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HardCorse : une haute traversée de l’île de Beauté, en hiver et sans moteur

©Justin Hans

L’hiver dernier, leurs études de médecine achevées, Jules, Louis, Clément et Justin se lancent un sacré défi : traverser la Corse, en autonomie et en hiver ! Un beau voyage sur l’île de beauté que les apprentis aventuriers imaginent sans moteur. Voilier, stop, rencontres et tempêtes, le dépaysement est garanti. Justin, l’un des protagonistes, raconte cette épopée hardcorse, lauréate des Bourses Expé 2024.

Au Printemps 2023, Jules, Louis, Clément et moi nous interrogeons. Quels projets occuperont cette année à venir ? Alors que nos études de médecine touchent à leur fin, nous avons soif d’aventure. Evidemment, les idées fusent. Pérou ? Pakistan ? Népal ?

On rêve d’ailleurs. Mais est-ce bien raisonnable ? Alors que les records de chaleur tombent les uns après les autres, on ne peut plus nier les conséquences de nos actes. A quoi bon prendre un billet pour le bout du monde si cela précipite la dégradation climatique que nous combattons ?

Nous quittons la France
Pour rester en France

Dépaysement méditerranéen. ©Justin Hans

Faut-il vraiment chercher l’exotisme au-delà de nos frontières, avant d’avoir gravi chaque sommet de notre pays ?  Berhault lui-même disait : « Il reste plein de problèmes, tu peux remplir ta vie d’aventure ici, sans aller chercher ailleurs. » Et nous le prenons au pied de la lettre : cette année, pas d’avion, pas de tour du monde, pas de débauche consumériste. Nous quittons la France pour rester en France : nous traverserons la Corse. En hiver.

Dans le cadre des Bourses Expé by Cabesto, nous avons imaginé cette traversée hivernale de la Corse, inspirée du GR20. Une ligne ambitieuse et sauvage à deux pas de la maison, avec une approche en voilier. Evidemment, ça ne se passera pas comme prévu !

Louis, Clément et Jules sur le port de Marseille. Le quatrième mousquetaire, Justin, est derrière l’objectif. ©Justin Hans

17 février 2024 : jour du départ

Dans les rues de Marseille, les passants nous dévisagent : nos sacs chargés de matériel de montagne sont en décalage total avec l’ambiance estivale qui baigne la cité phocéenne. Où allons-nous comme ça ? Dans les Alpes ?

Arrivés sur le vieux port, nous retrouvons Gaspard et Pierre, moniteurs de voile et enfants du pays, qui seront nos guides pour cette traversée à la voile. Nous embarquons les sacs chargés de matériel à bord de l’Alternative, le monocoque de Pierre, et nous nous élançons vers Porquerolles pour un premier mouillage, en attendant que le vent se lève.

Gaspard et Pierre, les capitaines. ©Justin Hans

La navigation se prête à la contemplation, et à la discussion : Gaspard et Pierre nous enseignent les manœuvres de base, sous un soleil radieux. Difficile de croire que quelques jours plus tard, nous serons en proie au gel et au blizzard !

Aprentissage des rudiments de la navigation en douceur. ©Justin Hans

Hissez la grand’ voile ! ©Justin Hans

9 nœuds
un record pour le bateau de Pierre !

Le lendemain, on hisse la grand-voile direction l’ile de beauté. On divise l’équipage en deux, et on instaure une rotation pour les quarts de nuit. Le vent est fort, plus fort qu’annoncé, et la mer particulièrement houleuse : garder le cap est un véritable combat pour le barreur.

Une fine brume nous enveloppe parfois, effaçant les étoiles et masquant tout repère au loin. Reste le compas, seul guide dans l’obscurité de la nuit. Après quelques empannages imprévus, on jette un œil sur le compteur de vitesse : 9 nœuds, c’est un record pour le bateau de Pierre !

Coucher de soleil à bord. ©Justin Hans

Avant les premiers quarts. ©Justin Hans

tous les hommes naissent libres et égaux…
certainement pas face au mal de mer !

La croisière fût sportive, pour certains plus que d’autres : tous les hommes naissent libres et égaux, mais certainement pas face au mal de mer ! Trente heures plus tard, à minuit, toute l’équipe pose les pieds sur le ponton du port de Propriano. Un dernier repas en compagnie de nos moniteurs/skippers, et il est déjà temps de se séparer. Désormais, place au mal de terre…

20 février : premiers pas en Corse

On finit de remplir les sacs avec des spécialités locales : tomme de Brebis, coppa, Lonzo… Clément a tout de même pensé au St Nectaire, au cas où il aurait le mal du pays. Puis c’est le départ direction Conca… en stop ! En effet, dans notre optique de voyage décarboné, c’est le mode de transport le plus évident.

Confection des pancartes pour Louis. ©Justin Hans

Gros sac et Figatelle. ©Justin Hans

Nos sacs de 25kg
ont effrayé quelques automobilistes

On confectionne quelques pancartes, on forme deux binômes, et c’est le début d’une course poursuite façon Pékin Express ! Malgré tous nos effort et avec quelques crampes aux zygomatiques, Louis et moi arrivons 5 minutes après Clément et Jules, qui nous attendent fièrement devant le panneau « Début du GR20, Conca – Calenzana ». Il faut dire que nos gros sacs ont effrayé quelques automobilistes…

Nous avons sur les épaules une quinzaine de jours d’autonomie alimentaire, le matériel de bivouac et d’alpinisme. Pas de skis comme imaginé initialement, l’enneigement corse étant quasi-nul à notre départ…

Heureusement, nous ne portons que peu d’eau, car nous comptons sur les nombreux torrents qui bordent le sentier pour remplir nos gourdes filtrantes BeFree.  Mais alors que nous nous mettons en marche, les sacs de presque 25kg nous cisaillent les épaules et alourdissent nos pas.

Nous sommes suivis par une chienne
Figatelle

A la sortie du village, nous sommes suivis par une chienne, que nous prénommons Figatelle, en référence à la célèbre charcuterie. A ce moment, personne ne se doute que Figatelle nous suivra en fait pendant près d’une semaine !

Après une nuit au refuge de Paliri, nous découvrons les magnifiques aiguilles de Bavella, et apprécions une dernière fois la compagnie d’autres humains avant de prendre la direction du refuge d’Asinau, sans savoir que celui-ci est démonté en hiver…

Aube à Paliri. ©Justin Hans

Jeux du matin avec Figatelle au refuge Paliri. ©Justin Hans

Confection des sacs après le premier petit déjeuner. ©Justin Hans

Montée vers le refuge d’Asinau. ©Justin Hans

22 février : réveil à Asinau

La nuit dehors fut un peu rude. Figatelle a grogné toute la nuit, sentant une présence animale au loin. Le ciel bleu des jours précédents a disparu, laissant place à une chape grise qui ne nous quittera plus.

L’arrivée au sommet du Monte Incudine marque le début de la montagne corse, la vraie. Roche, neige et terre gelée deviennent nos compagnons de fortune. Sur le plateau du Cusciunu, nous traversons alors une lande tolkienienne, battue par le vent et parsemée de pozzines et de talwegs.

Nuit difficile, coincés dehors. ©Justin Hans

Ascension du Mont Incudine. ©Justin Hans

Le refuge
accueillant comme un phare dans la tempête

Seule l’Arête à Monda nous sépare alors du refuge d’Usciolu. Malheureusement, le vent et la brume se lèvent, rendant le cheminement compliqué. Plusieurs fois, nous revenons sur nos pas, ayant manqué une brèche sur le fil de l’arête…

Et plusieurs fois, nous devons porter Figatelle, qui ne peut franchir ces passages verticaux. Enfin, nous arrivons au refuge qui nous attend, vide et froid, mais accueillant comme un phare dans la tempête. Nous nous payons même le luxe de faire du feu dans le poêle !

Figatelle se repose au refuge d’Usciolu après une longue étape. ©Justin Hans

Le lendemain, départ dans la tempête. ©Justin Hans

23 février : pluie et vent

Ce matin, les sacs sont faits mais nous tuons le temps avec une partie de dominos. La météo glanée la veille sur les arêtes indiquait une accalmie des précipitations à 10h. Mais à 10h, la pluie tombe toujours, et on se rend à l’évidence : il n’y aura pas d’accalmie. Pas le choix, il faut avancer.

chaque minute d’immobilité
se paye en claquements de dents et doigt gelés

Cette journée de marche restera probablement la plus mémorable. En fait, elle s’apparente plus à de la lutte qu’à une véritable randonnée. D’abord, des trombes d’eau nous trempent jusqu’à l’os. Puis nous sommes frappés par le vent. Un vent teigneux, rafaleux, imprévisible qui nous pousse et nous fait trébucher. Alors que nous suivons une arête rectiligne, il me semble que nous cheminons en rond, que nous tournons sans cesse. A chaque fois que j’imagine me mettre à l’abri de l’autre côté du fil, je suis cueilli par une bourrasque qui vient de face.

Au fur et à mesure que nous gagnons de l’altitude, la pluie se fait grésil et nous gifle le visage. Il faut choisir entre se protéger les joues avec les mains, ou se tenir au rocher pour ne pas perdre l’équilibre. S’arrêter n’est pas envisageable : chaque minute d’immobilité se paye en claquements de dents et en doigt gelés.

Sacs congelés à l’arrivée au refuge Prati. ©Justin Hans

Le feu, enfin ! ©Justin Hans

Puis soudain, la neige fait son apparition. Tassée par le vent, elle forme une plaque dure, qui tapisse la montagne. On chausse alors les crampons, et on encorde Figatelle pour une courte section raide.

 les lyophilisés
comme bouillotes

L’arrivée au refuge de Prati est une délivrance. Pourtant, la tension ne retombe pas encore. Tous nos vêtements sont congelés, et le dortoir est glacial. Nous investissons rapidement le poêle à bois. Les quelques buches disponibles sont trop grosses pour démarrer un feu : Clément les fend en quelques coups de piolet.

Malheureusement, le vent est si fort qu’il s’infiltre dans le conduit de cheminée, et vient souffler les flammèches difficilement allumées… Il nous faudra presque 2h pour obtenir un brasier satisfaisant. Puis, face à l’âtre, nous réchauffons les lyophilisés, les utilisant comme bouillotes pendant le temps de préparation.

24 février : le calme après la tempête

L’aube est radieuse. Avec stupéfaction, nous découvrons les environs du refuge de Prati, étincelants sous une fine couche de glace. En bas, lointaine et proche à la fois, la mer. Nous partons tôt, car une grande journée nous attend. Aucun abri n’est disponible avant Vizzavona, à une distance de 32km.

Réveil givré sur la terrasse du refuge Prati. ©Justin Hans

Pérégrinations hivernales. ©Justin Hans

La matinée est plaisante, et nous avançons vite, bercés par le soleil. Mais à Capannelle, d’épais flocons tombent du ciel et s’accumulent rapidement en une poudreuse lourde, qui ralentit nos pas et masque les balises du chemin. Nous nous relayons pour faire la trace jusqu’à la nuit, et c’est à la lueur des frontales que nous atteignons Vizzavona, où une douche chaude nous attend à la Casa Alta.

25 février : nouveau départ

Il a neigé toute la nuit, et les sommets scintillent lorsque nous quittons Vizzavona. Nous dépassons la cascade des Anglais, et débutons une longue ascension en direction du monte d’Oro. La pente, d’abord douce, se raidit.

La neige se fait profonde, atteignant les genoux, parfois la cuisse. Par ailleurs, la journée de la veille a laissé des traces : les hypoglycémies s’enchainent au sein du groupe, obligeant à des ravitaillements fréquents. Mais le soleil brille, et donne le sourire.

Progression difficle vers le monte Oro. ©Justin Hans

Figatelle est toujours là. ©Justin Hans

Le soleil illumine les sommets. ©Justin Hans

La mer, élément
insolite dans un décor himalayen

Au col, tout change. La brume nous enveloppe, la température chute, et nous perdons nos repères. Il s’agit de descendre la crête, en évitant les corniches et les plaques de glace. De temps à autre, une trouée dans les nuages laisse entrevoir la mer en contre bas, image insolite dans ce décor himalayen.

Enfin, nous arrivons au refuge de l’Onda. Le crépuscule est masqué par les nuages qui s’accumulent. La météo annoncée est exécrable pour les jours à venir. Nous restons optimistes et décidons de passer le lendemain au refuge, dans l’espoir d’une accalmie.

26 févier : attente

Il pleut continuellement, et il neige en altitude. Nous tuons le temps avec un jeu de carte et faisons sécher les affaires humides au coin du feu. Dans l’après-midi, Jules enfile sa cape et gravit la montagne pour télécharger la météo et le bulletin de risque avalanches.

A son retour, le verdict est sans appel : gros cumuls de précipitations et fort vent annoncés pendant une semaine. Haut risque de plaques à vent en altitude, et vigilance inondations en vallée.

la gorge nouée
nous nous glissons dans nos duvets

Après une période de déni et l’élaboration de plusieurs itinéraires bis farfelus, il faut se rendre à l’évidence : nous ne pourrons pas continuer la progression, pour une question de sécurité, mais surtout de faisabilité.

Il est impossible de se repérer dans la tempête, même au GPS, quand la trace serpente entre les barres rocheuses et que la visibilité est nulle. A cela s’ajoute le fort risque avalancheux. C’est avec la gorge nouée que nous nous glissons dans nos duvets : demain, il faudra redescendre.

Attente dans la pénombre du refuge. ©Justin Hans

Le refuge de l’Onda sous la neige. ©Justin Hans

27 février : retour à la civilisation.

Nous partons tôt du refuge de l’Onda, car la route est longue jusqu’à Vivario. Les pluies diluviennes ont complètement détrempé la montagne, et le sentier s’est transformé en torrent, dans lequel nous pataugeons jusqu’à la cheville.

Quelle déception d’avoir fait sécher les chaussures pendant 2 jours, pour avoir les pieds mouillés en quelques minutes ! Les torrents sont en crue, et les nombreux passages à gué sont d’authentiques traversées de rivière. Il faut écarter les bâtons et progresser doucement, pour ne pas trébucher sous le poids du sac et ne pas basculer dans l’eau qui monte jusqu’aux genoux.

Le vacarme de l’eau
nous étourdit

Déferlement des eaux. ©Justin Hans

Au moment de quitter le GR20 qui remonte en direction de Petra Piana, nous remarquons la passerelle de Tolla, détruite par une récente crue. Comment l’aurions nous traversée si nous avions pu continuer dans cette direction ?

Clément suggère une tyrolienne. Alors ni une, ni deux, nous tendons la corde au-dessus du ruisseau de Manganello, comme pour vivre encore un peu cette aventure qui s’achève. La cascade nous éclabousse, le vacarme de l’eau nous étourdit, mais nous savourons tous cette traversée vertigineuse.

Les téléphones retrouvent
enfin du réseau
La nouvelle tombe

De retour sur la berge, nous poursuivons notre descente. Alors que les téléphones retrouvent enfin le réseau internet, la nouvelle tombe : une avalanche de plaque à vent a fait quatre morts dans le Sancy, chez nous.

Les conditions actuelles là-bas sont les même qu’en Corse. Nous sommes confortés dans notre décision de retraite : continuer la progression aurait été une erreur.

Tyrolienne vertigineuse. Où est passée Figatelle ? ©Justin Hans

Peu avant Vivario, nous croisons Mathis, journaliste à Corse Matin, qui venait justement préparer un reportage sur les crues récentes de la région. Il nous accompagne jusqu’à Corte dans sa petite voiture, où nous réussissons tant bien que mal à tasser quatre sacs et quatre marcheurs puants. Encore merci à lui.

Ne pas s’accommoder des obstacles
en faire le moyen de revivifier son existence

De retour en ville, nous filons dévaliser une boulangerie, avant de faire le bilan de cette expédition. Malgré la modification de notre itinéraire, nous avons été mis à l’épreuve : par le défi physique, les conditions météorologiques, et la nécessité constante de s’adapter et se dépasser devant l’adversité. Les hauts, les bas, les victoires et les renoncements,  tous font partie intégrante de ce que nous étions venus chercher : l’aventure.

Retour à la civilisation. ©Justin Hans

Comme écrit Etienne Klein : «Je déteste l’idée de résilience : il ne faut pas s’accommoder des obstacles mais en faire le moyen de revivifier son existence.» Et nous nous sentons vivifiés, apaisés, satisfais d’avoir pu « nourrir la bête ». Nous cherchions le dépaysement, et nous l’avons trouvé en Corse. La Corse : une montagne sur la mer, une forteresse intransigeante, mais surtout une île de beauté.