La base de données en ligne SÉRAC constitue une banque d’expériences d’accidents en montagne utile pour la prévention en montagne. Une fois par trimestre, le laboratoire L-VIS (avec le soutien de la fondation Petzl et l’expertise de la chercheuse en accidentologie Maud Vanpoulle) en extrait un témoignage et l’analyse pour nourrir l’expertise de chacun. C’est l’histoire d’un bivouac improvisé dans la traversée de l’Olan, dans le massif des Écrins, pour quatre amis amateurs. Un bivouac inconfortable mais qui leur a permis de s’en sortir le lendemain sans dommages.
La traversée de l’Olan, un grand sommet des Écrins, est le théâtre de ce nouveau retex, ou retour d’expérience, recueilli sur la base de données SÉRAC. Comme on l’a déjà raconté ici et là, l’objectif est de partager ces expériences parfois à la limite de l’accident afin que les pratiquants puissent apprendre de situations auxquelles d’autres ont été confrontés.
Au-delà du recueil des récits, le laboratoire L-VIS sélectionne un témoignage éclairant « dont la lecture et l’analyse visent à nourrir votre expertise personnelle. »
Cette fois, ce récit raconte comment une course, prévue pour se terminer à la mi-journée, finit par un bivouac improvisé à la toute fin de la traversée de l’Olan. « Une cordée d’amateurs décide de retourner à la traversée de l’Olan pour y emmener deux amis, quinze ans après l’avoir gravie sans encombre. Sur la base de leurs souvenirs, ils sous-estiment l’ampleur de l’ascension et le temps nécessaire à la progression à deux cordées. Ce retard, couplé à un relais de rappel introuvable à la descente, les conduit à effectuer un bivouac improvisé pour éviter d’autres péripéties. Le lendemain matin, l’un d’eux manque de dévisser sur le glacier, mais se rattrape de justesse. »
Le récit
L’idée était de répéter la traversée de l’Olan, déjà faite 15 ans auparavant avec Stéphane, en y emmenant deux amis, Thierry et Christian, montagnards pratiquant un peu moins souvent qu’auparavant, en formant deux cordées de deux. On s’accorde sur un lever à 3h30 (la dernière fois, lever 2h00, sommet 10h30…), on se dit que ce sera impec’ !
À la fenêtre carrée, je fais une boulette : trop sûr de moi (pas assez relu les topos), je traverse trop bas et remonte la cheminée sous la brèche… bien plus dur tout ça… Arrivée au sommet à 15h30, c’est tard… Bien plus qu’il y a 15 ans (arrivée à 10h30). Mais il est plus difficile d’avancer vite à deux cordées non homogènes. Antécime, rappel : ah oui, là aussi on perd du temps, vu qu’on est quatre… On range les cordes, afin de poursuivre en autonomie et sans gêne dans le couloir et la vire : ça se fait bien à condition de trouver les meilleurs passages. J’avais souvenir de quelque chose de plus facile, mais en fait, c’est alpin et expo de façon continue.
Arrivée au-dessus du glacier peu avant 20h00 : on a explosé l’horaire… On a déjà prévenu la gardienne du refuge de l’Olan de notre retard depuis un bout de temps, mais on se rapproche du but ! (enfin, croit-on…) Il nous reste juste à trouver la ligne de rappels, récemment refaite (de 3 à 5 rappels de 25m, selon les infos…). Je descends rapidement d’une quinzaine de mètres, commence à chercher des yeux le relais suivant ; 25m : rien dans l’axe, je pendule à droite, à gauche, je balaie large, mais rien ! Je fais un noeud en bout de corde et poursuis jusqu’à nos 30 mètres en cherchant encore de tous côtés : aucun relais ! On ne comprend pas.
il est 23h, on a trouvé un rappel chaîné ainsi qu’une petite vire à son pied.
que fait-on ?
Je trouve néanmoins une espèce de becquet. Du coup tout le monde descend, et on poursuivra sur ce becquet me dis-je. Mais, rapidement, il faut déchanter : à l’usage ce becquet peu marqué du fait du vieux poli glaciaire ne suffit pas : la cordelette roule dangereusement sur lui… Le temps passe, la nuit arrive, que faire ?
S’ensuivent une désescalade et des moulinages assurés par des « friends » de tout le groupe, jusqu’à trouver une chaîne de rappel à 45 m, ce qui prend beaucoup de temps. J’ai enfin rejoint mes camarades. Il est 23h, on a trouvé un rappel chaîné, ainsi qu’une petite vire à son pied, que fait-on ? Le glacier est à notre portée maintenant, en deux ou trois rappels, mais il est déjà très tard et des membres de la cordée sont bien fatigués. On choisit (sagement) d’en rester là pour cette longue journée, ce qui implique un bivouac sur cette vire. Par bonheur, on a chacun une couverture de survie. Eh ben la nuit fut dure pour tous, sur cette toute petite vire. Obligé de somnoler recroquevillé, dans diverses positions… Quant aux trois dernières heures de la nuit, je les ai passées à grelotter et claquer des dents en quasi permanence, comme jamais…
Le lendemain matin, tout le monde finit par se retrouver sur le glacier, chausser les crampons, et l’on reforme deux cordées. À l’occasion du contournement d’une crevasse, en franchissant une zone de vieille glace dure, Thierry chute et glisse. Je saute aussitôt dans la petite crevasse bouchée que nous longions, afin d’avoir une chance de retenir sa chute (surtout qu’on était en traversée !). Heureusement, il enraye sa glissade seul rapidement. On poursuit avec appréhension.
Sur certains passages peu commodes en vieille neige très dure, je préfère l’assurer sur mon piolet lame enfoncée au plus profond. Cela nous prendra encore du temps, mais nous ne sommes plus à cela près !
Étude de l’itinéraire
Itinéraire connu et déjà parcouru.
Préparation physique et niveau technique / Mesures et techniques de sécurité mises en œuvre
Bon niveau pour 3 des membres, mais le 4e était à la fois moins rapide et moins à l’aise dans les difficultés, qu’elles soient rocheuses ou glaciaires. Au vu des difficultés dans la désescalade de l’arête, on a préféré les mouliner sur les passages les plus raides et exposés pour assurer leur sécurité, bien que cela nous ait fait perdre beaucoup de temps.
Lors de la descente du glacier, vu les difficultés combinées de la présence de nombreuses crevasses + la vieille glace très dure + le manque d’aisance de mon second de cordée (qui a d’ailleurs chuté), j’ai choisi de faire une descente aux longueurs avec assurage sur piolet sur les parties les plus délicates, ce qui a à nouveau consommé du temps, mais cela n’était plus un problème. J’ai eu bien peur durant cette descente, quand mon second a chuté la première fois, c’était en traversée et il m’était difficile vu cette configuration d’enrayer sa chute. C’est alors que j’ai compris qu’il allait falloir procéder autrement, car le risque était trop élevé (d’une nouvelle chute dure à enrayer).
Niveau de l’attention et évaluation des risques
Nous avions surévalué l’aptitude d’un (ou deux) membres du groupe à affronter les difficultés techniques et l’engagement sur la descente de la partie haute de la voie Escarra. Dans nos souvenirs d’il y a 15 ans, la descente du glacier avait été une formalité, descendant en ramasse sur la neige ramollie qui le recouvrait. Ce n’était pas pareil début août 2022.
Gestion de l’horaire
Nous avions les repères de la course faite à deux avec Stéphane 15 ans auparavant. Mais cela ne s’est pas passé ainsi. La lenteur du second de la première cordée, que je menais, a ralenti l’ensemble de la caravane dès la partie alpine de la course (déjà longue) et les difficultés techniques et l’engagement + l’autonomie qu’il aurait fallu avoir sur la partie haute de la voie Escarra en ont remis une couche. On a donc explosé le temps de descente de cette arête Escarra, mais c’était afin d’assurer la sécurité de l’ensemble du groupe, donc un choix assumé. On a néanmoins à partir de la brèche Escarra poursuivi sans s’encorder jusqu’aux rappels.
Éléments ayant atténué les conséquences de l’événement
Chacun avait une couverture de survie pour le bivouac improvisé. La cohésion du groupe (le fait que l’on était quatre amis de longue date se connaissant bien) a permis de prendre les bonnes décisions quant aux choix et la sécurité du groupe en tenant compte des compétences et de l’état de forme de chacun.
Illustration de la raideur de l’arête nord de l’Olan. Escalade facile mais raide, itinéraire à trouver. Archives ©JC
L’analyse de Maud Vanpoulle
Cette analyse met en avant les éléments les plus marquants, faisant écho à d’autres retours d’expérience ou à des biais décisionnels connus. L’ambition n’est pas d’imaginer a posteriori ce qui aurait évité l’incident ni de porter un jugement sur des situations auxquelles tout pratiquant peut être confronté un jour. Ou de s’exprimer sur les conditions de terrain (nivologie, conditions de glace, conditions météo, chutes de pierres ou de séracs éventuelles) du jour, ou les manipulations de sécurité qui auraient dû être mises en œuvre.
Ici, l’accent est mis sur l’évaluation des risques et le comportement adopté. Le souhait de Maud Vanpoulle (chercheuse en accidentologie et guide de haute montagne) est de mettre en valeur les points clés ayant conduit à la situation accidentelle ou limite et, éventuellement, de suggérer des pistes d’amélioration pour gérer des situations similaires.
Les points marquants
- La familiarité, un facteur rassurant comme point de départ : La familiarité avec l’itinéraire parcouru est un biais cognitif connu (McCammon, 2004, 2009) qui peut pousser à sous-estimer les autres dangers. Progresser en terrain connu est évoqué comme facteur contributif de la baisse de vigilance dans 22% des 149 récits SÉRAC analysés jusqu’en 2021*.
Dans ce récit, on peut parler « d’un sentiment de familiarité », car le parcours précédent a été réalisé 15 ans plus tôt. Les deux leaders l’ayant effectué sans encombre, voire « facilement », à l’époque, s’installe un sentiment général de confiance qui semble être le point de départ de tous les autres « décalages » ou mauvaises évaluations. Ils n’ont pas actualisé leurs analyses à l’aune des capacités de leur groupe (avancée en âge et pratiquants moins réguliers) et des conditions de la montagne (évolution des conditions en partie liée au changement climatique et au retrait glaciaire).
on relève
une préparation de l’itinéraire
et une étude des conditions
pas assez abouties
- Un excès de confiance général en amont de la course : « À la fenêtre carrée, je fais une boulette : trop sûr de moi (pas assez relu les topos) » 11 % des récits de SÉRAC reportent une forme d’excès de confiance : le pratiquant se sent en forme, il sort d’un enchaînement de plusieurs sorties où tout s’est bien passé, ou d’une bonne journée et une forme d’excès de confiance dans ses capacités où en « sa chance » peut se mettre en place. Cet excès de confiance limite le doute et donc perturbe l’évaluation des risques.
- Comme dans 12% des récits SÉRAC déjà analysés, on peut relever, assez logiquement en lien avec la familiarité et l’excès de confiance, une préparation de l’itinéraire et une étude des conditions pas assez abouties.
- La mauvaise gestion du temps : 19% des récits analysés relèvent une mauvaise gestion du temps due à une évaluation approximative des difficultés au regard du niveau des participants ou une gestion de l’horaire peu ou pas anticipée. Dans ce récit, la gestion de l’horaire corrélée au sentiment de bien connaître l’itinéraire (biais de familiarité) constitue le facteur clé conduisant à la situation critique.
Les retours d’une expérience
Le juste équilibre entre rapidité, efficacité et sécurité :
Les auteurs reconnaissent « exploser le temps de descente (…) afin d’assurer la sécurité. » La rapidité, souvent gage de sécurité en montagne, ne doit donc pas être contre-productrice et confondue avec précipitation.
Dans le cas présent, les deux cordées ont su maintenir des précautions malgré leur retard : assurer en sécurité la descente de l’arête Escarra, moulinage et désescalade assurée par des « friends », décision du bivouac, assurage au piolet sur le glacier. L’efficacité et la rapidité sur le terrain sont recommandées tant que la situation est « normale » ou sous contrôle. Quand les contretemps ou les alertes s’accumulent, il est au contraire prudent de ralentir pour maintenir un niveau de sécurité compatible avec le niveau technique du groupe et son état de fatigue.
La précipitation relevée dans 13% des récits de SÉRAC lors de nos analyses précédentes peut mener à des situations critiques voire à des accidents. Elle se traduit le plus souvent par une baisse de la vigilance ou un assurage trop laxiste qui, combinés à la fatigue, peuvent conduire à des conséquences dramatiques.
progresser encordé, en mouvement, en plaçant des protections sûres
demeure la méthode la plus sûre pour limiter les conséquences d’une chute
Rester encordé même dans les passages (apparemment) faciles
Malgré le souci d’assurer la sécurité au détriment de la vitesse de progression, on note dans le récit la volonté temporaire de « progresser en autonomie » c’est-à-dire désencordés entre le sommet et les rappels. Progresser sans corde et/ou sans points d’assurance est encore parfois considéré comme une forme d’efficacité et d’autonomie. La chute demeure toutefois la principale cause d’accidents, bénins comme mortels, en alpinisme estival.
Progresser encordé, en mouvement, en plaçant des protections sûres (becquets, sangles, éventuellement coinceur, ou avec un assurage en corde courte si la technique est bien maîtrisée) demeure la méthode la plus sûre pour limiter les conséquences d’une chute. Cela demande de l’expérience et une concentration sans faille. Mais, bien menée, cette technique est quasiment aussi rapide et nettement plus sûre qu’une progression sans assurance. Compter sur son seul niveau technique ou celui de ses compagnons pour assurer la sécurité est un pari risqué.
La (bonne) décision de bivouaquer pour stopper la dynamique accidentogène
La décision de s’arrêter malgré la tentation de rejoindre le refuge le soir même a sans doute mis fin à la dégradation de la situation accentuée par la fatigue et l’heure tardive. La chute survenue le lendemain sur le glacier aurait pu avoir des conséquences difficiles à gérer en pleine nuit, épuisés par 20 heures d’effort.
* Maud Vanpoulle, Accidentologie des sports de montagne, combiner les approches quantitatives et qualitatives pour définir des axes de prévention, 2022.