pas se perdre (un effort de chaque instant quand on lit les topos de Gaston) et à NE JAMAIS tomber (tout le monde est d’accord là-dessus). Devenir alpiniste, c’est apprendre à faire un sac plus petit qu’un camion-toupie (enfin, essayer).

Devenir alpiniste, c’est apprendre à marcher sur un glacier accessible comme celui de la Girose à la Grave dont on peut souhaiter qu’il demeure vierge d’équipement lourd pour permettre, justement, la découverte par d’autres de ce jardin d’altitude d’une beauté rare.

Comme la peinture sans doute, l’alpinisme est un geste, qui fait de nous des êtres libres, un geste qui se travaille toujours mais ne s’oublie pas.

Devenir alpiniste, c’est aussi le rester, même parfois, sans grimper pendant des années. La semaine dernière j’étais en Oisans avec Jean-Marc Rochette, l’auteur d’Ailefroide et du Loup (1). Magnifique sous la lumière de septembre, le granite des Écrins donnait le sourire à Rochette.

Après un hiatus de plus de trente-cinq ans sans escalade, sans sommet pointu, Rochette revit le bonheur d’être là-haut depuis quelques saisons, pas seulement de se balader ou de respirer l’air des montagnes en tant qu’artiste, mais bien celui de se tenir en équilibre sur une cime perchée au milieu d’autres cimes, en tant qu’alpiniste. Celui qu’il a été, à dix-huit ans, courant les classiques de haute-volée des Écrins, comme celui qu’il demeure, aujourd’hui.

Comme le dessin et la peinture sans doute, l’alpinisme est un geste, qui fait de nous des humains autonomes, libres bien avant l’orée du jour de définir leur voie, d’orienter leurs pas. L’alpinisme un geste qui se travaille toujours mais ne s’oublie pas.

On devient alpiniste chaque jour qu’on passe là-haut, du dôme de la Lauze à la conquête du Truc-Much ouest (2) !

  1. Rendez-vous le 17 octobre au festival du Grand Bivouac d’Albertville pour une soirée avec Jean-Marc Rochette, et un film en avant-première autour des Écrins et de l’artiste. Partenaire du festival, Alpine Mag animera la soirée.
  2. récit parodique d’expé écrit par un autre amoureux des Écrins et du Soreiller, Pierre Chapoutot.