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Le grand tour des Hautes-Alpes en parapente

240 km en 9 heures pour Damien Lacaze

Autoportrait à 3500 m au-dessus du plateau d'Emparis ©DL

Une vie d’athlète et de père de famille ne laisse pas beaucoup de temps pour voler toute une journée en montagne. Vendredi dernier, les planètes se sont alignées pour le parapentiste Damien Lacaze. Disponible et à la faveur d’un créneau météo, ce concurrent de la prochaine X-Alps a parcouru près de 250 kilomètres par-dessus les massifs des Hautes-Alpes (et de Belledonne). Entraînement opportun depuis la maison, ou simple appel de la passion ? Réponses dans son récit. 

Elle est loin l’époque où j’occupais beaucoup de mon temps libre à imaginer des vols de distances, des cheminements, des lignes pour glisser de faces en massifs. Le parapente a ce côté magique qui nous permet de rêver à des itinéraires fous ou farfelus, et d’essayer de les réaliser. Du moment que l’on respecte les zones aériennes, relativement rares en montagne, tout le reste est plus facile qu’en avion ou en planeur. Pas besoin d’être en permanence à proximité d’un aérodrome, on peut se poser dans un mouchoir de poche presque n’importe où, et il suffit ensuite de tendre le pouce pour rentrer à la maison.

Ces dernières années, mon temps libre était plutôt occupé par mon travail, des changements de couches et autres mises à la sieste, du temps passé en famille et des vols en compétitions qui ne laissent aucune place à l’imagination. Je n’arrive pas à compter le nombre de belles journées que j’ai regardé passer depuis mon bureau, ou en balade en poussette. Au début, ça me rendait malade plusieurs jours. Je disais que « j’affutais mon envie » et que ma revanche n’en serait que plus belle. Mais la vérité c’est que, à la longue, la frustration se meut en résignation. Malgré moi, je me suis éloigné de ce qui m’a attiré dans ce sport : l’imagination et la liberté de voler là où bon nous semble pour tracer des lignes dans des massifs qui m’attirent. On finit par ne plus croire à un alignement de planètes de plus en plus complexe : ne pas travailler, ne pas avoir les filles à gérer ni à récupérer chez la nounou le soir, et surtout avoir LES conditions parfaites. Et bien sûr, être capable d’optimiser une journée pareille, comprendre avoir assez d’heures de vol et d’entraînement pour tenir la distance et la cadence… Tout ça n’arrive que très rarement, sauf si on a fait le choix de tout sacrifier : famille, boulot, copine pour assouvir sa passion (ce qui n’est pas mon cas).

Bien sûr, il me restait l’expérience de ces années passées, le volume ne s’oublie pas. Et les tracés imaginés des années plus tôt étaient toujours imprimés dans ma tête, l’envie également. Et puis la journée de vendredi – le 23 avril dernier – a pointé son nez sur les modèles météo. Les filles absentes toute la semaine, un rendez-vous d’ostéo à déplacer, un jour de RTT posé et l’alignement commençait à se profiler.

Oser ou ne pas oser, rester dans des options sures ou tenter, essayer au risque d’échouer.

Du Queyras à Belledonne en aller-retour, en passant par le Dévoluy et les Écrins, le triangle aérien de Damien Lacaze ©coll. Lacaze

Le crux d’entrée

En 2015, Gaspard Petiot avait fait un vol depuis Serre Busard (Châteauroux les Alpes, 05) qui avait éveillé ma curiosité. Un tour des Écrins dans le sens horaire, très esthétique, et inédit à ma connaissance. J’ai pas mal rêvé d’agrandir ce vol derrière mon écran. Les conditions semblent vraiment excellentes pour ce vendredi 23, je me décide donc pour tenter ce tour peu couru et repousse  un peu les « coins » du triangle pour tracer un vol de 250 km qui me fera visiter les Ecrins, le Dévoluy, un petit bout de Belledonne, les Cerces et le Queyras. Le seul hic est que le crux du vol est au tout début : la traversée du Champsaur entre le Piolit et le Pic de Gleize… 16 très longs kilomètres de transition (plané d’un thermique à un autre, NDLR). Je sais que j’ai de bonnes chances de ne pas parvenir de l’autre côté, et par conséquent de gâcher une journée fumante. L’éternel dilemme du parapentiste, comme du montagnard… Oser ou ne pas oser, rester dans des options sures ou tenter, essayer au risque d’échouer.

La fatigue d’une semaine d’entraînement (les filles étant absentes, j’en ai profité) ainsi qu’une soirée la veille me fait repousser le réveil de 30 min. C’est une bêtise, mais je suis claqué. J’attaque donc les 1000 m de déniv qui doivent m’amener sur un décollage, à 2000 m sous la tête de Clotinaille, en maugréant car je sais que je suis en retard. Je trouve un décollage à 10 H alors que les barbules (naissances de cumulus, NDLR) clignotent à plus de 3000 m depuis un bon moment. Putain, j’ai une heure de retard ! La journée est parfaite, je m’en veux vraiment de perdre ce temps de vol qui aurait pu me faire agrandir le triangle.

capter la présence d’un thermique peut se faire par tous les canaux sensoriels

Décollage à 10H30 dans une masse d’air déjà en feu ! L’objectif est de filer plein ouest en direction du Piolit, puis du Pic de Bure et de faire un point sur la Montagne de la Longeagne (décollage d’Aspres sur Buech). Le début se déroule comme dans un rêve. Ma petite voile X-Alps, très légère et donc un peu moins performante que les vraies voiles de compétitions fait merveille. J’atteins le Piolit en 45 minutes après avoir survolé les sommets de l’Embrunais, les aiguilles de Chabrières et pas mal de skieurs qui se régalent des faces nord encore froides.

Le fumier salvateur

Devant moi, se dessine la portion du vol la plus aléatoire : la traversée du col Bayard pour raccrocher sur les faces Est du Dévoluy. Je gratte tous les mètres que je peux au Piolit, quelques tours dans le nuage (chut c’est interdit) et je me lance, à 3100 m, bras rentrés pour optimiser le plané. La transition fait 16 km et j’ai environ 1800 m de gaz avant de toucher le sol ce qui fait une finesse théorique à peine inférieure à 10 (ce qui est vraiment beaucoup trop, une finesse de 10 correspond à 1000 m horizontal pour 100 m vertical). Autant dire que je sais d’avance que je ne « raccrocherais » pas les faces Est du Pic de Gleize si je ne trouve pas de « relais ». Mais j’ai bon espoir, deux jolis cumulus (nuage de convection matérialisant le sommet d’une ascendance thermique, NDLR) se sont formés à mi-chemin, sur ma route. Je prends mon temps, je flotte autant que possible  en me délectant de ce paysage, ouvert et grandiose. Le survol de Gap, avec la vue sur les Monges, le Champsaur et le Dévoluy est toujours un grand moment. Je vois mes deux cums se dissoudre devant moi. Le cycle thermique est fini, ça commence à sentir mauvais. Le golf de Bayard se rapproche… Je commence à m’imaginer posé à côté des voiturettes et me faire pourrir par le gérant. Mais à 100m/sol, une forte odeur de fumier me réactive d’un coup. Là, il doit y avoir un truc !

 

il ne sert à rien de tenter un 300 km si on n’est pas capable de voler à 30 km/h de moyenne pendant 10 heures

En vol, tous nos sens sont en éveil, et capter la présence d’un thermique peut se faire par tous les canaux sensoriels. Cette odeur de fumier n’est pas montée ici toute seule, quelque chose l’a transporté. Je finis par trouver le petit thermique ascenseur d’odeur, il me donne juste assez de hauteur pour me jeter sur le Pic de Gleize, puis dans la vallée de Rabou. Le passage clé est derrière moi, maintenant, il est temps de remettre du charbon !

La suite est plus complexe que prévu et je peine à rejoindre Aspres, en rebondissant de faces en faces contre une brise thermique teigneuse. Ma moyenne en prend un coup. Quand on planifie un long vol en parapente, on fait en sorte d’arriver à le « boucler », à rentrer avant que le soleil ne se couche et les thermiques ne s’arrêtent. Il faut donc calculer le temps de vol possible en fonction de la saison. À force d’expérience, on sait quelle vitesse moyenne on est capable de tenir : cela donne un potentiel maximum de distance et ça permet d’ajuster les points de virages en cours de vol, en fonction de la vitesse moyenne réelle pour être sûr de rentrer. En bref, il ne sert à rien de tenter un 300 km si on n’est pas capable de voler à 30 km/h de moyenne pendant 10 heures, ce qui est grosso modo la durée max de convection. La Montagne de la Longeagne est enfin sous mes pieds. Ici c’est la Provence, la neige, les faces froides et les skieurs ont disparu, les vallées sont ouvertes et peu profondes, les montagnes pelées. On a beau s’y attendre, on est toujours ému par la diversité des paysages rencontrés dans un grand vol. Il est temps de changer de cap.

Du Dévoluy à Belledonne

Je file maintenant plein nord pour remonter le long des faces ouest du Dévoluy. Le ciel est en feu, les cumulus ont leurs têtes des grands jours. J’apprécie le moment.  Mais le Dévoluy ne se laisse pas faire si facilement. Il est encore tôt pour les faces ouest, je dois négocier des contres pentes sud pour trouver des thermiques corrects. Je salue le Grand Ferrand en passant tout près du sommet que j’ai foulé quelques semaines plus tôt par la voie des Chouroums. Je rejoins une Enzo 3  avant l’Obiou. Elle porte le numéro 711, je la connais bien cette voile ! C’est ce brave Grand’Jack (Jacques Fournier) qui vient de Saint Hilaire et qui rentre chez lui après avoir traversé le Vercors. Il a sûrement décollé avec la bande d’énervés en train de faire un vol record au départ de la Chartreuse. J’apprendrai le soir qu’ils ont fait un triangle de 320 km…

C’est bien, ça va me faire un compagnon de vol pendant quelques thermiques. Ensemble, nous survolons le site de Courtet ou quelques voiles profitent de cette merveilleuse masse d’air. Nous nous lançons dans la traversée du Trièves pour rejoindre le Coirot. Celui-ci nous accueille comme à son habitude, vigoureusement : brises puissantes et thermiques velus. On enchaîne sur le Taillefer. C’est l’heure de prendre une décision. Soit j’oblique à droite pour remonter la Romanche et rentrer « confortablement », c’est à dire avec du temps pour boucler, soit je suis mon plan initial et vais faire un point vers Belledonne pour tenter les 250 km prévus en volant encore un peu avec Grand’Jack, qui rentre en Chartreuse. Cela signifie qu’il faut basculer en face ouest de Belledonne, et donc changer encore de massif. Comme à mon habitude, quand il faut s’éloigner à nouveau du chemin le plus court, je tergiverse… Je vais perdre trop de temps Et si je pose là-bas … et gnagnagni et gnagnagna. Et comme d’hab, j’opte pour la solution intermédiaire (je vous jure que ce trait de caractère, je l’échangerais contre mille). Je file en face Est de Belledonne en direction du Pic de Mirebel, en me disant au moins, je reste dans la vallée de la Romanche qui me ramène à la maison.

Je me fais proprement vomir par du vent du nord, ou de la brise venant de l‘Isère qui passe par-dessus les crêtes. Je fuis dans la combe suivante, un vallon orienté plein sud qui mène au Grand Pic de Belledonne. J’ai tout le loisir de m’insulter copieusement d’avoir pris une si stupide décision en enroulant un petit 1m/s, qui me remonte timidement au niveau des crêtes. Le thermique s’énerve finalement et je file à présent plein Est vers l’Alpe d’Huez. Je viens de faire mon point au nord, un poil moins loin que prévu. C’est râpé pour le 250. 

16h27. Les faces nord de la Meije et du Râteau vues d’en haut ©Damien Lacaze

Altitude 4000 m

C’est la première fois que je vais remonter la Romanche en vol, je suis excité et aussi un peu inquiet. Je sais ces gorges très profondes, les brises fortes, je n’ai aucune envie de me retrouver bas. Je m’applique pour rester près des barbules, le cheminement est bien balisé par de jolis cumulus, les plafonds montent au fur et à mesure que je m’enfonce dans le massif. 3200 à l’Alpes d’Huez, puis 3400 m au-dessus du plateau d’Emparis, je commence à me détendre. Le col du Lautaret est presque en finesse. Les faces nord du Rateau et de la Meije me rappellent que je viens à nouveau de changer de massif, et ici, c’est encore l’hiver. C’est froid et austère et j’aime ça. Mon dernier thermique en Romanche sera celui du lac du Pontet, la puissante brise de la Romanche me pousse à présent dans les Hautes-Alpes. Je sais qu’elle va m’accompagner encore sur plusieurs kilomètres en descendant la vallée de la Guisane.

Quand deux grandes vallées se rejoignent, il y a parfois une brise qui prends le dessus et qui descend sur l’autre versant en repoussant la brise opposée plus bas. Et à un endroit, qui est toujours différent suivant la journée, l’affrontement de ces deux brises de direction opposée  créé une formidable confluence matérialisée par un énorme cumulus en plein milieu de la vallée. Aujourd’hui, il est à mi-chemin entre le Monêtier les Bains et Saint Chaffrey. Ma voile entre gaiement dans cet entrelas de molécules. Il était temps, je commençais à me sentir bas. Le vario (altimètre sensible aux très faibles variations de pressions, qui émet des bips de plus en plus rapides quand on monte, NDLR) s’affole, et se stabilise à un taux de monté autour de 6m/s. Il est 17H30, la confluence me dépose juste sous la barre des 4000 m. Le Queyras s’ouvre devant moi. Derrière, les aiguilles d’Arves et les Cerces, à droite les Ecrins si majestueux, je vois même le Sirac qui est pourtant de l’autre côté du massif. Il est encore relativement tôt, mais je ne peux m’empêcher de regretter la petite heure perdue ce matin… En optimisant la journée au max, les 300 km auraient peut-être été jouables. Éternel insatisfait…

Le survol de Briançon est une formalité. J’opte pour m’enfoncer dans la vallée des Ayes, qui mène au col du même nom et permet de basculer dans la vallée d’Arvieux, une des portes vers le Queyras. L’autre option aurait été de prendre plus à l’Est, par la vallée de Cervières pour passer le col de l’Izoard, un cumulus y trône à près de 4000. Je n’y prête que peu d’attention. Je ne prête pas non plus attention à la situation de la vallée que je vise. Je m’y suis dirigé sans réfléchir, parce que je connais. Or, en ce moment, tout le vallon est plongé dans une ombre immense générée par de très gros cumulus au-dessus de l’Argentière. Quand je me réveille, il est trop tard pour changer d’option. Une erreur pareille, à une heure aussi avancée de l’après-midi est souvent fatale (pour le vol). Les thermiques n’aiment pas l’ombre…

 

Je prolonge un peu le plaisir dans le nuage, juste pour l’ivresse de perdre tout repère, d’être aveugle pendant quelques minutes

18h39. Vers le col Fromage et la crête de Razis ©Damien Lacaze

En route vers Guillestre, avec au fond de cette vallée le village de Ceillac ©Damien Lacaze

L’ascenseur de l’Izoard

Cette fois, j’évite les noms d’oiseaux et je choisis la re-concentration. Je travaille dans les derniers effluves de brises, des bouts de thermiques évanescents. Péniblement, je rejoins la crête et parvient à franchir le col pour basculer vers Brunissard. Bilan, 25 minutes perdues et un bon coup de chaud… À présent, les thermiques commencent sérieusement à ralentir, j’ai un petit moment de doute, vais-je parvenir à traverser le Guil ? Le prochain objectif, c’est le col Fromage, au-dessus de Ceillac. C’est aussi le dernier point du triangle. Ensuite, il faudra remonter la brise de la Durance sur 20 km pour rentrer au but, à Châteauroux.

La magie opère, les faces ouest de l’Izoard m’offrent un ascenseur fabuleux, doux et régulier. Le cumulus se prolonge longtemps vers la vallée et ma voile flotte, rebondit d’une zone porteuse à l’autre, je la laisse faire, j’ai entièrement confiance dans la capacité des voiles modernes à flotter d’elles-mêmes dans ces zones. Elles sont bien plus efficaces seules que lorsqu’on les force à voler droit. Il suffit juste d’accepter le chaloupage que cela engendre. Je me détends, cette fois c’est presque fait, le col Fromage se rapproche et il est couronné d’un énorme nuage qui m’indique  que la convection n’a pas dit son dernier mot.

Les montagnes changent de couleur, les nuages s’étirent, s’aplatissent. Je connais trop bien cette heure où tout s’apaise, où les turbulences laissent la place à de douces ascendances, où la puissance des éléments s’estompent et laissent un peu de répit. La contemplation prend le pas sur la performance et la concentration. Je sais que ce sera mon dernier thermique. Ensuite, il suffira de pousser sur l’accélérateur pour forcer la brise de la Durance qui, à cette heure-ci, n’est plus aussi redoutable qu’en pleine après-midi.

Mon corps se détend, je savoure les derniers bips du vario. Je prolonge un peu le plaisir dans le nuage, juste pour l’ivresse de perdre tout repère, d’être aveugle pendant quelques minutes. Mon brave Syride m’indique le cap à prendre pour sortir des brumes. La fin n’est qu’un long glide, détendu. La tête comme une girouette qui tente d’immortaliser tous ces paysages. Le sol me rattrape, je me pose à côté de la voiture après un voyage de 9H15 à travers les montagnes que j’ai choisies pour vivre.

19h55, la tête du trip dix minutes après l’atterissage à Châteauroux. ©DL