La crue du 21 juin 2024 du torrent des Etançons a détruit en grande partie le hameau de la Bérarde, rappelant au passage, et à l’image de la tempête Alex, que les torrents sont à la fois constitués d’eau, mais aussi de sédiments. Johan Berthet, géomorphologue, nous propose ici quelques éléments d’analyse de l’évènement à partir des premières données disponibles.
Le hameau de la Bérarde n’est pas tout récent. D’après Clouzot, (1918) les premières mentions du Hameau datent de 1497. Agricole jusqu’au milieu du 19ème siècle, la Bérarde a connu un développement spectaculaire avec l’essor de l’alpinisme dans le massif des Écrins, abandonnant petit à petit sa fonctionnalité initiale du travail de la terre et de l’élevage. La chapelle Notre-Dame des Glaciers y est construite en 1891. Les constructions se sont par la suite multipliées jusqu’à nos jours.
Le Hameau a été bâti sur le cône du torrent de Étançons, formé donc par les dépôts sédimentaires successifs du cours d’eau, avec une pente moyenne d’environ 10%. Ce cône a une taille très modeste (rayon de 300 m) au regard du bassin versant (32 km²). Ce dysmorphisme s’explique par le fait que le Vénéon a une vallée étroite en ce site. Le cône ne peut donc pas se développer et les matériaux sont rapidement repris par la rivière principale qui possède une capacité de transport plus importante.
Le témoignage de Dominique Villars (1810) de son passage en Oisans en 1786 ne fait pas état d’un torrent qui serait menaçant. Mais il ne présume pas non plus de l’emplacement exact du hameau avant son développement au 19ème siècle. Était-il situé sur son cône ou à côté. Une recherche plus poussée dans les archives permettrait peut-être d’y répondre. Les photos d’archives posent néanmoins quelques questions. Elles permettent en effet de remarquer, autour des constructions récentes, des murs disproportionnés. On peut faire l’hypothèse que les immenses murs ont été ainsi bâtis pour stocker les pierres issues de l’épierrage du cône, participant ainsi à effacer toute trace torrentielle.
Le tracé du lit des Étançons
Les archives de la Bérarde nous renseignent sur le lit des Etançons. Son tracé tout d’abord : on le devine identique à celui qu’il était avant la crue du 21/06/2024 depuis les cartes de Cassini (18ème siècle) (plus de données ici).
On peut affirmer qu’il l’est depuis les cartes d’Etat Major et les photos de la fin du 19ème siècle. À cette époque, le lit était néanmoins bien plus chargé. Ce tracé est néanmoins atypique. Sur un cône, du fait de la pente, les torrents ont tendance, à « tirer tout droit ». Sur la Bérarde, il faisait un méandre. Ce tracé favorisait donc l’érosion dans sa partie externe, en direction du centre de la Bérarde, ce qui semble avoir inquiété les habitants depuis longtemps, puisqu’il semblerait y avoir des traces de protection torrentielle au début du 20ème siècle.
Avant le 21 juin, le torrent des Etançons était incisé d’une dizaine de mètres sur son cône. Cette incision et la contraction de la bande active, qui caractérisent une baisse des dynamiques torrentielle, classique dans les cours d’eau alpins, et notamment les torrents proglaciaires (Berthet, 2016) a permis de construire toujours plus près du torrent, sur des terrasses basses (à +5m du lit avant la crue), et non des terrasses glaciaires comme il a pu être indiqué parfois dans la presse. Ce sont ces constructions qui se sont retrouvées ensevelies jusqu’au toit.
Le bassin versant des Etançons et son fonctionnement hydro-sédimentaire
Le bassin versant du torrent des Étançons fait environ 32km². Il faut noter qu’il est resté sauvage et ne possède pas d’aménagements en amont du cône, ni d’ouvrages hydroélectriques qui auraient perturbé le fonctionnement sédimentaire du torrent, comme cela est par exemple le cas en Vanoise ou dans le Massif du Mont-Blanc. En amont de sa confluence avec le torrent de Bonne Pierre le bassin ne fait plus que 24 km².
Le torrent Étançons se développe jusqu’au sommet de la Meije dans une vallée typiquement glaciaire. En forme de U, sa pente est d’autant plus faible que la vallée a été barrée par des mouvements de versant qui empêchent le transit des matériaux vers l’aval. Techniquement on dit que cette vallée est déconnectée (sédimentairement). Cela ne veut pas dire qu’il ne s’y produit pas de dynamiques torrentielles – la fermeture du refuge du Châtelleret à la suite de plusieurs crues l’ayant endommagé en est le parfait exemple – mais que les sédiments restent bloqués dans la vallée. En conséquence, on peut oberserver de magnifique plaine de tressages où vienne « mourir » les sédiments.
Techniquement on dit que
cette vallée est déconnectée
(sédimentairement)
Le vallon qui nous intéresse est celui de Bonne Pierre. D’une superficie de 8km², ce bassin et véritablement perché au-dessus de la Bérarde. Son taux d’englacement actuel est de 30%. Le glacier éponyme fait partie de ceux qui ont le moins évolué depuis les années 70, en raison de sa morphologie (Gardent, 2014). Sa marge proglaciaire, autour de sa moraine frontale du Petit Age Glaciaire est très raide (37%). Elle constitue donc un lieu de forte énergie où les sédiments sont disponibles en quantité surabondante.
Le torrent de Bonne Pierre présente un cône suspendu (pente 20%, indiquant une formation probablement aussi avalancheuse) qui permet tout de même de jouer un rôle tampon entre le glacier et la Bérarde. Mais il était certain, dès le matin du vendredi 21 juin que le torrent de Bonne Pierre était le principal suspect dans la cause de l’évènement.
Chronologie de l’évènement
Sur le cône, on peut distinguer 3 phases de l’évènement. Ces trois phases sont typiques des crues torrentielles.
La première phase
La première phase a débuté vers 1 heure du matin les laves commencent à descendre jusqu’à la Bérarde, réveillant les habitants. Les laves successives ont comblé progressivement le lit, jusqu’à ensevelir presque totalement certaines habitations, celles-là même construites sur les terrasses torrentielles historiques.
Nous résumons le phénomène à des laves torrentielles, dont il est certains, au regard des témoignages, des conditions géomorphologiques favorables et de la taille des blocs transportés, qu’elles se sont produites, mais il est fort probable, d’après les vidéos prises pendant la crue, que le charriage a été aussi un moteur important du transport solide, au moins sur le cône.
Le seconde phase
Le seconde phase est la divagation. Lorsque le chenal a été totalement rempli par les sédiments, les écoulements ne pouvaient plus y passer. Les laves se sont alors étalées en direction de la (nouvelle) plus grande pente, en « tirant tout droit » à travers le hameau. Il faut noter que lors de cette phase, les laves torrentielles se déposaient aussi toujours dans le chenal « historique ».
On peut évaluer le volume de dépôt des matériaux sur le cône lors de ces deux premières phases, de l’ordre 200 000 m3 à 300 000m3 (150 000 à 200 000 m3 dans le chenal et 50 000 à 100 000 m3 sur le reste du cône). On notera au passage que les polémiques sur le manque d’entretien du torrent sont nulles et non avenues. Les travaux de curage évoqués auraient été, dans leur grand maximum, de l’ordre de 1000 à 2000 m3. Totalement négligeable par rapport aux volumes déposés.
Troisième phase
Enfin, la troisième et dernière phase : la formation du nouveau lit des Étançons. Les matériaux deviennent moins abondants, pourtant, les débits sont toujours soutenus. Les écoulements vont donc inciser les dépôts pour former un nouveau chenal. Ce sera au milieu de la Bérarde, en passant par la chapelle. Cette phase, d’érosion, est en réalité plus destructrice. C’est lors de cette phase que le chapelle et d’autres constructions ont été totalement détruites, par l’érosion donc, et non les dépôts.
La zone de contribution sédimentaire
Les images satellites sont frappantes. Là où l’on pouvait s’attendre à un phénomène généralisé, comme sur les affluents de la Vésubie, de la Roya ou de la Tinée au cours de la tempête Alex, les changements morphologiques visibles ne concernent que le chenal du torrent de Bonne Pierre. Si on estime des dépôts de l’ordre de 400 000 m3 à 600 000 m3 (en prenant en compte le cône suspensu), au regard de la surface du chenal, son incision moyenne se situe aux alentours de 15m. Impressionnant, mais pas délirant. Nos travaux (Berthet, 2016) avaient mis en évidence une incision de 23 m de l’Arveyron de la Mer de Glace après la crue glaciaire de 1920. Là encore, la comparaison des données LiDAR apportera de précieux éléments de réponse.
Le réchauffement climatique
a joué un rôle plutôt mineur
dans la fourniture sédimentaire
Le réchauffement climatique a joué un rôle plutôt mineur dans la fourniture sédimentaire. La contribution sédimentaire a été intense car les matériaux étaient disponibles et bien connectés. Il existe d’autres sources de matériaux abondants, comme les dépôts hérités de glaciations plus anciennes (cas de la Roya et Vésubie), ou bien du fait de contextes géologiques défavorables (cas de l’Arbonne à Bourg Saint Maurice, par exemple), ou bien du fait d’évènements ponctuels (cas des laves qui ont envahi le village de Bondo dans les Grison après l’écroulement sur le Pizzo Cengalo en 2017 ou après l’écroulement du Granier en 2016). Le niveau de connectivité sédimentaire dépend quant à lui de la configuration du bassin versant, sujet complexe à aborder, que nous ne développerons pas.
Et maintenant ?
Dans l’immédiat, à l’image de ce qu’il s’est passé dans la Vésubie ou dans le village de Bondo après les laves consécutives à l’écroulement du Pizzo Cengalo, la morphogénèse du torrent des Etançons va continuer d’être intense, telles des répliques pour un séisme, probablement pendant 10 à 15 ans au moins. Le lit du torrent de Bonne Pierre et du torrent des Étançons (en aval de sa confluence avec celui-ci) est effectivement constitué de matériaux instables, qui sont donc disponibles pour le torrent.
Pour des débits qui ne posaient jusqu’à présent
pas de problème
le torrent s’engravera
facilitant les débordements
Il faudra un certain temps pour que le torrent reconstitue un lit plus stable. Les crues transporteront donc d’importantes quantités de matériaux. Pour des débits qui ne posaient jusqu’à présent pas de problème, le torrent s’engravera, facilitant les débordements. Cette situation sera complexe à gérer pour une éventuelle reconstruction du hameau et suscitera probablement beaucoup d’incompréhension de la part des habitants, ne saisissant pas que le torrent qu’ils connaissait a changé de comportement, et que l’ingénierie torrentielle n’y apportera pas de solution satisfaisante.
D’autres Bérarde en France ?
Vous voulez jouer à vous faire peur ? Vous pouvez regarder toutes les zones habitées construites sur des cônes à risques, c’est à dire des cônes dont les torrents ont une production sédimentaire intense et connectée, qu’elle soit glaciaire ou non. Ces zones sont exposées à des évènements extrêmes on ne peut pas le nier. Mais il faut réfléchir désormais à la façon dont on peut vivre avec ces évènements. Les solutions pour réduire le risque ne sont certainement pas celles de l’ingénierie. Pour cela, il faut tout d’abord identifier ce risque. Actuellement le risque, torrentiel en l’occurrence, est calibré sur un évènement de référence centennal. La complexité de sa définition dans des environnements de montagne incertains, qui plus est dans le cadre de réchauffement climatique, doit pousser à la réflexion quant à la révision du paradigme de l’évènement centennal.
C’est notre rapport aux cours d’eau
et au torrent qu’il faut changer
Que peut-on y faire ?
Aussi, le facteur humain a joué un rôle prépondérant pour que cet évènement ne vire pas au drame. La capacité d’évacuation, qui a été organisée ici par le PGHM présent sur place a permis que les dégâts ne soient que matériels. L’être humain est le seul système capable de s’adapter à l’inattendu. Ne cherchons donc pas à tout prix des systèmes automatiques ou des protections calibrées. Il est nécessaire d’assurer, voire de renforcer cette capacité d’intervention de la part des gestionnaires des cours d’eau. Avec la GEMAPI, la France semble plutôt armée pour une telle orientation stratégique. On peut néanmoins assoir la capacité humaine sur des mesures : de débits, ou de précipitations par exemple. En France, de nets progrès pourraient être faits. Le maillage des radars de précipitation y est, par exemple, largement inférieur à ce qu’il est en Suisse.
Enfin, encore une fois, les torrents sont perçus comme les mal-aimés de la montagne. Il faut les curer à tout prix, les contrôler, etc. Or, ce sont des organes vivant de la montagne, au même titre que les glaciers. Et des évènements comme celui du 21 juin viennent rappeler à quel point ils sont vivants et peuvent être fascinants. Quelle levée de bouclier aurait-on si on envisageait de faire sauter un bout de sérac suspendu sous l’aiguille du Midi parce qu’il nous apparait menaçant ? C’est notre rapport aux cours d’eau et plus particulièrement au torrent qu’il faut changer. Apprenons à les respecter pour mieux vivre avec eux et le risque qu’ils représentent. Peut-être que nous finirons même par les aimer.
Remerciements
Merci à Léo Moiret pour la relecture, et Raphaël KERVERDO, Benoit Urruty, Véronique Benacchio, Pierre Lemaire et Alexandre Baratier pour les discussions et le traitement de quelques données
Références
Berthet, J. (2016). L’évolution géomorphologique des systèmes torrentiels proglaciaires de la vallée de Chamonix-Mont-Blanc, une approche du couplage sédimentaire de la fin du Petit Age Glaciaire au désenglacement récent [Phdthesis, Université Grenoble Alpes].
Clouzot, É. (1918). À propos de la haute vallée du Vénéon à la fin du XVe siècle, ici.
Gardent, M. (2014). Inventaire et retrait des glaciers dans les alpes françaises depuis la fin du Petit Age Glaciaire [Phdthesis, Université de Grenoble], ici.
Villars, D. (1745-1814) A. du texte. (1810). Précis d’un voyage à la Bérarde en Oysans [Oisans], dans les grandes montagnes du Dauphiné, en 1786 / par Dominique Villars, ici.https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k96091917
Vincent, C., Garambois, S., Thibert, E., Lefèbvre, E., Meur, E. L., & Six, D. (2010). Origin of the outburst flood from Glacier de Tête Rousse in 1892 (Mont Blanc area, France). Journal of Glaciology, 56(198), 688‑698https://doi.org/10.3189/002214310793146188, ici.