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Accidentologie en montagne : comment le drame a été évité de justesse au Taillefer

La base de données en ligne SÉRAC constitue une banque d’expériences d’accidents en montagne. Partagées pour encourager les alpinistes, skieurs et autres montagnards à être vigilants, les données récoltées sont utiles pour la prévention en montagne. Avec le soutien de la fondation Petzl et l’expertise de la chercheuse en accidentologie Maud Vanpoulle, le laboratoire L-VIS livre ici un deuxième RETEX, celui d’un groupe en ski de rando parti en pleine tempête au Taillefer (Oisans). Une cata évitée de justesse, et pleine d’enseignements !

Il est toujours simple avec le recul de réfléchir aux décisions que l’on prend, et celles que l’on a pas prises, en montagne. Mais pour progresser, faut-il encore analyser ces choix, et apprendre des erreurs, les siennes et celles des autres. Voici le deuxième récit RETEX (retour d’expérience) livré à l’analyse de la base de données SÉRAC. Avec toujours la même ambition : constituer une banque d’expériences partagée afin d’encourager alpinistes et skieurs de montagne à bénéficier du vécu des autres. Doublée d’une réflexion critique, l’expérience évolue progressivement en expertise. Les acteurs – Labo L-VIS, C2C, Maud Vanpoulle, la fondation Petzl – publieront régulièrement de nouvelles analyses. L’objectif ? Nourrir votre expertise personnelle.

Le récit : une sortie de groupe en ski de rando au Taillefer, en Isère

Malgré un vent tempétueux et un danger d’avalanche marqué (3), un groupe décide de sortir sur un itinéraire qu’il connait bien afin de tester ses capacités dans une situation critique. Ils ont sous-estimé la violence des éléments et se retrouvent en situation de survie avant d’être convaincus par le PGHM de rebrousser chemin dans la tempête alors que la situation météo doit empirer le lendemain.

Le Taillefer, montagne imposante, avec la crête de Brouffier à droite. ©JC

Description détaillée (faite par le groupe)

On prévoit une traversée du Taillefer pour rejoindre le plateau des lacs et dormir à la cabane de la Jasse. Niveau matériel, on a de quoi dormir à -5 degrés confort, un réchaud et de la nourriture en quantité suffisante (précision importante). On prépare correctement la course et on regarde bien la météo toute la semaine précédente, il est annoncé 100km/h de rafales de 11h à 00h ce samedi. On se dit qu’on part quand même en se disant qu’on se met volontairement dans la merde pour apprendre à se débrouiller (vraiment très mauvaise décision) tout en ayant en tête que les secours ne seront pas possible ce jour-là.

On part de la route du Poursollet dans la bonne humeur et dans un rythme tranquille étant donné qu’on est large dans le timing. En arrivant sur la crête du Brouffier, on repère le pas de la mine qui nous semble corniché et plaqué vu de loin. On décide donc de passer par le pas de la Vache (bonne décision ?) en redescendant légèrement au niveau du lac du Brouffier. La montée se passe bien, on est à l’abri du grand vent en versant nord. Puis on arrive sur la crête, que l’on passe ski au pied à 2 et à pied pour 1. Le vent est raisonnable, on est bien protégé par la corniche même si on reçoit quelques rafales à 60km-70km/h environ. À ce moment-là, la chute est interdite, sur environ 50m de distance.

Puis débute l’enfer. On avance en direction du panneau du pas de la vache puis on avance sur le grand replat de l’arête Brouffier. Ce ne sont pas des rafales, mais un interminable vent à plus de 100km/h qui nous fait avancer très doucement. Presque au bout de ce replat, le vent redouble d’intensité, on est tous les 3 projetés au sol dans une tempête épouvantable sans accalmies, on reçoit du sucre et des morceaux de glace dans la tête (bonne décision que d’avoir mis le casque à la montée). On réussit à se réunir tant bien que mal en rampant et on décide de faire demi-tour en rampant jusqu’au niveau du panneau du pas de la Vache, on passe environ une heure dans cette atroce tempête.

on est tous les trois projetés au sol dans une tempête épouvantable sans accalmie

On arrive à se mettre très légèrement à l’abri du plus fort du vent, on prend la décision de creuser un igloo pour passer la nuit parce que le retour par le passage exposé nous parait inenvisageable. On prend bien 2 heures et demie pour creuser un abri où l’on peut s’allonger à 3. On fait le toit avec nos skis, bâtons, une couverture de survie et des blocs de neige pour recouvrir le tout. Le fait de ne pas s’arrêter de bouger nous maintient au chaud même si nous commençons à trembler légèrement et à être de plus en plus humides. Une fois le toit effectué, nous décidons d’appeler le PGHM (17h à ce moment-là) pour les tenir au courant de la situation (…) dans laquelle nous nous sommes embarquées. On commence à faire de l’eau chaude et à sortir les matelas.

Le PGHM nous rappelle à 17h30 et nous conseille vivement de partir de là, de rebrousser chemin par le même itinéraire. (…) Il va neiger 30 cm dans la nuit et le lendemain sera plein de brouillard, le vent un peu moins fort, mais toujours présent et ils nous préviennent que le secours en hélico sera alors totalement impossible. Ils raccrochent, on se regarde. Nos doutes sont grands et l’angoisse monte un peu d’un cran au sein du groupe. On se décide à partir (bonne décision), il faut tout remballer, on s’équipe de nos crampons et on déterre le toit pour récupérer nos skis et nos bâtons. Le vent est moins fort qu’en haut, mais nous peinons à tenir debout. Le stress est fort pour un des membres du groupe.

Une fois nos paquetages prêts, nous attaquons la descente prudemment avec un piolet et un bâton. (…) Finalement, le vent était de la même intensité qu’à l’aller, supportable pour passer cette étroiture. 18h30, le PGHM nous rappelle. Nous sommes sortis de ce bourbier et nous apprêtons à rechausser pour entamer la descente. La nuit commence à tomber. (…) On arrive au niveau de la Morte à 20h30, sains et saufs, épuisés mentalement, physiquement et bien humides.

Nous n’aurions jamais dû sortir et envisager un itinéraire exposé avec autant de vent

Étude de l’itinéraire

On a déjà fait l’itinéraire cette saison pour deux d’entre nous trois. On évite le pas de la Mine, car le vent du sud-est a formé une corniche et la neige nous semble plaquée. Il y a du vent avant, sur la crête du Brouffier, mais rien qui nous fait faire demi-tour. On voit très bien au loin le vent fort sur l’arête du Brouffier, mais on n’a pas conscience du danger qui nous attend.

Conditions

Le risque est évalué à 3/5 au-dessus de 2 000 m, la majorité de la course se fait au-dessus de 2 000 m, on s’écarte à la montée dans les pentes au-dessus de 30°. La météo annoncée ne change pas de la semaine, il y aura 50 km/h de vent venant de sud-est toute la journée, avec des rafales au-dessus de 90 km/h. On se décide quand même à sortir.

Préparation physique et niveau technique

On a déjà fait le Taillefer cette saison, on connait l’itinéraire (biais cognitif) avec les passages clefs où il faut passer un par un, voire renoncer. Physiquement nous sommes prêts, nous sortons quasiment tous les week-ends en ski de randonnée ou en alpinisme.

Éléments ayant aggravé les conséquences de l’événement

Ne pas renoncer alors qu’autant de vent est annoncé.

Éléments ayant atténué les conséquences de l’événement

  • Porter un casque à la montée.
  • Avoir pris les crampons et le piolet.
  • Avoir tout le nécessaire pour survivre en igloo dans l’éventualité où nous aurions dormi dans le trou.
  • Avoir mis son ego de côté et appeler le PGHM alors que nous n’étions pas en danger de mort.

Conséquences sur les pratiques

Beaucoup d’enseignements sortent de cette journée. Nous n’aurions jamais dû sortir et envisager un itinéraire exposé avec autant de vent. Il y avait quelques personnes sur la crête du Brouffier, mais toutes ne sont pas allées plus loin. Aussi, nous aurions dû appeler le PGHM à 15h, car une fois que le trou était creusé, même sommairement, nous étions à l’abri du vent.

Au Taillefer par beau temps (Croix Pinelli). ©JC

L’analyse de Maud Vanpoulle

Pour aller plus loin, Maud Vanpoulle, guide de haute montagne et chercheuse en accidentologie, propose une analyse révélant les éléments les plus marquants de la situation, faisant écho à d’autres retours d’expérience déposés dans SÉRAC. Cette analyse met en avant les éléments les plus marquants, faisant écho à d’autres retours d’expérience ou à des biais décisionnels connus. L’ambition n’est pas d’imaginer a posteriori ce qui aurait évité l’incident ni de porter un jugement sur des situations auxquelles tout pratiquant peut être confronté un jour.

Nous ne nous exprimerons pas non plus sur les conditions de terrain (nivologie, conditions de glace, conditions météo, chutes de pierres ou de séracs éventuelles) du jour, mais plutôt sur l’évaluation des risques et le comportement adopté. Notre souhait est de mettre en valeur des points clefs et, éventuellement, de suggérer des pistes d’amélioration pour gérer des situations similaires.

Points marquants et pistes de réflexion

La familiarité, un facteur rassurant

La familiarité avec l’itinéraire parcouru est un biais cognitif connu (McCammon, 2004, 2009). Il peut inciter à sous-estimer les autres dangers pourtant complètement décorrélés de l’itinéraire en lui-même. Progresser en terrain connu est évoqué comme facteur contributif de la baisse de vigilance dans 22% des récits SERAC analysés jusqu’en 2021.

Une gestion du temps trop optimiste

On part de la route du Poursollet dans la bonne humeur et dans un rythme tranquille étant donné qu’on est large dans le timing.
19% des récits de SERAC pointent une mauvaise gestion du temps expliquant la survenue de situations critiques. Quand une tempête accompagnée de rafales à 100 km/h est annoncée à la mi-journée, il est prudent, voire vital, de planifier une arrivée en lieu sûr en milieu de matinée. Dans le cas présent, nous verrons qu’un renoncement aurait été préférable la veille lors de la préparation ou dans les premières heures du matin.

Quand une tempête accompagnée de rafales à 100 km/h est annoncée à la mi-journée, il est prudent, voire vital, de planifier une arrivée en lieu sûr en milieu de matinée

 

Des signaux de danger bien perçus (100km/h de vent annoncé et BERA à 3 au-dessus de 2000), mais minimisés

Un décalage entre les conditions imaginées lors de la préparation et la réalité rencontrée sur le terrain est relevé dans 18% des récits analysés dans SERAC. Ce décalage est souvent lié à la sous-estimation des difficultés ou, ici, la violence des éléments.
Dans le cas présent, des prévisions de vent à 100km/h en rafales avec un BERA de niveau 3 au-dessus de 2000m présageaient des conditions dantesques qui à elles seules auraient dû conduire à un renoncement. Les participants semblent en avoir conscience, mais minimisent l’information. On devine une envie forte de sortir en montagne teintée d’optimisme lié notamment à l’équipement qui conduit le groupe à se focaliser sur les facteurs en faveur de la sortie.

Niveau matériel, on a de quoi dormir à -5 degrés confort, un réchaud et de la nourriture en quantité suffisante. On prépare correctement la course et on regarde bien la météo toute la semaine précédente…
Le désir de suivre le plan prévu coûte que coûte peut conduire les organisateurs de la sortie à accorder une place trop grande dans l’analyse aux signaux « positifs » et à sous-estimer les éléments « négatifs » qui sont alors relégués au second plan.

Cet événement fait écho à 2 autres accidents dramatiques qui se sont produits alors qu’une tempête était annoncée :
– l’accident de 2018 ayant causé la mort de 7 participants sur une étape de la haute route Chamonix-Zermatt à proximité du refuge des Vignettes. Voir le film Arte sur ce sujet.
– l’accident du 9 mars 2024 (5 morts) à proximité de Tête Blanche (même secteur du Valais). Voir notre article.  

L’intention de se mettre « volontairement en difficulté pour apprendre à s’en sortir » est louable, mais discutable

Côtoyer le risque et des situations critiques est nécessaire à l’apprentissage de la montagne. On peut toutefois s’interroger sur la nécessité de s’entraîner à la survie et aux techniques de secours en situation réelle. Se réfugier dans un igloo ou un trou creusé dans la neige permet de survivre à une température proche de 0° à l’abri des intempéries.

De nombreux alpinistes doivent leur vie à ces abris de fortune et d’autres sont morts faute d’y avoir pensé à temps. C’est toutefois une option de dernier recours à mettre en œuvre dans une situation dégradée quand le demi-tour n’est plus possible (arrivée de la nuit, tempête, compagnon blessé ou épuisé…). Il est nécessaire de s’y entraîner, car construire un abri de fortune n’est pas simple dans la tempête quand la neige a été en partie décapée par le vent.

Il est préférable de réaliser ses premiers abris à proximité d’un refuge ou de toute autre solution de replis.
« Avoir tout le nécessaire pour survivre en igloo dans l’éventualité où nous aurions dormi dans le trou » était bien sûr un élément de sécurité pour le groupe, mais n’a-t-il pas également encouragé la poursuite du projet alors qu’un renoncement plus tôt aurait été raisonnable ?

Renoncer à temps

Ce récit, comme la plupart des péripéties que nous vivons en montagne, pose la question du renoncement. Pour qu’il soit envisageable, il faut progresser en gardant le plus longtemps possible des marges de manœuvre ou des capacités d’adaptations. À trop persévérer, le risque est de mettre en place une dynamique d’entonnoir ou de nasse dans laquelle rebrousser chemin devient compliqué, voire impossible. La seule solution est alors de se mettre à l’abri (igloo, trou dans la neige…) en attendant une accalmie ou des possibilités de secours.
On peut identifier dans ce récit plusieurs points de décisions pendant lesquels un renoncement était envisageable sans adopter une posture de survie :
– dès la préparation, à la lecture du bulletin météo : 100 km/h en rafale annoncés et un BERA de niveau 3 ;
– en arrivant sur la crête du Brouffier quand le pas de la mine semble corniché et plaqué vu de loin ;
– Sous le pas de la Vache quand la situation devient franchement critique : le vent souffle à 60/70 km/h, la chute devient interdite.

Un renoncement n’est jamais synonyme d’échec, mais témoigne de capacité d’adaptation et d’une intelligence des situations dont le groupe a su faire preuve en prenant conseil auprès des secours puis en entreprenant une descente prudente avec un matériel adapté.

En point positif qui n’a pas été mentionné par l’auteur du récit, nous pouvons mettre en avant la bonne gestion de groupe et la bonne communication pour mieux gérer leur quasi-accident.

L’étude sur l’accidentologie des sports de montagne est soutenue par la fondation Petzl, voir cette page.