Dans cette seconde partie de l’expédition Soft Svalbard, Antoine Bouvier nous raconte les dix jours passés dans le blanc, entre les nuages, le soleil de minuit et les heures dédiées à mettre en place les camps. Avec ses compagnons de ski, ils patientent pour profiter des meilleures conditions de neige et dévalent les pentes immaculées en criant de joie. Une aventure de taille et « un retour à l’essentiel. »
Les premiers mètres à tracter nos pulkas, en fil indienne, sont agréables. On prend nos repères, on règle le harnais et les cordelettes qui font office de brancards, et finalement ces 35kg de chargement qui glissent derrière nous ne paraissent pas si lourds. D’autant plus que les nuages bas et gris – caractéristiques du Svalbard – laissent place le temps de ce premier après-midi à un magnifique ciel bleu. Après avoir longé la côte, nous remontons un glacier en faux plat dans l’intérieur des terres. Tout d’un coup, ce n’est plus le même sport ! Le rythme ralentit, et, kilomètres après kilomètres, la fatigue se fait ressentir.
Dans la soirée, vers 21h, nous trouvons un emplacement de camp dans une crevasse bouchée au pied d’un mur de glace, qui devrait, nous l’espérons, nous protéger des fortes rafales de vent annoncées dans les deux jours à venir.
notre rituel de montage de camp,
qui va devenir une habitude pendant les 10 prochains jours,
commence alors
Notre rituel de montage de camp, qui va devenir une habitude durant les dix prochains jours, commence alors : on définit l’emplacement de la tente « mess » (la salle commune), de la « pulka bouffe » (là où on stocke la nourriture, à 50m en contrebas), les toilettes (un trou dans la neige), et nos 3 tentes 2 places (situées 20 m en amont de la tente mess). Cette disposition type sera répétée à chaque camp. La présence de l’ours blanc impose ces règles, pour que la nourriture et son odeur ne soient pas à proximité des tentes habitées.
Le montage des tentes, la mise en place de notre couchette (matelas & duvet), et le rangement des affaires personnelles nous prennent à chaque fois presque 2 heures. La tente mess demande un peu plus de préparation : il faut creuser à l’intérieur pour que l’on puisse tenir debout et être le plus « confort » possible. C’est aussi l’endroit où l’on fait fondre la neige pour remplir nos nombreux thermos. Ce rituel débute dès la fin du montage des tentes et occupe régulièrement nos journées, l’eau chaude servant bien sûr à nous hydrater mais aussi à préparer l’ensemble de nos repas lyophilisés. Nous en consommons beaucoup, près de 20 litres par jour !
Lorsque le camp est enfin monté, en cette première soirée dans les terres polaires, nous sommes heureux de « passer à table » autour de quelques succulents repas lyophilisés. Boeuf Stroganoff, Pâtes au fromage, ou encore Chili con carne font partie des nombreux choix au menu ! On discute de nos plans du lendemain, Claude nous sort une blague, William enchaîne sur un jeu de mots, Julien nous annonce les prévisions météo à venir…
Après un dernier morceau de chocolat en guise de dessert, nous organisons le tour de garde pour protéger le camp de l’incursion d’un ours blanc. Chaque tour de garde dure entre 1 et 2h. Nous alternons entre rondes autour du camp pour marquer notre territoire, à intervalles réguliers, et moments d’attente dans la tente mess, « au chaud. » Des instants précieux, au calme, seul dans cette immensité et cette nuit sans obscurité. À écouter le silence profond qui nous entoure, à ressentir l’air frais nous pincer le visage, à observer cette nature sauvage qui s’offre à nous.
Des instants précieux, au calme,
seul dans cette immensité et cette nuit sans obscurité
Parfois, il faut presque se forcer à mettre fin à ce moment magique, pour retourner se reposer. On passe alors le relais au copain, et ainsi de suite jusqu’au petit matin.
Ce matin-là, au camp 1, comme annoncé, le vent est fort et la visibilité mauvaise. On se décide quand même à partir à la visite de notre terrain de jeu. Une éclaircie inespérée vient accompagner nos premières glissades au Svalbard, sur une neige très dure, poncée par le vent, où l’on se fait « secouer les chaussettes. » Les sourires et les checks euphoriques sont tout de même là, au bas de la descente. Ici, on apprécie chaque virage à sa juste valeur.
Le lendemain matin, après un bon p’tit déj’ à base de porridge lyophilisé, le rituel du démontage de camp commence, dans le sens inverse du montage ! Rouler le matelas, ranger le duvet, organiser nos affaires personnelles dans nos sacs, démonter les tentes… et packer de nouveau nos pulkas. Ce protocole nous occupe une bonne heure et demie à chaque levée de camp.
Nous entamons notre traversée d’une dizaine de kilomètres vers le camp 2, dans une ambiance ensoleillée. Arrivés à destination, 5h plus tard, nous nous délaissons de nos pulkas et repartons aussitôt vers une jolie montagne avoisinant le camp. À quelques minutes d’arrivée au sommet, le vent se lève, et les nuages nous envahissent. Nous redescendons « à tâtons », dans le jour blanc et sur une neige croutée, infâme à skier ! Le plaisir de la glisse est bien limité.
nous évoquons cette frustration,
plus ou moins présente
parmi les membres du groupe
De retour à nos pulkas, il nous faut encore monter le camp, construire des murs de neige, creuser la tente mess, faire fondre de la neige… Cette journée nous laisse des traces, physiquement et mentalement. Nous avons mis beaucoup d’énergie pour enchaîner et profiter du « créneau » de beau temps, sans obtenir la récompense de la “belle descente” escomptée.
Pendant le repas du soir, nous évoquons cette frustration, plus ou moins présente parmi les membres du groupe. William, notre cadreur, est dépité de ne pas arriver à sortir une belle image de ski depuis deux jours. Julien commence à s’impatienter fortement également, actualisant les prévisions météo sur le téléphone satellite toutes les deux minutes environ. Seb et moi sommes plutôt détachés, heureux d’être là, acceptant les conditions et la météo du moment. Antho, taiseux, ne se plaint jamais et est toujours motivé. Claude, quant à lui, continue de sortir des blagues pour détendre l’atmosphère !
La première courbe en télémark,
sur cette contre pente au soleil avec une neige décaillée, me met en confiance.
Un premier cri de joie s’échappe
Le lendemain matin, jour 4, le ciel est bâché pendant le petit déjeuner. Nous appliquons notre stratégie discutée la veille au soir : être prêt à partir dès que le temps s’améliore. À 10h, le ciel se découvre. Nous reprenons nos traces de la veille. Le vent sur la crête est toujours présent, mais les nuages restent loin pour l’instant. Nous « droppons » chacun notre tour, sous l’œil de la caméra et du drône de Will. Après Claude, c’est à moi de m’élancer. Je ressens un mélange de stress et d’excitation, en haut de cette montagne, avec mes télémark aux pieds. J’ai envie de me faire plaisir, d’avoir un ski fluide, esthétique.
Le Go est donné par Will au talkie-walkie. C’est parti ! La première courbe en télémark, sur cette contre pente au soleil avec une neige décaillée, me met en confiance. Un premier cri de joie s’échappe. La suite de la ligne se déroule comme dans un rêve. Je me régale dans ce couloir, face à ces grandes étendues glaciaires. J’enchaîne jusqu’au pied de la face sans m’arrêter. En bas, j’exulte de bonheur.. Cette descente de 2 minutes prend une dimension incroyable. Tous les efforts consentis pour en arriver là, les mois de préparation, le long voyage, les doutes de la veille, la pression de la caméra ressortent d’un coup et apportent une saveur et une satisfaction indescriptibles à cette ligne dessinée sur la montagne.
à nous d’être patients et réactifs pour profiter des meilleures conditions
que le Svalbard a à nous offrir
Nous remontons sans tarder pour enchaîner une deuxième descente. Un voile nuageux se met en place, et la neige décaillée quelques minutes auparavant a déjà regelé, laissant place à une vilaine croûte délicate à skier. Décidément, les créneaux sont courts ! De retour au camp 2, l’ambiance est tout autre par rapport à la frustration de la veille. Les sourires sont présents sur les visages : les skieurs se sont fait plaisir, et le cadreur a rentré des images. C’est le tournant du voyage. À nous désormais d’être patients et réactifs pour profiter des meilleures conditions que le Svalbard a à nous offrir.
Après une traversée de glacier dans le brouillard, nous posons le camp 3 au pied du Trollslottet, « la montagne des trolls. » Suite à une journée d’attente dans le brouillard sous la tente, nous partons à 21h à l’attaque de cette belle face, Claude et Ju d’un côté, Seb, Antho et moi de l’autre. Le panorama à 360° au sommet nous laisse sans voix, avec cette lumière polaire unique. Chacun y va de sa ligne avec de nouveau beaucoup de plaisir pour chacun d’entre nous. De retour au camp, à minuit, notre regard est hypnotisé par la montagne que nous voyons au loin, le Storrollet. Une face raide, lumineuse, aiguisée, qui ne nous laisse pas indifférent.
Nous décidons donc de faire un détour par rapport à l’itinéraire de traversée initiale, pour aller poser le camp 4 à sa base. De nouveau, nous patientons que les nuages s’évacuent, et à 22h nous partons à son assaut. Seb, Ju et Antho grimpent et skient la ligne de crête esthétique au centre de la face, tandis que Claude et moi descendons un large couloir en grandes courbes, dans une ambiance digne de la Patagonie, avec de la neige récente plâtrée contre la paroi. Cette excursion sur le Storrollet nous aura marqué. Retour au camp 4 à 3h du matin !
Nous apercevons au loin la banquise du fjord St John, notre objectif final
Après une courte nuit, nous plions le camp et partons pour une bonne suée, 8 kilomètres de faux plat montant pour passer un col et basculer vers le camp 5. Nous apercevons au loin la banquise du fjord St John, notre objectif final ! À la fois heureux et déjà mélancoliques de voir la fin de notre périple approcher. Les quantités de neige sont plus faibles que dans l’intérieur des terres.
Le matin suivant signe notre dernier jour de ski. Après un couloir en mode « chamois » avec Seb, nous partons tous ensemble en face du camp pour notre dernier sommet, atteint à 20h. La surprise est de taille à l’approche du sommet, quand l’autre versant de la montagne se dévoile à nous : des glaciers gigantesques viennent plonger dans la banquise. J’ai l’impression d’être dans un rêve, de voir des images que l’on ne voit que dans les documentaires à la télévision. Encore un moment de joie partagée dont on se souviendra, plus que la descente en neige « carrelage » qui suivra !
Nous trinquons à la liqueur de Violette ce soir-là, exténués et heureux, à ce voyage qui nous aura marqués par son intensité, par la force de notre groupe, par ses paysages polaires uniques. Nous démontons une dernière fois le camp le lendemain, puis rejoignons la banquise après quelques kilomètres de descente à se faire doubler par nos pulkas.
Nous découvrons des traces récentes d’ours blancs, présents aux abords de la banquise pour chasser le phoque. C’est donc avec les yeux grands ouverts que nous avançons sur cette grande étendue blanche. Nous apercevrons des lagopèdes, des phoques, des rennes, mais « malheureusement » pas d’ours blanc. Peut-être le seul regret de cette aventure incroyable !
Nous apercevrons des lagopèdes,
des phoques, des rennes…
Mais pas d’ours blanc
Enfin, après une dernière longue bavante sur cette banquise qui nous paraît interminable, nous retrouvons le bateau MS Farm qui nous attend pour nous ramener à Longyearbyen. En guise de bienvenue à bord, les deux frères Stig et Stein nous offrent une bière que nous savourons pleinement !
Le bateau se met en route entre les glaces, et petit à petit, nous rapproche de la civilisation et de la reconnexion au monde. Nous profitons de ces derniers instants. Heureux de bientôt retrouver le confort d’une douche chaude et d’un lit douillet, nostalgiques de mettre fin à cette tranche de vie hors du temps…
À ces journées où nos seules préoccupations étaient de faire fondre de la neige pour boire et manger, s’adapter à la nature environnante, ressentir le froid pincer nos visages, gérer notre fatigue physique, se déplacer dans un environnement immaculé, repérer nos meilleures lignes de ski. Des soucis plutôt agréables ! Merci le Svalbard de nous avoir offert ce retour à l’essentiel.
Lire la première partie de l’aventure ici.