L’Everest a soixante-dix ans. Le 29 mai 1953, deux êtres humains se tenaient pour la première fois sur le Toit du monde, la plus haute de toutes les montagnes. L’histoire n’est pas faite de dates mais de femmes et d’hommes, qui comme vous et moi ont un rapport au temps très précis. Notre propre mémoire, mais aussi celle que l’on connaît de nos parents, ou grands-parents. Mon père avait huit ans quand l’Everest a été enfin gravi. Cette même année 1953 le monde avait un tout autre visage qu’aujourd’hui. En mars la mort de Staline signifiait une nouvelle ère, au moins pour les Russes, tandis que la première bombe thermonucléaire soviétique était testée en août. Marylin Monroe faisait la une de Playboy, et Ray Bradbury celle des librairies avec son roman dystopique Fahrenheit 451.
Le monde était décidément différent : la France était dirigée par un socialiste, tandis que les communistes étaient pourchassés à Hollywood. La France restait empêtrée dans la fin de son empire colonial et la guerre d’Indochine : l’Annapurna de 1950, premier 8000, avait ici permis de relever la tête. Le Royaume-Uni, lui ne pouvait rêver mieux que de conclure l’exploration du dernier des trois pôles, plus de trois décennies après les premières tentatives britanniques, dès 1921.
L’Everest 1953 ne fut pas la réussite de deux hommes, pas même britanniques, Tenzing et Hillary, mais celui d’une équipe entière. Il a fallu l’expérience des précédentes tentatives britanniques, dont celle dramatique de la disparition de Mallory et Irvine, en 1924, pour parvenir à ce but.
En 1953 l’ordinateur IBM avait un an et pesait neuf tonnes, mais les pôles nord et sud avaient été conquis depuis quatre décennies ! C’est dire, sans doute, que la première ascension de l’Everest a été un exploit qui ne devait rien au hasard, mais tout à une préparation méticuleuse, et à des cordées exceptionnelles.
En 1953 les pôles nord et sud avaient été conquis depuis quatre décennies
Ce ne fut pas non plus une expédition militaire : le choix du colonel John Hunt, le chef d’expé, fut fait par défaut, ce qui ne l’empêcha pas de donner de sa personne jusqu’au col Sud, à presque 8000 mètres. Quant à l’équipe, elle était formée de très bons alpinistes. Deux formèrent la cordée historique : le Néo-zélandais Edmund Hillary, qui avait exploré la voie népalaise, c’est-à-dire la combe ouest de l’Everest, deux ans avant, en 1951, et le sherpa Tenzing, d’origine tibétaine et vivant à Darjeeling, en Inde, le seul homme à avoir tenté l’Everest à sept reprises. Aventure humaine, l’Everest des Britanniques fut rendu possible par l’incroyable expédition suisse de 1952, où le tenace Raymond Lambert et Tenzing, déjà lui, parvenaient à 8600 mètres, un an quasiment jour pour jour avant la première.
Le soleil se couche sur l’Everest, le Nupste, on distingue le col Sud entre les deux, et une partie de l’arête du Lhotse (petit nuage). ©Jocelyn Chavy
Cet Everest 1953 ne connut pas les tragédies himalayennes précédentes (Everest 1921, 7 morts, Nanga Parbat 1937, 16 morts). S’agit-il d’une expédition sans histoire ? Pas du tout ! Il a fallu franchir la cascade de glace du glacier, l’Ice Fall déjà abominable, et plus haut, une immense crevasse qui barrait la combe ouest. Il fallut composer avec deux types d’appareils à oxygène complexes et lourds, l’inexistence de bulletins météo précis. Il fallut à Hillary et Tenzing l’énergie de gravir la délicate et raide arête sommitale. Les travaux scientifiques sur l’aclimatation à la haute altitude commençaient à peine. Grâce à ses avis sur l’hydratation, entre autres, le scientifique Griffith Pugh aida l’équipe à se hisser à plus de 8000 mètres. Pugh fut l’un des héros oublié de l’expé de 1953. Le correspondant du Times James Morris fit l’impossible pour communiquer la nouvelle de l’ascension pour le couronnement d’Élisabeth II, à Londres, trois jours après.
Hillary et Tenzing ne pouvaient imaginer qu’un homme, Kami Rita Sherpa, totaliserait 27 ascensions de l’Everest 70 ans après eux
Le grand Walter Bonatti, qui ne connut que l’amertume au K2 l’année suivante, l’a écrit : « les hautes montagnes n’ont que la valeur des hommes qui les gravissent, autrement, elles ne sont que des tas de cailloux ». L’anniversaire des soixante-dix ans de l’Everest nous rappelle que les hommes y ont écrit de belles histoires depuis Hillary et Tenzing. Ils étaient de nationalité et de culture différente mais sont toujours restés amis malgré les provocations nationalistes.
Alors oui, l’Everest est devenu un business. Des rotations en hélico alimentent le camp 2 actuel à plus de 6400 mètres. Les déchets s’empilent un peu partout. Des milliers de personnes ont foulé le Toit du Monde, la plupart bénéficiant de confortables conditions de vie au camp de base – lits doubles, 4G et capuccino – avant de suivre les pas d’Hillary et Tenzing. Eux n’avaient même pas de chaises pliables au camp de base ! Cette année, un nombre record de permis d’ascension – 478 ! – a été attribué par le Népal. Hillary et Tenzing n’auraient pu imaginer qu’un homme, Kami Rita Sherpa, parviendrait vingt-sept fois au sommet – autre nouveau record cette année. Ils n’auraient pas non plus imaginé qu’un tout petit nombre d’alpinistes, les premiers étant Messner et Habeler, parviendraient au sommet sans utiliser de bouteilles d’oxygène, comme certains précurseurs anglais l’avaient pressenti.
L’Everest et ses 8850 mètres continueront longtemps de fasciner les femmes et les hommes. Certains se sont envolés depuis son sommet, d’autres y ont tracé des itinéraires qui n’ont encore jamais été répétés. Les alpinistes français y ont tracé quelques belles pages innovantes de l’aventure. Il n’y a qu’un Toit du monde, point ultime autour duquel les passions convergent. C’est pourquoi nous avons voulu, chère lectrice, cher lecteur, vous faire humer l’oxygène rare avec ce dossier consacré à l’histoire de l’Everest, de l’ascension de 1953 à aujourd’hui. Bon anniversaire au Big E, et bonne lecture.