J’étais au sommet d’un joli 4000, l’année dernière. Sommet confortable, un triangle de blocs surmonté d’une croix matérialisait le culmen, d’où la vue, et la prise de photos, me semblait meilleure que deux mètres plus bas. Une cordée est arrivée et a patiemment attendu que je finisse mes photos, pour prendre la place. Mais pas pour faire des photos de paysage : il s’agissait, comme pour la cordée suivante, de faire le selfie au sommet. Geste banal que nous faisons tous, ou presque, depuis que le smartphone est apparu. Geste banal de tous les alpinistes qui atteignent leur but (sauf Ueli Steck au sommet de l’Annapurna) : on veut se souvenir du moment, bien sûr, le prouver, ou le montrer aux autres sur les réseaux sociaux. Net avantage du selfie quand la météo est moyenne, puisqu’il s’agit de montrer sa tronche, pas le paysage ! On imagine la bousculade à l’Annapurna le 16 avril, quand plus de soixante personnes ont fait la queue pour atteindre sa corniche sommitale, puis, chacun, faire son summit selfie.
Cette dictature de l’image rend le sommet presque facultatif puisque c’est la tête de l’himalayiste qui valide son ascension, quand bien même celle-ci s’arrête 20 mètres sous le vrai sommet.
Cette manie ou plutôt tyrannie de l’image rend les 8000 interchangeables. Elle rend le sommet presque facultatif puisque c’est la tête de l’himalayiste qui valide son ascension, quand bien même celle-ci s’arrête 20 mètres sous le vrai sommet. Faut-il avoir l’esprit mal tourné (et le regard aiguisé) pour constater, dans le selfie de l’andorrane Stefi Troguet avec un sherpa au Manaslu, en 2019, que ces deux-là ne peuvent être au véritable sommet puisque derrière eux se trouve un point visiblement plus élevé… visible aussi en fin de cette vidéo. Même constat pour Nirmal Purja dénonçant le réchauffement climatique du même endroit, avant le sommet et non pas sur celui-ci. Ou comment, dans ces rares cas, le selfie se retourne contre son auteur.
Nirmal Purja a sans doute donné un sacré coup de pied dans la fourmilière en cochant ses 14×8000 (ou presque) en moins de sept mois. Il a compris mieux que d’autres la puissance de l’image sur les réseaux. Mais il a succombé à cette dictature de la visibilité en postant sur instagram, chaque jour ou presque, non pas des photos de ses compagnons ou des montagnes du Népal où il travaille, mais, ad nauseam, des selfies ou portraits de lui-même soigneusement réalisés.
Stefi Troguet au Manaslu en 2019… mais quelle est cette pointe derrière elle ? ©Troguet
Si quelqu’un passait 80 ans de sa vie sans dormir à visionner Instagram uniquement, il ne pourrait voir que l’équivalent de ce qui est diffusé sur la plateforme en 7 minutes. Ce n’est plus le contenu d’une image, mais le nombre de fois qu’une image a été visionnée, ou likée, qui compte, avertit Annie Lebrun, dans son dernier brillant essai*. C’est une occupation de l’image par le nombre. Pour un film, ce n’est plus l’histoire qui compte, mais le nombre de followers qu’a son acteur ou son réalisateur. Et c’est valable dans notre milieu également, ai-je pu entendre.
Ce n’est plus la réussite d’un sommet qui compte, ni même le style : c’est le selfie au sommet, ou, à défaut, les images valorisantes que l’on postera
Notre boulimie d’images est entretenue par les GAFA. Leurs revenus publicitaires énormes sont non seulement issus des informations contenues dans les images que nous leur cédons, mais aussi dans les images que nous visionnons. C’est le nivellement de l’imagination, avec l’avènement du principe de similarité : passé l’étonnement des premiers visionnages, chaque image de skieur en vidéo immersive à 360° est peu ou prou la même. Avantage pour les fake summits : n’importe quelle croix de Chartreuse mal cadrée derrière un selfie pourrait figurer un 4000 suisse !
Ce n’est plus la réussite d’un sommet qui compte, ni même le style : c’est le selfie au sommet (ou pas), ou, à défaut, les images que l’on postera au retour, images valorisantes aussitôt englouties parmi des millions d’autres. Images d’évasion au sens littéral que nous avons consommé jusqu’à plus soif (sans oublier Netflix et l’Alpine TV ! ) durant les confinements de l’année écoulée. Images qui ont colonisé notre comportement, en montagne et ailleurs, le mien compris.
Quand je pense à tous les trucs que j’ai gravi sans l’ombre d’une photo ou d’un selfie, avant l’ère numérique donc, j’ai de la peine. De la peine à croire que c’était possible, voire que ce serait souhaitable.
* Annie Lebrun, Juri Armanda, Ceci tuera cela, qui vient de paraître chez Stock.