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Pour une gestion rationnelle du risque d’avalanche 2/2

Partant du constat que les décès par avalanche sont plus nombreux en France qu’ailleurs, Guillaume Blanc et Olivier Moret proposent d’en finir avec l’ésotérisme dans la gestion du risque d’avalanche, après avoir énuméré les carences actuelles dans la première partie de cette tribune. Il s’agit de faire le tri entre de trop nombreuses approches qui confondent analyse et gestion du risque. Parmi les outils à disposition, l’association de la méthode 3×3 de Munter avec les applis Yéti et Skitourenguru permet d’éviter la plupart des situations d’accident, expliquent les auteurs.

Tous les outils d’analyse et de réduction du risque se valent-ils ? Pour ne pas se noyer dans un débat sans fin, on peut aborder cette question abrupte par son versant plus doux : quelles sont les qualités d’une bonne méthode d’analyse et de réduction de risque ?

On peut les résumer en 4 points. Une bonne méthode :

  1. fait baisser le nombre d’accidents.
  2. est simple d’utilisation ;
  3. permet de prendre une décision claire : on renonce à tel ou tel passage ou itinéraire ou on continue ;
  4. est adossée à une démarche scientifique basée sur des faits, des données produites de manière rationnelle et dont les résultats, démontrables et reproductibles, sont partagés avec une communauté étendue c’est-à-dire au-delà d’un cénacle d’experts de son pays ;

Aucun des outils d’analyse du risque ne répond à l’ensemble de ces quatre critères.

Tour d’horizon…

Si la grille 3×3 permet de se poser les bonnes questions sur les trois facteurs de risque (condition, terrain, groupe) à trois moments clés du déroulement d’une course, elle ne donne pas de critères objectivables pour poursuivre ou renoncer à un itinéraire donné. Elle est néanmoins simple d’utilisation et désormais largement enseignée en France comme à l’étranger. On peut la considérer comme l’outil de référence pour organiser une réflexion partagée et analyser le risque sur la neige.

Le NivoTest est un outil qui se veut quantitatif et décisionnel, basé sur un système de points que l’on ajoute les uns aux autres, dans l’objectif de prendre une décision. Malheureusement, les critères et les points qui leur sont associés n’ont aucune base scientifique. Leur nombre et l’incertitude qui leur est associée a tendance à provoquer uniquement des renoncements, d’où l’inutilité de l’outil pour une prise de décision. Enfin on ne peut pas prouver qu’en utilisant le NivoTest, pas si simple au demeurant, compte tenu de certains critères difficilement objectivables, le nombre d’accidents diminuerait.

La Vigilance Encadrée est enseignée par l’École nationale de ski et d’alpinisme aux guides et moniteurs de ski. Elle n’est à l’évidence pas simple à intégrer comme le reconnaît le professeur Alexis Mallon (11) : « Pour que les stagiaires à l’aspirant-guide maîtrisent cette méthode, le temps d’apprentissage est de 20 jours » ; quid alors, du randonneur « moyen » ? La vigilance encadrée s’apparente à la troisième ligne du 3×3, l’analyse dans la pente, en se concentrant essentiellement sur  les facteurs de risque liés aux conditions et au terrain. Elle ne permet pas de prendre une décision claire sur des éléments objectifs. Il n’a pas encore été démontré que son utilisation diminue le nombre d’accidents. Enfin, elle ne repose sur aucun fondement scientifique et s’appuie uniquement sur l’expérience personnelle d’un nombre limité d’experts. À notre connaissance, elle n’a été reprise dans aucun autre pays de l’arc alpin.

L’EvalBERA est un outil peu intuitif de lecture et d’interprétation du Bulletin d’Estimation du Risque (12) d’Avalanche (BERA) qui est émis chaque jour en période hivernale par Météo France.

L’EvalNivo permet en principe d’estimer le degré de danger local à partir d’observations sur le terrain. Mais il considère des situations difficiles à observer quand on se déplace sur le manteau neigeux, à ski ou en raquettes, à savoir ce que recèlent ses profondeurs.

La grille d’évaluation du danger local d’avalanche (ou Nivocheck) dont il existe plusieurs versions permet d’estimer un degré de danger sur le terrain en l’absence (13) de BERA ou pour le corriger localement. Elle demande une certaine expérience avec un entraînement préalable afin de pouvoir l’utiliser sereinement. Elle est basée toutefois sur des éléments  observables aisés à déterminer comme le travail du vent à la surface, la quantité critique de neige fraîche, la présence de signaux d’alarme ou l’analyse d’un profil simplifié du manteau neigeux.

 

… pour arriver aux méthodes de réduction du risque

La méthode de réduction débutant (MRD) et la méthode de réduction élémentaire (MRE) permettent d’estimer facilement le risque sur un itinéraire ou plutôt sur différentes portions d’un itinéraire, selon deux critères : le degré de danger du BERA et l’inclinaison de la pente. De nombreux travaux ont souligné l’importance capitale de l’inclinaison de la pente dans le déclenchement des avalanches. Ainsi, 90 % des accidents sont liés à des avalanches de plaques et 87 % sont déclenchés par les skieurs eux-mêmes (14). La moitié des déclenchements a lieu entre 35° et 40° d’inclinaison, 21 % entre 40° et 45° et 25 % entre 30° et 35°. On n’observe quasiment pas de déclenchements sous 30°, et très peu au-delà de 45°. C’est ainsi que MRD et MRE combinent indice du BERA et inclinaison de la pente pour déterminer une zone de renoncement.

MRD, MRE, MRP, MRQ

La MRD, méthode de réduction pour débutants, permet de prendre une marge de sécurité supplémentaire pour les débutants (en termes de pratique de la montagne sauvage et de technique de ski) ou les groupes incluant des débutants. La MRE suffit généralement à remplir une vie de skieur. Elle offre suffisamment de possibilités pour pouvoir skier bon nombre de pentes, en limitant le risque, pour la plupart des situations avalancheuses de l’hiver. Notons qu’à partir du degré de danger 3 (marqué), les avalanches de plaque peuvent se déclencher à distance (15). Il faut donc prendre en compte la partie la plus raide de l’itinéraire sur son tracé et les pentes qui le dominent.

Ces deux méthodes sont simples à utiliser : il suffit d’une heure pour les enseigner, comme c’est le cas dans un certain nombre de clubs alpins. Différents travaux ont montré que leur utilisation permettrait de réduire drastiquement le nombre d’accidents. (16)

La méthode de réduction professionnelle (MRP) conçue au départ pour les guides de montagne est à la portée des pratiquants expérimentés. Elle fait intervenir cinq variables clés au lieu de deux pour la MRE et la MRD. Basée sur une analyse scientifique des données d’accidents et du manteau neigeux, elle est toutefois plus complexe et délicate à manier. Elle s’adresse aux skieurs qui se sentent trop limités par la MRE notamment pour fréquenter des pentes raides au-delà de 40°.  La MRP quantifie plus précisément le niveau de risque encouru dans les passages clés. Libre au pratiquant de l’accepter ou de renoncer à l’itinéraire.

Les applis

Depuis l’hiver 2019/2020, MRD, MRE et MRP sont utilisées par l’application en ligne Yéti (17) qui permet de visualiser les zones à risque sur une interface cartographique, comme il est expliqué ici. Avec Yéti, l’usage de ces trois méthodes de réduction a gagné en aisance et en précision, notamment la MRP. La mesure précise de la pente et surtout de son orientation est désormais réalisée par l’ordinateur ce qui réduit le risque d’erreur lors de la lecture de la carte. 

La méthode de réduction quantitative (MRQ) est la dernière née des méthodes de réduction. Comme nous l’avons souligné précédemment, elle combine davantage de données que les méthodes de réduction classiques. C’est pourquoi les calculs opérés par la MRQ ne sont pas réalisables par un être humain. Seul un algorithme et un ordinateur peuvent les effectuer rapidement. Plus sophistiquée que les méthodes de réduction classiques et reposant sur des données de masse, l’objectif de la MRQ demeure identique : évaluer la probabilité que surviennent un accident d’avalanche en tenant compte des caractéristiques du terrain et des conditions du jour. La MRQ fonctionne avec l’application skitourenguru.ch qui détermine un risque en chaque point d’une collection d’itinéraires préalablement numérisés en tenant compte du BERA. En janvier 2021, près de 500 courses étaient évaluées quotidiennement dans les Alpes françaises (1500 en Suisse).

Comme les logiciels de routage employés en navigation, les méthodes de réduction associées aux applications Yéti et Skitourenguru permettent de faire des choix mieux éclairés en tirant le meilleur parti des informations disponibles à la veille de sortir. Lors de la préparation, elles permettent d’anticiper et d’évaluer le risque avant de se confronter au réel. Bien entendu, elles ne dispensent pas d’examiner tous les facteurs de risque résumés dans la grille d’analyse 3×3 et notamment la lecture de l’intégralité du bulletin ou la composition du groupe. Une fois sur le terrain, il conviendra toujours d’apprécier la situation par l’observation attentive du milieu et l’écoute de ses compagnes et compagnons, avant de prendre une décision.

La méthode de réduction quantitative (MRQ) est la dernière née des méthodes de réduction du risque

Les limites des méthodes de réduction

Si les méthodes de réduction répondent aux quatre critères énoncés plus haut, elles présentent aussi des limites (18) et font l’objet de critiques plus ou moins fondées. Elles reposent sur deux piliers inégaux : d’un côté les modèles numériques de terrain (19), soit une cartographie toujours plus fine notamment grâce à la télémétrie par laser (Lidar) et, d’un autre, le bulletin nivologique, qui reste très empirique et hétérogène à l’échelle des Alpes.

La critique la plus répandue chez les sceptiques est le « trou dans la raquette » à savoir le fait que certains accidents parfois mortels se produisent alors que les méthodes n’avaient pas identifié un niveau de risque élevé. Bien entendu, les méthodes de réduction n’ont pas la prétention d’atteindre le risque zéro et d’éviter tous les accidents. La seule manière d’y parvenir serait de ne pas quitter son canapé, un choix qui n’est pas sans risque à long terme… En revanche, de nombreux travaux montrent que l’usage des méthodes de réduction permettrait d’éviter la plupart des drames même si quelques très rares accidents peuvent toujours se produire en dépit d’une bonne préparation. Pour Skitourenguru, plusieurs accidents sont à déplorer à proximité de l’itinéraire, mais pas précisément sur l’itinéraire proposé, dont il convient de ne pas trop s’écarter si on veut se fier aux indications de risque.

un niveau de danger dans tel massif ne recouvre pas toujours la même situation avalancheuse qu’un même danger dans le massif limitrophe. Ces écarts ne discréditent pas pour autant le principe et les résultats des méthodes de réduction qui permettent d’éviter la plupart des situations critiques.

L’usage de l’indice chiffré du BERA employé comme référence pour calculer le risque dans les méthodes de réduction fait également débat.

L’interprétation de l’échelle européenne du danger d’avalanche (de 1 à 5) est-elle la même entre les prévisionnistes d’un massif à l’autre et entre la France et ses voisins de l’arc alpin ?

La réponse est non comme l’a montré une étude récente (20). En outre, on a parfois constaté qu’un niveau de danger dans tel massif ne recouvre pas toujours la même situation avalancheuse qu’un même danger dans le massif ou le pays limitrophe. Des efforts d’harmonisation sont en cours stimulés depuis peu par un collectif militant pour une prévision d’avalanches plus cohérente, homogène et multilingue sans différences notables dans l’utilisation des degrés de danger (21). Ces écarts dans l’interprétation ne discréditent pas pour autant le principe, l’usage et les résultats des méthodes de réduction dont on a vu qu’elle permettait d’éviter la plupart des situations critiques. Les données non chiffrées du bulletin permettent d’affiner l’analyse et de mieux anticiper certains dangers.

Un risque de nature statistique

La compréhension physique du mécanisme de déclenchement des avalanches de plaque a beaucoup progressé ces vingt dernières années. Sans entrer dans les détails (22), un ingrédient nécessaire au déclenchement est la présence d’une « couche fragile » enfouie au sein du manteau. Une étape clé du déclenchement de l’avalanche est une surpression en surface causée, par exemple, par un skieur ou une skieuse venant bouleverser le fragile équilibre, semblable à celui d’un château de cartes. Pour déceler la couche fragile, il est nécessaire de creuser un trou et d’observer attentivement les strates du manteau neigeux. Repérer une couche fragile à cet endroit précis, dans ce trou, ne dit rien sur sa présence quelques mètres plus loin. Il faudrait creuser des trous dans la neige régulièrement pour vérifier son étendue. En outre, le fait de ne pas l’observer ne signifie pas qu’elle est absente, tant elle est parfois ténue et difficile à discerner. Seul un nivologue, animé par un projet de recherche peut mener à bien ce type de démarche et encore sur une échelle assez réduite comparée à la surface couverte par un itinéraire de ski. Le randonneur ne peut décemment pas s’en charger. Il faut trouver d’autres indices observables pour réduire le risque en évacuant d’emblée la recherche d’une hypothétique couche fragile. Conclusion : les outils et les discours considérant la couche fragile comme une variable clé ne sont pas applicables dans la pratique.

La grille d’analyse 3×3 associée à une méthode de réduction dont l’usage est facilité avec les applications Yéti ou Skitourenguru évitent la grande majorité des situations d’accidents.

En l’état des connaissances, la meilleure gestion du risque d’avalanche est de nature éminemment statistique. Le pratiquant ne peut pas connaître l’état du manteau neigeux en profondeur à chaque point de son évolution. Autrement dit, on ne peut jamais être sûr qu’une avalanche va se déclencher à tel endroit dans tel type de conditions. On ne peut qu’évaluer statistiquement un ensemble de paramètres qui conduisent un peu, beaucoup, très probablement à la rupture d’une plaque. Cela explique pourquoi l’addition d’expériences individuelles peut être mauvaise conseillère : on peut passer vingt fois au même endroit dans les mêmes conditions, sans que rien ne se produise. Ce n’est que la vingt et unième fois, dans une situation identique, que le déclenchement se produit, en apparence de façon totalement incompréhensible. 

La gestion du risque d’avalanche pourra être menée avec plus de certitudes quand on sera capable de détecter la présence et l’étendue de couches fragiles en progression ce qui relève dans l’immédiat de la pure science-fiction. La grille d’analyse 3×3 associée à une méthode de réduction dont l’usage est désormais facilité avec les applications Yéti ou Skitourenguru évitent la grande majorité des situations d’accidents.

Si nous voulons vraiment faire baisser le nombre de morts en avalanche en France, jetons aux oubliettes une bonne fois pour toutes les méthodes ésotériques qui reposent sur l’expérience de quelques experts.

Notes

11 https://www.youtube.com/watch?t=5232&v=JOFHuDwCHIE&feature=youtu.be

12 Météo France donne en fait une estimation du danger d’avalanche, le risque étant une exposition à un danger.

13 Le BERA n’est délivré en France que de début décembre à fin-avril. En outre, il n’existe pas sur le Massif Central, les Vosges ou le Jura.

14 https://www.anena.org/include/viewFile.php?idtf=53740&path=e7%2FWEB_CHEMIN_53740_1551780700.pdf

15 Compte tenu de l’inertie de la masse de neige, on peut se trouver sur un terrain plat, déclencher une plaque sur une pente en amont et se faire ensevelir  par la masse neigeuse.

16 Descamps et Moret, op. cit. pp. 220 et 224 ; Ian McCammon, Pascal Hägeli, « Description and evaluation of existing european decision-making support schemes for recreational backcountry travelers », Canadian Avalanche Association, mai 2005. L. Hallandvik (coll.) « Could fatal Avalanche Accidents in Norway from 2005-2012 been prevented using the Reduction Method, the Basic Reduction Method and the Alptruth Method, ISSW, 2012.

17  https://www.camptocamp.org/yeti

18 Yéti et Skitourenguru, mode d’emploi intérêt et limites pour les adeptes de sports de neige. https://www.petzl.com/fondation/projets/applications-web-Yeti-et-Skitourenguru?language=fr

19 Mohamar Moussa Ouédraogo, Aurore Degré & Charles Debouche, Synthèse bibliographique : le modèle numérique de terrain de haute résolution, ses erreurs et leur propagation, 2014, BASE 18, en ligne : https://popups.uliege.be/1780-4507/index.php?id=11517

20 Frank Techel (collectif), “Spacial Consistency and Bias in Avalanche Forecast – a case study ine the Europeans Alps”, Natural Hazards and Earth System Sciences n°18, 2018.

21 http://ifalp.org/fr/

22 Voir par exemple : « Le risque d’avalanche de neige en montagne », Guillaume Blanc, Carnets d’Aventures n° 54 (hiver 2019), disponible en ligne : http://gblanc.fr/spip.php?article723.

Relire la première partie de l’article