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À perte de vue, un père et sa fille malvoyante dans les steppes de Kirghizie

Pierre et Carla Petit ©Meije Productions

« Quand on voyage, on devrait fermer les yeux » : la phrase de Blaise Cendrars résume la trame du film « À perte de vue » de Pierre Petit et de sa fille Carla. Un voyage initiatique à cheval dans les steppes kirghizes : une aventure extraordinaire, d’autant plus que Carla est malvoyante. Jeune adulte, elle découvre la vie nomade, franchit des cols à 4000 mètres. Son père filme le voyage de Carla et sert d’yeux à sa fille. Lien père fille, relation singulière à la nature : « À perte de vue » est un très beau film qui vient de remporter le prix Ushuaïa TV du Festival Aventure & Découverte de Val d’Isère, où nous avons partagé un atelier sensoriel avec les protagonistes. Pour apprendre à percevoir le monde autrement.

Sur la scène du Festival Aventure et Découverte de Val d’Isère, l’émotion est palpable quand Sylvain Tesson cite la Prose du Transsibérien de Cendrars qui écrivait alors : « Quand on voyage, on devrait fermer les yeux (…) je reconnais tous les pays les yeux fermés à leur odeur ». Nous ne sommes plus en 1913 mais bien dans un ex-pays soviétique, la Kirghizie, où Pierre Petit a proposé d’emmener Carla.

La vingtaine, Carla est malvoyante, le nerf optique est déficient. Elle ne voit que d’un oeil, et encore, faiblement : elle distingue à peine les objets importants, ou la lumière, comme à travers un trou de serrure. Son père, Pierre Petit, est un chef-opérateur et réalisateur capé, qui a entre autres filmé « Le Doigt de Dieu » avec Yvan Estienne à la Meije, ou plus récemment réalisé « La Grave BB » sur les jeunes freeriders de la Grave. Grand voyageur, il a décidé d’emmener sa fille en Kirghizie, là elle pourra exprimer son talent de cavalière.

Pierre et Carla Petit sur les marches du Centre du Festival Aventure et Découverte de Val d’Isère ©JC

Familière des animaux, de la nature, des éléments, Carla est assistée de son chien quand elle se déplace, mais en Kirghizie, il lui faut se débrouiller seule… avec son père. Pierre lui décrit des scènes qu’elle ne peut voir, la prévient des dangers, l’encourage.

« Le brouillard de ma vue n’est pas une nuit, au contraire il est plein de couleurs » explique Carla petit sur la scène de Val d’Isère. « Des couleurs que je perçois, même faiblement, visuellement. Mais il y a aussi toutes les couleurs que je perçois avec les autres sens, qui remplissent ma vie ». Car oui, nous voyants avons l’angoisse, rappelle Sylvain Tesson, nous sommes saisis d’effroi devant cette possibilité d’être mal ou non voyant. Sommes nous pauvres de nos autres sens ?

Carla précise. « Les gens autour de moi sont assez compatissants et me demandent comment je fais. Et bien oui, je fais avec, c’est souvent dur. Mais depuis ce voyage en Kirghizie, qui a dû ouvrir quelque chose, je rencontre de plus en plus de gens qui me disent : le handicap peut aussi être une force. Oui, clairement, une force. D’ailleurs d’autres gens ne parlent pas de handicap mais d’une force. »

J’ai cette spécificité très contraignante mais qui me permet de percevoir le monde autrement. Carla Petit

En l’occurence de la force il lui en a fallu. En Kirghizie, on voit Carla tenir en équilibre sur son cheval au bord d’un précipice sur un sentier étroit. Un autre jour du trek, la pente trop forte d’un col à plus de 4000 mètres l’oblige à gravir la montagne à pied, dans un éboulis de terre et de poussière où il est déjà difficile pour qui a ses yeux de marcher. Mais elle parvient au col, en plein vent, où l’attend Islam, son guide et cavalier kirghize.

C’est avec Islam que Carla nous sidère, galopant côte à côte à travers la steppe. Le drone de Pierre les suit sous notre regard à la fois fasciné et inquiet, quand la steppe se fend d’un thalweg : Islam infléchit son cheval contre celui de Carla pour virer de bord. Et les deux chevaux au galop d’éviter l’obstacle.

« Actuellement je suis très fière d’être porteuse d’une spécificité parfois très contraignante mais aussi très constructive, qui me permet de percevoir le monde autrement. Et d’apporter des ressentis des idées, de lieux, de personnes, d’expériences, de paysages. » explique Carla Petit.

Carla en Kirghizie ©Petit / Meije Productions

Percevoir l’énergie de ces lieux sauvages

« Ce voyage est parti d’une volonté de faire une parenthèse de vie » dit Pierre Petit, « et de partager un moment particulier, de sortir de nos repères. L’idée d’un voyage équestre, pour que Carla puisse se servir de ce lien avec le cheval pour approcher l’Asie Centrale et ces gens ». Une manière d’inverser les rôles aussi. « Carla est cavalière, moi pas du tout. Donc là-bas c’est elle qui me servait de tuteur pour le cheval ! »

Pierre a longtemps raconté sa vie de voyages, décrit ses photos, ses films, à sa fille. « Au fur et à mesure que Carla grandissait, s’éveillait à un monde peu visible, et j’avais envie qu’elle me fasse partager sa façon de percevoir les choses, à travers les images, les sensations, et bien sûr le son ». Mais en Kirghizie l’idée est de « renverser » les codes auxquels s’est habituée Carla, un dépaysement sur une terre très accueillante et étrangère au sens premier du mot : la rencontre avec un chaman fait partie du voyage. Et Pierre réussit avec pudeur à traduire la façon dont sa fille perçoit le monde malgré son handicap.

L’entame de l’atelier sensoriel imaginé par Pierre et Carla Petit : privé d’une grande partie de la vision. ©JC

Atelier sensoriel, Carla est la guide. ©JC

Lors de l’atelier chacun a pu mesurer la difficulté de se déplacer

Le lendemain de la projection, Carla et Pierre Petit ont invité les festivaliers à un atelier sensoriel. Ils sont rassemblés par binômes, voyant et mal-voyant, où celui qui joue ce rôle revêt un masque de ski obscurci de scotch noir ou de carton, où seul un trou à l’oeil droit, recouvert de scotch opaque, laisse percevoir le vague contour des objets.

Et chacun de mesurer la difficulté première, celle de se déplacer – et la force quotidienne de Carla. Guidés par un voyant qui tient le coude, les mal-voyants éphémères font un tour dehors, sous le soleil capricieux de Val d’Isère.

Monter et descendre quelques marches font mesurer l’exploit quotidien de Carla, a fortiori en Kirghizie, pour y faire un trek et même galoper à cheval. Mais goûter des saveurs prend une autre dimension, comme le fait d’écouter un film en audio-description, qui pousse l’attention et l’imagination.

On comprend mieux comment Carla parvient à dessiner, assise au milieu de la steppe kirghize, devant un paysage qu’elle « voit » autrement, et qu’elle n’oubliera jamais. Concentration maximale pour dessiner une scène à l’autre bout du monde. Et restituer l’immensité et la beauté du monde par toutes les portes de la perception.

À perte de vue est un film de 52′ réalisé par Pierre et Carla Petit, un film soutenu par le FODACIM.

Outre le prix Ushuaia TV du Festival de Val d’Isère, le film a reçu nombre de prix dont celui du Coup de Coeur du jury au FIFAV de la Rochelle, et celui du jury des Écrans de l’Aventure de Djion.