fbpx

L’Ukraine aux Piolets d’Or

C’était un beau mois de janvier, la neige recouvrait tout. Le col du Lautaret était fermé, mais cela n’avait pas empêché une équipe d’alpinistes russes de traverser le col, à pied, dans deux mètres de neige, pour venir aux Piolets d’Or, qui se déroulaient à l’Argentière-la-Bessée. Le gotha de l’alpinisme se donnait alors rendez-vous au rassemblement de cascade de glace – devenu Ice Climbing Écrins. Feu l’ami Gérard Pailheret, l’organisateur, pouvait souffler en apprenant que « ses » Russes, habitués à camper des semaines dans des big walls inhospitaliers, avaient franchi le Lautaret à pattes sans problème aucun – avec quelques bouteilles de vodka arrivées encore pleines à l’Argentière.

Une vingtaine d’années plus tard, les Piolets d’Or sont revenus dans les Hautes-Alpes (depuis l’année dernière). Mais cette fois, point de Russes, fermés à double tour dans un pays dirigé par un dictateur. Ce sont deux Ukrainiens qui montent sur la scène du Théâtre du Briançonnais : Mikhail « Micha » Fomin et Nikita Balabanov, venus recevoir une « prix spécial » pour leur incroyable ascension de l’arête sud-est de l’Annapurna III, 7555 m, avec Vyacheslav Polezhayko, au cours d’une épopée de 18 jours en haute altitude. Dont reste cette fameuse photo de l’un des 3 alpinistes au faîte d’un pinnacle de neige, fragile conquête de l’inutile. C’était il y a un siècle, en novembre 2021. Depuis tout a changé.

Nikita Balabanov et Mikhail Fomin, Piolets d’Or 2022, Briançon. ©Jocelyn Chavy

La guerre est aux portes de l’Europe, et ce n’est pas rien de l’avoir rappelé en présence du préfet des Hautes-alpes et du député Joël Giraud. Sur scène, Nikita précise qu’il a conduit « une nuit et une journée » pour venir d’Ukraine. Les bombes tombent à deux jours de voiture d’ici. Micha arbore un T-shirt Climb Army, l’association d’un alpiniste ukrainien, Mykhailo Poddubnov, qui rassemble des fonds pour la guerre. Sur scène est diffusé le clip de Climb Army, et le président du GHM, Christian Tromsdorff, se fend d’un discours. « Les Piolets d’Or condamnent fermement l’agression de l’état russe envers l’Ukraine. La guerre, en réalité déjà commencée en 2014, est aujourd’hui un véritable désastre humain pour la plupart des Ukrainiens ainsi que pour de nombreux Russes. Nous appelons à un arrêt immédiat de cette agression (…) Nous souhaitons aussi exprimer notre  soutien total à tous les Russes qui, publiquement, se sont opposés à cette guerre. »

Aujourd’hui, les Piolets d’Or affichent leur soutien à l’Ukraine ; bien que se revendiquant « apolitique », l’événement qui est d’abord une fête de l’alpinisme de haut niveau, n’a pas voulu ignorer la situation actuelle, au contraire. Que Nikita et Micha soient présents sur scène signifie que l’alpinisme, qui n’aime ni les frontières ni les douaniers, ne peut rester sourd aux secousses mondiales. Que les symboles comptent.

Que Nikita et Micha soient présents aux Piolets d’Or signifie que l’alpinisme, qui n’aime ni les frontières ni les douaniers, ne peut rester sourd aux secousses mondiales

L’alpinisme n’est que pas que la conquête de l’inutile, mais d’abord celle de la liberté.

Celle d’aller et venir. Le partage avec d’autres peuples, d’autres cultures, parfois fort éloignées. L’alpinisme est une histoire d’échanges, de cultures que l’on brasse en commun, comme en a témoigné sur scène la ministre géorgienne de la Culture Tea Tsouloukiani, dont on ne peut ignorer que le pays, la Géorgie, a subi une guerre d’invasion russe. Ou comme en témoigne la vie de Sean Villanueva, deuxième Piolet d’Or pour sa traversée en solo du Fitz Roy. Né de parents hispano-irlandais, Sean est un Belge qui « vit dans sa voiture » et promène sa modestie des tours tchèques aux aiguilles de Patagonie.

L’Annapurna des Ukrainiens n’a pas reçu un « vrai » piolet d’Or, seulement un prix spécial du jury, bien que leur ascension soit « un monument d’engagement » selon les mots de plusieurs alpinistes de haut-niveau. On reviendra sur Alpine Mag sur ce choix discutable, assumé par le jury. On se demande aussi pourquoi certaines ascensions brillantes comme la face nord du Chamlang de B.Védrines et Ch.Dubouloz ne figurent pas au palmarès cette année, alors même que leur voie est revendiquée comme plus difficile que celle des Tchèques sur la même face en 2019 qui ont reçu un Piolet d’Or en 2020.

Quels que soient les choix des uns et des autres, la présence d’Ukrainiens et de Géorgiens sur la scène des Piolets d’Or signifie que l’élite de l’alpinisme est solidaire. Comme une cordée l’est face à la détresse d’une cordée voisine.