Jérémy Bigé a réussi. Il a rejoint Douchanbé, capitale du Tadjikistan, 90 jours après être parti à pied de Karakol en Kirghizie. Les 2 000 km et 90 000 mètres de dénivelé franchis n’ont pas été faciles. Après les hauts cols des monts Célestes, le marcheur s’est frotté aux vallées perdues du bout du monde tadjik, mais aussi au conflit toujours vivace opposant les deux ex-républiques soviétiques de l’Asie centrale. Récit.
Karamyk est un cul-de-sac. Une de ces destinations damnées de fond du monde. Je n’irai pas plus loin. Impossible de traverser le no man’s land disputé depuis 2 ans. Kirghizes et Tadjiks s’affrontent dans une guerre fratricide. En cause, une frontière dessinée à la va-vite en 1991 et remise en question de part et d’autre au sujet de la répartition des ressources en eau, qui alimentent le bassin de Ferghana. Mon objectif est clair. Me retrouver de l’autre côté des lignes de contrôle, à 10 km à vol d’oiseau, afin de continuer à dérouler le fil de la marche comme je le fais depuis maintenant deux mois.
Une grosse semaine me sera nécessaire pour opérer le détour par l’Ouzbékistan, neutre dans le conflit. Dix jours pour dix kilomètres ! Ma moyenne en prend un coup ! Qu’importe, le 3 septembre 2022, me voici côté tadjik, autorisations en poche, prêt à en découdre avec les reliefs du Pamir-Alaï.
engloutis par les glissements de terrain, avalés par les rivières,
les sentiers ont sombré
Généralement, les touristes occidentaux se rendant au Tadjikistan se cantonnent aux monts Fann à l’ouest et à l’immense Pamir au sud-est. Les chaines au nord sont négligées : excentrées, hautes perchées, dépeuplées. Par le passé, des itinéraires caravaniers reliaient la vallée de Gharm à celle de Zeravchan en transitant par le massif. Ceux-ci sont tombés dans l’oubli depuis l’apparition des routes modernes. Mangés par la végétation, engloutis par les glissements de terrain ou avalés par les rivières, les sentiers ont sombré.
La traversée via le village de Ghorif est l’une de ces routes d’antan. On m’avait mis en garde : la remontée peut s’avérer létale si le niveau du cours d’eau n’est pas suffisamment bas.
Rejoindre Ghorif
Aubin, mon vieux compère d’aventure avec qui j’ai parcouru l’Himalaya népalais en 2018, m’a rejoint pour les dernières semaines de cette marche. À Shingilich, un jeune nous apporte quelques informations : « Le niveau de l’eau devrait être assez bas pour remonter dans le lit de la rivière. Pour traverser la Vanjrud, il y a un câble sur lequel se suspendre. Ensuite, il faut se hisser jusqu’à un petit col puis désescalader. En une dizaine d’heures, vous pouvez atteindre Ghorif. Gare aux ours ! Un berger est décédé il y a 3 jours à quelques kilomètres d’ici. »
mes chaussures polies par les km
n’ont plus aucune accroche
Notre décision est prise. En nous engouffrant dans la gorge d’où s’échappe un geyser d’écume, j’ai l’impression de semer un premier obstacle dans mon dos. Franchir une difficulté c’est tourner un peu plus le verrou dans la porte de secours. La vallée est tellement encaissée que de sempiternels névés obstruent encore le cours d’eau en ce mois de septembre et nous obligent au détour. Cela dépasse la randonnée. On grimpe, on dérape, on se frotte à des pans scabreux rabotés par l’érosion. De grands toboggans vers les flots qui rugissent en contrebas.
« Ah ! Aubin ! »
Je glisse au ralenti sur la pente sableuse sans pouvoir m’arrêter. Sous l’usure des kilomètres, mes chaussures ont été polies et n’ont plus aucune accroche. Je me stoppe in extremis en bloquant mon bâton comme on enraye un dévissage avec un piolet. Sous moi, quelques centimètres à peine me séparent d’une barre rocheuse de 15 m.
« Faut que je m’assoie. Je l’ai échappé belle. »
Les reliefs nous tiennent en haleine durant deux jours. J’ai du mal à imaginer que cet itinéraire fut emprunté autrefois par des caravanes. Je comprends également pourquoi les habitants du village de Ghorif passent par le nord et le col éponyme. La route que nous suivons n’est bonne qu’à casser les dents de ceux qui s’y frottent. De-ci, de-là, des excréments frais et des empreintes dans la vase font leur apparition. Cette partie de la vallée est peuplée d’ours ! On m’a beaucoup mis en garde ces derniers mois, mais c’est la première fois que je sens une telle présence ! Nous avançons serrés l’un contre l’autre, sur le qui-vive. Avec le bruit de la rivière, nous avons peur d’en surprendre un. Je siffle un grand coup toutes les 5 minutes pour nous signaler. Que la faune doit rire de nous ! Deux randonneurs, jambes en sang, habits en lambeaux, stridulant comme des insectes. Les Robinsons de la rivière Ghorif !
« Aubin stop ! Regarde de l’autre côté du cours d’eau ! »
Un ours brun, le poil mouillé, remonte en parallèle de nous. Catalepsie. L’animal nous fige à distance. À notre vue, il se redresse un instant puis s’en va ventre à terre, droit dans la pente, ses bourrelets de fourrure roulant sur ses muscles. J’entends le souffle d’Aubin dans mon dos.
« Quelle peur ! Quelle chance ! Quelle joie ! »
Ghorif, le hameau le plus isolé du Tadjikistan
Le soir nous posons le bivouac dans les ruines du village de Nasrud, abandonné sous l’URSS quand les Soviétiques ont mobilisé les habitants pour travailler dans les champs de coton en Ouzbékistan. D’une activité passée, il ne reste que quelques murs écroulés et des pommiers fructifiant à foison. Un garde-manger parfait pour les ours, au régime essentiellement frugivore. Aux rodages nocturnes nous répondons par un grand feu, alimenté toutes les deux heures par l’un d’entre nous. Une nuit à attendre le jour en quelque sorte.
Au détour d’un coude de la rivière, le village de Ghorif et ses peupliers nous apparaissent comme une délivrance. Nous sommes tirés d’affaire après 15 h d’effort ! Une nappe est vite étalée sur le sol d’une cahutte en bois. Thé, pain et kifir (1) s’y ajoutent rapidement. Seulement cinq familles vivent au village. L’hiver, ils sont coupés du reste du monde, le col au nord, unique accès viable, étant impraticable. Ils consacrent donc leur été à préparer la saison qui vient. Les foins sont accumulés sur les toits, les bouses de vache sont mises à sécher.
Je les imagine regroupés dans la pièce principale à siroter le thé pour tuer le temps des longues journées de janvier. Des montagnards menant une vie insulaire 4 mois dans l’année. En mai/juin, les cinq mètres de neige recouvrant le col disparaissent et libèrent les habitants de l’étau de glace. Il est alors l’heure de préparer l’hiver suivant. Ghorif est à la hauteur de sa réputation de hameau le plus isolé du Tadjikistan.
Garde à vue tadjike
Le Pakshif pass est notre porte de sortie. Nous nous joignons à la transhumance de 4 bergers qui s’en retournent à leur village avec leurs quelque 400 brebis. À 3 200 m, serrés les uns contre les autres, nous luttons contre un froid humide qui nous tient éveillés toute la nuit. Bivouac à même le sol, à même le ciel. Nous pouvons compter sur le thé et les chants pour réchauffer les cœurs.
En cours de la matinée nous passons le col perché à 3740 m, documenté en 1906 par Willi Rickmers, explorateur allemand : « Comment les chevaux ont pu traverser, même sans chargement, cela reste un mystère pour moi. Le névé était très escarpé et l’escalier taillé dans de la glace claire était assez mauvais. Mais vint ensuite une traversée sur une dalle rocheuse où les animaux devaient poser leurs pattes sur une petite corniche. »
Nous sommes venus à bout de cette traversée Gharm — Zeravchan ! Jusqu’alors considérée comme vouée à l’échec. Notre progression vers l’ouest peut se poursuivre par une immense et fertile vallée sculptée par une rivière qui louvoie au fond d’un large ravin. Le long des kilomètres de piste, nous nous écoulons plus que nous marchons, abandonnant nos corps inertes à la gravité. Jusqu’au jour où un jeune militaire tout frais sorti de l’école des officiers contrôle mon passeport.
on me confisque téléphone, cartes mémoires, balise satellite, couteau, montre et même casquette
Je me perds en litanie d’explication. Je continue à soutenir la thèse simple que je suis entré au Tadjikistan par l’Ouzbékistan et non pas depuis le Kirghizistan comme il le présume. Rien n’y fait. Pas même le tampon prouvant mon passage en Ouzbékistan. J’arrive du pays ennemi, le crime doit être jugé ! On m’amène manu militari au fortin qui fait office de bureau gouvernemental du district. En stop ! Le militaire n’est pas véhiculé. C’est un sketch. Un voyage en Absurdie. Une fois aux baraquements, je deviens le centre des attentions. Les regards me fixent dans un mélange d’étonnement et de menaces. J’appréhende la tournure que prend la situation. On me confisque téléphone, cartes mémoires, balise satellite, couteau, montre et même casquette. Mes bâtons de marche passent de main en main.
« C’est une arme ? »
Me voilà dépouillé ! Les grilles claquent dans mon dos lorsque l’on m’amène auprès du colonel. Je me désole de cette intervention qui n’a pas de sens. À quoi bon passer la frontière dans les règles pour être fait clandestin aussitôt les lignes de contrôle franchies ? Et toujours ces échanges dans un russe confus qui ne me permettent pas de m’exprimer. C’est l’heure de l’interrogatoire. J’étale ma carte sur le bureau pour expliquer mon parcours à l’intéressé. Kirghizistan, Osh, Tashkent, Samarcande…
Il parait comprendre et approuve chacun de mes déplacements. Enfin quelqu’un qui a les pieds sur Terre. Il finit par clore cette gabegie en me tendant mes affaires. Du couloir, j’entends le colonel hausser le ton et corriger sévèrement ses hommes. Trois heures de garde à vue se sont écoulées. Fin de la mascarade. Le soir, j’apprendrai que 80 personnes ont perdu la vie le matin même, quelques kilomètres plus au nord. Le torchon brule tragiquement dans ce coin du monde.
Imprégnés des Yaghnobis
et de leur mode de vie
Je ne marche pas pour battre un record. Ma trace ressemble plus à celle d’un ivrogne qui tente de rentrer chez lui au petit matin qu’à celle d’un chasseur de FKT (2) jouant le chrono. D’ailleurs je crois qu’exploration et vitesse s’opposent. On ne va ni à la rencontre de l’autre ni s’essayer à un col incertain quand on est pris par le temps. À trop fixer son compteur kilométrique, on se risque à la cécité !
Il y a pourtant tant de choses qui méritent l’attention sur les bords du sentier. Nous sommes entrés dans la vallée de Yaghnob complètement secs après plusieurs jours de piste. Nous en sommes sortis gorgés comme des éponges. Imprégnés de l’atmosphère, imprégnés des gens et de leur mode de vie.
Dans cette région enclavée du Tadjikistan et inaccessible en hiver, les Yaghnobis, descendants directs des Sogdiens de l’Empire perse, ont pu préserver leur culture ancestrale. Il semble d’ailleurs que les axes de communication évitent le coin. Aucun avion dans le ciel. Aucun bruit de moteur dans les airs. Seulement une dizaine de villages au sein desquels quelques familles cohabitent à des lieues du monde moderne.
Le dernier col de Dushokha
Pour en sortir, nous optons pour le col dérobé de Dushokha (3820 m). Outre le nom, nous avons une unique information en notre possession issue du Pamir Trail en construction : « Cet itinéraire est historiquement emprunté par le peuple yaghnobi qui vit à Zumand pour rejoindre la vallée de Yaghnob. Cependant, l’équipe du Pamir Trail n’a pas pu vérifier sa praticabilité. Un berger à qui nous avons parlé dans la vallée de Diamalik (l’approche) nous a dit que c’était difficile, mais pas impossible. Si vous l’avez fait, veuillez nous envoyer un message avec votre expérience. »
Au nord du col, les locaux n’ont pas connaissance de cette possibilité pour passer les montagnes. La passe existe-t-elle vraiment ? N’est-ce pas une énième brèche sous-cotée par les Soviétiques et impraticable sans équipement ? Le doute grandit en nous lorsque nous remontons la vallée de Zordi fermée en son extrémité par d’immenses falaises noires d’où se jettent des glaciers millénaires. La règle est fixée : en aucun cas nous ne prendrons le risque de nous exposer aux séracs. Nous allons au plus logique en suivant le relief. Au loin résonnent des chutes de pierres qui donnent une ambiance grave à notre tentative.
Une difficulté de plus à ajouter à la longue liste des cols
qui m’ont plumé ces dernières semaines
Les obstacles nous séparant de la capitale tombent un à un durant quelques jours encore. Le mardi 27 septembre, vers midi, je lève la tête. Un immense drapeau du Tadjikistan flotte au-dessus des gratte-ciels. Douchanbé. Après 90 jours de traversée et avec l’impression d’arriver de très loin, j’ai finalement atteint le terme de cette marche. Depuis Karakol au Kirghizistan, ce sont environ 2000 km et 90 000 m de dénivelé positif abattus à coups de semelle.
À travers steppes, glaciers, marécages, pistes, broussailles, cours d’eau et parfois falaises. Face au vent, à la neige, à la chaleur, au froid, à la maladie et même à la bureaucratie. 5 kg pour tout bagage, azimut sud-ouest pour toute direction. Épuisé, heureux, hagard du chemin parcouru et des leçons moissonnées. Fier de m’être frayé un passage le long d’un itinéraire inédit et technique, enfanté par les récits des explorateurs d’antan et la cartographie soviétique !
Les locaux rencontrés furent ma bonne étoile
J’ai longtemps cherché ma route. Il va maintenant falloir que je cherche mes mots. Quand je ferme les yeux, je revois la fumée lointaine annonçant un jailoo (3). J’entends des rires d’enfants à mon approche. Je ressens encore la tiédeur qui règne sous l’abri, la tente ou la yourte perchée dans les hautes prairies. Les locaux rencontrés furent ma bonne étoile.
De retour à Grenoble, il me reste du chemin à parcourir dans les mois qui arrivent. Longtemps au pied levé sur les sentiers célestes, je me lance maintenant à pied d’œuvre sur le documentaire. Il y a tant à raconter.
(1) Yaourt rance tadjik
(2) Fastest Known Time
(3) Estive d’altitude