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L’OVNI Kilian Jornet

Quand un OVNI rentre dans l’espace aérien d’un pays, un avion de chasse décolle aussitôt pour tenter de voir de quoi il s’agit, et identifier la menace. On ne peut s’empêcher d’avoir cette image en tête lorsqu’on voit les photos de l’épilogue de l’Alpine Connections, avec Benjamin Védrines qui s’est joint à l’escadrille formée par Kilian Jornet et Mathéo Jacquemoud au Dôme et à la Barre des Écrins. Pas d’entrée irrégulière dans le massif, mais plutôt une visite amicale et des retrouvailles.

Le Rafale des Écrins connait Kilian pour être allé le voir chez lui en Norvège, cet hiver, afin de glaner quelques conseils en vue du K2. Et il a déjà fait une belle traversée du Mont Blanc à ski avec Jacquemoud il y a deux ans.  « J’étais vraiment ému et honoré de les accompagner sur les derniers 4000 du projet, nous a confié Benjamin, le lendemain. Il y avait une énergie particulière. Ce qu’a fait Kilian est tellement surréaliste que j’ai même des amis guides qui me posent des questions, pour savoir comment il a fait ! ».

Kilian, Mathéo, Benjamin, et un cameraman de l’équipe au pré de Madame Carle, à la fin des 82 4000. ©Joel Badia

S’il y a quelqu’un sur cette planète pour comprendre la dimension de l’exploit, c’est bien Védrines. « Il a poussé les limites de l’alpinisme rapide à un degré qu’on ne pensait jamais pouvoir atteindre. Ça dépasse tout ce qu’on imaginait. C’est le fruit de son obsession pour le dépassement de lui-même, de sa curiosité de l’entrainement. C’est un extraterrestre du sport de haut niveau. J’en discutais avec Léo Viret (entraineur de Benjamin, qui a couru aux côtés de Jornet en ski alpinisme). Pour lui, aucun athlète n’a déjà atteint un tel degré d’expertise dans ce domaine. Et puis Kilian s’étalonne sur des projets inédits sortis tout droit de sa tête, sur-mesure, qui le repoussent dans ses retranchements comme personne ne l’a fait avant lui. »

Il a poussé les limites de l’alpinisme rapide à un degré qu’on ne pensait jamais pouvoir atteindre

Est-ce que Benjamin voudra s’étalonner à son tour sur les 82 4000 ? « Ça inspire mais ça fait extrêmement peur. Déjà je n’ai pas le même métabolisme, difficile de me projeter à ce degré de performance. Kilian s’entraine comme un forcené depuis des années, avec un volume de dingue. C’est un aboutissement pour lui. Et puis il s’est forgé à ce type de terrain en 3+/4, voire 4+/5. Personne n’est aussi rapide que lui là-dessus. Je pense qu’il a notamment cultivé ça en Norvège où il fait beaucoup de journées dans ce registre, tout seul. Ces 82 4000, c’est extrême en termes de prise de risque, en termes physique et mental. Tu as une tension nerveuse et une charge mentale énorme » explique Benjamin.

« Ce que je trouve très fort, c’est la capacité d’adaptation de Kilian car il a dû souvent changer ses plans avec le mauvais temps. Il a su à chaque fois rebondir. Il aurait peut-être pu gagner quelques jours s’il était parti lors de l’anticyclone de début août. Partir encore plus tôt dans la saison comme l’avait fait Ueli Steck (parti le 11 juin 2015) n’est pas forcément meilleur, car tu te retrouves avec d’énormes corniches de neige dans le Valais qui peuvent forcer à faire demi-tour. C’est ce qui était arrivé à Steck d’ailleurs. Et puis cette année, l’enneigement était bon au-dessus de 3500 », estime Benjamin.

Kilian Jornet dans la traversée des Jorasses ©Noa Barrau

« Ce que fait Kilian est inspirant. Il montre qu’il y a une marge de progression dans cette logique d’enchainement. C’est un peu comme ce qu’avait fait à l’époque Profit dans ses trois faces nord grandioses, mais là c’est encore plus loin dans l’échelle de la performance. Je pense qu’on sous-estime l’immense culture montagne de Kilian. J’espère que Messner va rectifier ce qu’il disait sur lui (que Kilian n’était pas un vrai alpiniste ndlr) ! »

Après avoir coché les deux 4000 des Écrins avec Kilian et Mathéo, Benjamin a malheureusement eu un petit accroc dans la redescente en se tordant la cheville au niveau du refuge du Glacier Blanc (le parapente est définitement moins dangereux…). Ça ne devrait cependant pas contrarier son départ pour le Jannu, le 13 septembre, avec Nicolas Jean et Léo Billon, pour l’expé la plus technique de sa carrière. Mais ça, c’est une autre histoire…  

Ce que fait Kilian est inspirant. Il montre qu’il y a une marge de progression dans cette logique d’enchainement

 Quant aux futurs projets de Kilian, on a du mal à esquisser la suite. A-t-il encore le regard tourné vers l’Everest, où il s’est cassé les dents en tentant l’arête ouest ? Qu’a-t-il encore à chercher sur le versant de la compétition, si ce n’est de prouver qu’il est toujours le patron sur les plus grandes courses de trail au monde ? Faudra-t-il chercher de futurs exploits sur les skis, dans des pentes raides inédites, en haute altitude ? La nature polymorphe de Jornet rend les pronostics impossibles. Tout est possible.

Kilian a en tout cas cette capacité et ce pouvoir immense d’inspirer des générations de coureurs et de montagnards. Pour mon cas personnel, je ne sais pas si, sans lui, je ferais aujourd’hui de la montagne. C’est en visionnant un documentaire de l’excellente émission Intérieur Sport (Canal +) que je suis tombé la première fois sur le phénomène, en 2011. Elle s’ouvre sur une mise en scène aussi amusante que marquante : Kilian pose sa gourde sur un télésiège, court jusqu’à la gare supérieure, et récupère son eau en arrivant en même temps que le siège. On suit ensuite son ascension record du Mont Olympe en compression blanche, sa Pierra Menta victorieuse avec Didier Blanc (première fois que je voyais cet étrange sport que j’aime tant), une ascension du mont Blanc en basket, puis son UTMB survolé cette année-là. Tout y est déjà. Le fuoriclasse des compétitions cotoie l’explorateur de la performance sur des projets à sa mesure. La claque est monumentale : on peut donc faire de la montagne en allant vite, en étant léger, sans le lourd attirail des alpinistes à la papa. Il faut évidemment prendre cela avec des pincettes, ne pas reproduire à l’identique. Certains ont reproché injustement à Jornet d’envoyer des traileurs à la mort sur le mont Blanc, et peut-être que le même reproche sera fait sur les 82 4000 que des téméraires voudront reproduire dans le même style. Mais retenons la philosophie derrière tout ça.

« Imaginez si Adam Ondra avait l’endurance de Scott Jurek. Imaginez si Bonatti avait la technique de ski d’Anselme Baud », écrivait Kilian en 2014. Concilier ces extrêmes est utopique, mais on comprend par ces mots ce qui motive cet athlète hors du commun dont on ne connaitra sûrement qu’un seul exemplaire. Mesurons notre chance de vivre l’émotion de ses exploits en direct. Sur une course, il y aura chaque année un vainqueur. Sur les 82 4000, je  doute qu’on connaisse une nouvelle fois cela, ou alors peut-être…

« Le but n’est pas d’être rapide pour être rapide, d’être léger pour être léger, de faire de l’alpinisme pour être un alpiniste, de skier pour être un skieur ou de courir pour être un coureur, concluait ainsi Jornet dans le même post vieux de dix ans. C’est d’utiliser tout cela pour être sur les montagnes. Pour être libre, dans les montagnes. »