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Accidents en montagne : apprendre des retours d’expériences avec la base SERAC

La base de données en ligne SÉRAC constitue une banque d’expériences d’accidents en montagne. Partagées pour encourager les alpinistes, grimpeurs, skieurs et autres montagnards à être vigilants, les nombreuses données récoltées peuvent également être utiles dans la prévention en montagne. Le laboratoire L-VIS, avec le soutien de la fondation Petzl, CampToCamp et l’expertise de la chercheuse en accidentologie Maud Vanpoulle, analyse les manquements d’un groupe de cinq grimpeurs dans les Écrins.

«L‘expérience est le nom que chacun donne à ses erreurs. » Cette citation du dramaturge irlandais Oscar Wilde résume à elle seule l’ambition de la base de données SÉRAC : constituer une banque d’expériences partagée afin d’encourager alpinistes et skieurs de montagne à bénéficier du vécu des autres. Doublée d’une réflexion critique, l’expérience évolue progressivement en expertise. 

Au-delà du recueil des récits, les acteurs – Labo L-VIS, C2C, Maud Vanpoulle, la fondation Petzl – s’attèlent à un nouvel axe de communication : désormais chaque trimestre un témoignage éclairant et son analyse seront publiés. L’objectif ? Nourrir votre expertise personnelle.

Le récit : un accident dans les Écrins, lors de la traversée des arêtes du Râteau à la Meije

En bref : cinq amis répartis en deux cordées avaient prévu un long enchaînement d’arêtes en altitude (3900 m) dans les Écrins ponctué d’un bivouac. À la fin de la première journée, la rupture d’un bloc a entraîné la chute d’un grimpeur et une luxation de l’épaule nécessitant l’intervention des secours.

  • Type d’évènement : déséquilibre ou chute
  • Nombre de participants : 5
  • Structure du groupe : Plusieurs cordées
  • Nombre de personnes touchées : 1
  • Intervention des services de secours : oui
  • Gravité : de 1 à 3 mois

Depuis l’arête ENE du Râteau, vue sur l’arête Ouest de la Meije. ©Ulysse Lefebvre

Description détaillée (faite par le groupe)

Deux cordées amies au départ : une cordée de 2 devant, une cordée de 3 derrière.

La première partie de la traversée se passe bien, cependant tout le monde ressent que sans acclimatation et avec le bivouac sur le dos, l’effort n’est pas anodin. Une descente qui serait facile en neige pompe encore un peu d’énergie (désescalade sur une arête en glace à 30°).

Erreur décisionnelle : Arrivés au point d’attaque de la deuxième partie à 17h, d’où il serait possible de rejoindre un refuge en 45 minutes, il nous reste 300/400m d’arêtes en AD avant d’atteindre le lieu de bivouac prévu. Pas besoin de beaucoup parler pour sonder l’état des troupes, qui se lit sur les visages, la fatigue est largement présente. Nous décidons de continuer.

Erreur décisionnelle : L’arête en question s’avère un plus délicate et soutenue que prévu. Aux 4/5 de l’arête, la cordée de tête quitte le fil de l’arête, au pied d’un petit passage impressionnant, recherchant un passage plus facile dans l’optique de la cordée de derrière qui est à la peine. Nous parcourons des vires ultra péteuses, mais peu difficiles. À un moment, le leader de la première cordée doit faire un pas difficile pour passer sans toucher à un bloc fragile. Il se trouve qu’en suivant la vire quelques mètres plus bas, on peut éviter ce passage. Cette information est transmise à la deuxième cordée.

La victime a l’épaule luxée
et parvient à rejoindre le relais suivant « in extremis »
avant de perdre les pédales sous l’effet du traumatisme

Erreur décisionnelle : Le leader de la deuxième cordée, trop fatigué, décide de passer exactement au même endroit que la première cordée. Pire, arrivé au passage délicat, il met un friend derrière le bloc douteux puis l’empoigne. C’est la chute, heureusement bien amortie par l’assurage à l’épaule en facteur 2 sur un relais et la chute sur une vire d’éboulis en pente quelques mètres plus bas.

La victime a l’épaule luxée et parvient à rejoindre le relais suivant « in extremis » avant de perdre les pédales sous l’effet du traumatisme. Le secours s’organise, un peu compliqué, les secouristes atteignent en premier la cordée de tête qui est déjà sortie au sommet de l’arête, une longueur plus haut, extraient cette cordée (sans vraiment leur laisser le choix !), puis s’occupent du blessé et de la 2e cordée. Ils sont extrêmement speed car il va bientôt faire nuit et qu’ils ont encore un autre secours à réaliser.

Préparation physique et niveau technique

Tout le monde a le niveau technique et l’expérience pour les courses parcourues, mais le niveau de motivation et d’entraînement est variable au sein du groupe : certains se sont greffés au projet au dernier moment.

Motivations

Forte motivation devant l’objectif d’enchaîner plusieurs arêtes prestigieuses.

Gestion du groupe

Le trop de motivation des uns a clairement orienté le mauvais choix de continuer malgré la fatigue générale.

Niveau de l’attention et évaluation des risques

Le risque aurait dû être réévalué étant donné la fatigue d’une partie du groupe.

Gestion de l’horaire

Léger retard.

Conséquences sur les pratiques

Beaucoup de leçons :

  • Savoir renoncer, c’est toujours difficile, mais parfois nécessaire…
  • Partir sur un objectif liant alpinisme et enchaînement était une grosse erreur en groupe, sans une implication / motivation égale de tous les participants. Sur ce genre d’objectifs, savoir dire non à des amis.
  • Généralement en course d’arête, le fil est toujours (beaucoup) plus sain que les flancs, et entre du 3b péteux et du 4c impressionnant et compact, le deuxième choix sera très souvent (bien) plus rapide et plus sûr.

L’arête ouest de la Meije vue depuis les pentes du Râteau Est. ©Ulysse Lefebvre

L’analyse

Pour aller plus loin, Maud Vanpoulle, guide de haute montagne et chercheuse en accidentologie, propose une analyse révélant les éléments les plus marquants de la situation, faisant écho à d’autres retours d’expérience déposés dans SÉRAC. L’ambition n’est pas d’imaginer a posteriori ce qui aurait évité l’incident ni de porter un jugement sur des situations auxquelles tout pratiquant peut être confronté un jour. Notre souhait est de mettre en valeur des points clefs et, éventuellement, de suggérer des pistes d’amélioration. 

Que l’on se base sur SÉRAC ou sur les comptes-rendus des nombreux secours effectués par le PGHM, la chute du grimpeur est l’événement le plus fréquent dans les accidents de montagne, devant les risques dit « objectifs » tels que les chutes de pierres, de séracs ou les avalanches. 

Concernant 69% des récits déposés dans SÉRAC en alpinisme rocheux, elle est le deuxième motif d’appel aux secouristes publics pour les activités d’alpinisme et de ski de montagne, derrière les situations de blocage technique. La chute entraîne un impact corporel dans 82 % des cas, contre seulement 24 % des situations de blocage.

En alpinisme, selon les données du PGHM, les chutes sont à l’origine de 24 décès par an en moyenne dans les massifs français. Elles se produisent dans toutes les activités et tous les milieux, y compris en ski de montagne. Les risques encourus et les conséquences sont toutefois accrus en terrains neige, glace et mixte, ainsi que dans les passages perçus comme faciles. De nombreux facteurs sous-jacents ont contribué, directement ou non, à la chute décrite dans ce récit. 

Un échange court, sincère et transparEnt à 17h,
alors qu’un refuge était accessible à proximité,
aurait peut-être incité la deuxième cordée à renoncer

« La fatigue est largement présente. » La fatigue physique antérieure à la course ou en fin de journée apparaît dans 27% des récits de SÉRAC comme un facteur perturbant la vigilance et l’évaluation des risques. Elle peut pousser à négliger certaines manœuvres de sécurité, à reléguer la communication au second plan ou encore à choisir un cheminement à première vue plus facile ou direct, mais plus exposé.

« Pas besoin de beaucoup parler pour sonder l’état des troupes, qui se lit sur les visages. » Même quand certaines choses semblent évidentes, il est souvent nécessaire de verbaliser son ressenti. Ouvrir la discussion n’est toutefois pas chose aisée. Au-delà de ce qui peut être vécu comme un aveu de faiblesse, cela peut remettre implicitement en cause le projet ou esquisser un renoncement collectif dont personne, généralement, ne semble avoir envie ; en d’autres termes, c’est jeter un pavé dans la mare. Un échange court, sincère et transparent à 17h, alors qu’un refuge était accessible à proximité, aurait peut-être incité la deuxième cordée à renoncer. Clairvoyant, l’auteur du récit évoque à ce propos une première « erreur décisionnelle. »

Même dans un groupe d’amis, on devrait s’appuyer sur le collectif pour confronter les interprétations et encourager la délibération afin de tendre vers des décisions éclairées et, dans bien des cas, améliorer la sécurité. Pour mettre en place ce climat de libre expression, doutes compris, désigner un ou une leader est souvent nécessaire.

« L’arête en question s’avère un plus délicate et soutenue que prévu. » Dans 18% des récits déposés sur SÉRAC, le terrain ou les conditions s’avèrent plus difficiles ou dangereux que les participants ne l’avaient anticipé. Si le décalage entre les compétences ou les ressources des cordées et la réalité se révèle trop élevé, la situation peut devenir critique. Parfois, la cordée en prend conscience à temps et adapte son projet, mais ce n’est pas toujours possible. Ici, une fois engagés sur l’arête, alors que la fatigue pèse, le terrain particulièrement exigeant constitue un facteur contributif manifeste de l’accident survenu.   

« Le leader de la deuxième cordée, trop fatigué, décide de passer exactement au même endroit que la première cordée (alors que celle-ci lui avait indiqué un autre passage). (…) Entre du 3b péteux et du 4c impressionnant et compact, le 2e choix sera très souvent (bien) plus rapide et plus sûr. » Dans certaines situations (13%), l’option la plus « facile » est privilégiée. Une tendance fortement accentuée par la fatigue. Le choix le plus facile physiquement et techniquement peut en outre être considéré comme la solution la plus rapide, ou celle qui demandera le moins d’énergie. A posteriori, l’auteur du récit considère que l’option la plus impressionnante de prime abord (gravir le fil de l’arête) se serait avérée « plus rapide et plus sûre ». Un conseil à garder à l’esprit si on se trouve confronté à une situation similaire.

Le poids de l’objectif couplé à une motivation disparate au sein du groupe 

Un effet de sur-motivation et de focalisation sur l’objectif apparaît dans 37% des récits SÉRAC. C’est le principal perturbateur de l’évaluation des risques. Dans certains cas, le désir d’atteindre un objectif perçu comme prestigieux (ici l’enchaînement d’arêtes), un projet prévu depuis longtemps, l’envie d’en profiter au maximum malgré un temps limité, ou encore le fait d’avoir consenti des sacrifices, peuvent brouiller le jugement. 

Le poids de l’objectif constitue un biais décisionnel déjà bien identifié, parfois appelé biais d’engagement, summit fever ou encore « destinationnite ». Obnubilé par l’atteinte de l’objectif fixé  on ne perçoit plus les signaux de danger, ou ou les minimise en ne s’appuyant que sur des facteurs rassurants.

Au lieu d’analyser chaque évolution de la situation et les nouvelles configurations générées, les premières impressions sont privilégiées, malgré les potentiels indicateurs de danger que l’on tend à ignorer. À cette motivation marquée s’est ajouté, ici, un groupe qui n’a pas, au départ, la même implication dans le projet. Cette hétérogénéité peut s’avérer problématique. Pour des objectifs ambitieux, une motivation et une implication partagées et requestionnées au cours de la journée sont nécessaires au sein du groupe.

 

L’étude sur l’accidentologie des sports de montagne est soutenue par la fondation Petzl, voir cette page.