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Pour une gestion rationnelle du risque d’avalanche 1/2

La gestion du risque d’avalanche dans les sports de neige demeure perfectible en France, pays qui enregistre le plus de morts dans le monde. Partant de ce double constat, Guillaume Blanc et Olivier Moret proposent dans cette tribune d’en finir avec l’ésotérisme dans la gestion du risque d’avalanche. Que disent-ils ? Les pratiquants en ski de rando ont le choix entre de nombreuses approches et se voient prodiguer quantité de conseils dont l’abondance génère de la confusion. Vigilance encadrée, NivoTest, 3X3, Eval-Nivo, Eval-BERA, méthodes de réduction débutant, élémentaire ou professionnelle, applications Yéti ou Skitourenguru, ces outils n’ont pas les mêmes objectifs et tous n’ont pas fait preuve de la même efficacité : une clarification est nécessaire, insistent les auteurs.

Les aides à la décision (cf note 0 en bas d’article) en matière d’avalanche peuvent être classées en deux catégories : les outils d’analyse du risque et les méthodes de réduction du risque.

Quel que soit le domaine (risques naturels, économiques ou sanitaires) les méthodes de gestion du risque reposent toujours sur le même principe : analyser les différents facteurs à l’origine d’un risque avant de prendre une décision pour le réduire.

Une fois menée l’analyse du risque, une méthode de réduction du risque doit permettre de faire un choix clair : j’y vais ou je renonce à tel itinéraire ou partie d’itinéraire.

L’usage combiné d’un outil d’analyse du risque puis d’une méthode de réduction permet de se poser les bonnes questions au bon moment et de réviser son jugement si de nouveaux éléments viennent contredire les analyses précédentes.

L’objectif est de produire des décisions claires, moins dépendantes des seuls choix intuitifs souvent influencés par une trop grande confiance en soi, l’habitude de fréquenter les mêmes lieux, la pression d’un groupe téméraire et bien d’autres biais cognitifs. (1)

 

L’analyse seule ne suffit pas. Même en ayant une connaissance approfondie de la situation, s’en remettre uniquement à son expérience ou à son intuition peut conduire à des décisions absurdes (2) aux conséquences parfois tragiques sur la neige. L’expérience d’une seule personne même chevronnée est beaucoup trop limitée. Au contraire, les méthodes de réduction s’appuient sur des dizaines de milliers d’expériences sédimentées à travers l’accidentologie dont on peut tirer quelques règles par le biais des statistiques et des probabilités.

Gestion du risque = outil d’analyse du risque + méthode de réduction du risque

Ici se niche un malentendu majeur du discours sur la gestion du risque d’avalanche en France parfois repris par des influenceurs ou des institutions. Dans notre pays, les outils d’analyse du risque font office de méthode de gestion du risque en avalanche. Pour la décision, on s’en remet encore à la seule expérience ou à l’intuition du pratiquant le plus chevronné avec les résultats que l’on sait. La France est, depuis plus de vingt ans, championne du monde des morts en avalanche (3). Le profil type de l’accidenté en avalanche est un homme, d’âge mûr (40 à 60 ans), possédant une bonne connaissance du terrain voire une formation en nivologie et, trop souvent, une foi inébranlable en sa capacité à savoir ce qui peut se produire sur la base de son expérience ou de ses intuitions. (4)

Les résistances face à l’introduction de méthodes de réduction qui ont fait leurs preuves dans la plupart des autres pays trouvent probablement leur origine dans la crainte d’encourager l’usage d’une approche pressentie comme trop simpliste ou normative, généralement par méconnaissance de ses fondements. Il ne faut pas sous-estimer le conservatisme de quelques experts influents qui continuent à croire ou faire croire que les solutions pratiques pour les amateurs de neige se trouvent dans une lecture savante de ce qu’il y aurait sous nos spatules dans la complexité du manteau neigeux et ses multiples métamorphoses.

« Pour qu’un objet ou une technique soient reconnus comme un progrès, comme une véritable innovation digne d’être adoptée, il faut qu’ils présentent un certain degré de compatibilité avec les représentations sociales et culturelles de leurs utilisateurs potentiels » ainsi s’exprimait Olivier Hoibian (sociologue), lors d’un colloque sur « Innovations scientifiques et évolution des pratiques de montagne » organisé par la FFCAM en 2009.

Contrairement aux Suisses, aux Allemands, aux Autrichiens, aux Norvégiens, aux Canadiens, aux Slovaques, aux Ukrainiens, les méthodes de réduction seraient-elles incompatibles avec « les représentations sociales et culturelles » des acteurs français responsables de la prévention du danger d’avalanche ?

Certains invoquent la fatalité. D’autres se satisfont de voir le nombre de morts stagner alors que le nombre de pratiquants augmente. On pourrait aussi tout mettre en œuvre pour réduire le nombre d’accidents, comme cela s’est fait dans d’autres domaines en sortant la tête du trou (à neige) et en travaillant à la transformation des « représentations sociales et culturelles ».

Un détour historique par la Suisse

Ce détour éclaire le chemin qu’il reste à parcourir. À la fin des années quatre-vingt, confronté à une série noire d’accidents impliquant plusieurs victimes encadrées par des professionnels ou des instructeurs bénévoles, le guide et nivologue Werner Munter réfléchit à une autre approche, d’autres paradigmes. La situation est préoccupante. Des menaces sérieuses d’interdiction ou de réglementations drastiques planent sur la pratique encadrée des sports de neige.

Si passer cent jours par an à creuser la neige à la recherche de la fameuse couche fragile ne permet pas de faire baisser le nombre d’accidents, que faire ? Quelles autres sources d’informations avons-nous à notre disposition pour construire des méthodes de prévention ?

Munter a commencé par clamer haut et fort (c’est son caractère) que l’on s’était trompé d’approche. Puis il a étudié les accidents d’avalanche et surtout les conditions dans lesquelles ils se produisaient. Dans ce domaine, la Suisse dispose de données détaillées et fiables depuis 1936 (5). Munter a analysé une centaine d’accidents d’avalanches et réalisé 650 tests de stabilité uniformément répartis sur toutes les inclinaisons et orientations de pentes. Il a fait ressortir de ses observations et calculs cinq variables clés impliquées dans le déclenchement de la plupart des avalanches de skieurs : l’indice de danger du bulletin d’avalanche, l’inclinaison de la pente, son orientation, la présence de traces nombreuses dans la pente et la composition du groupe (taille et distance entre les pratiquants). À partir de ces éléments observables, il a posé les bases d’une analyse de risque rationnelle, le 3×3. Puis, en combinant statistiques et probabilités, il a mis au point les premières méthodes de réduction du risque, la méthode de réduction professionnelle (1992) puis la méthode de réduction élémentaire plus accessible (1997) devenue méthode de réduction graphique dans les manuels suisses au milieu des années 2000. Cette matrice sera à l’origine de toutes les méthodes de réduction adoptées dans le monde, avec des adaptations locales.

L’apport essentiel de Werner Munter aura été d’identifier des variables directement observables ou utilisables pour le skieur ordinaire, décisives pour la stabilité et beaucoup plus utiles qu’une description fine du manteau neigeux à un endroit donné, car il est soumis à une forte variabilité spatiale.

Depuis la fin des années quatre-vingt-dix, l’ensemble des institutions de la montagne en Suisse (6) recommandent et enseignent systématiquement une méthode de réduction dans les formations fédérales, professionnelles et militaires. Cette démarche concertée a permis d’obtenir des résultats particulièrement convaincants, notamment en matière d’accidentologie des groupes guidés.

L’apport essentiel de Munter aura été d’identifier des variables directement utilisables pour le skieur, décisives pour la stabilité et beaucoup plus utiles qu’une description fine du manteau neigeux à un endroit donné

En 2018, s’inspirant de la démarche de Munter, Günter Schmudlach a donné une assise statistique plus solide à une nouvelle méthode de réduction, la méthode de réduction quantitative (MRQ). Celle-ci repose sur le traitement de données de masse : 50 000 km de traces GPS, plus de 1700 accidents d’avalanche impliquant des personnes et 4600 bulletins d’avalanche. Sans rentrer dans les détails de l’algorithme décrit dans plusieurs articles (7), celui-ci intègre de manière très sophistiquée tous les éléments du bulletin pour établir un indicateur de danger puis les éléments des modèles numériques de terrain qui prend en compte non seulement l’inclinaison et l’orientation des pentes, mais aussi la proximité des arêtes, la densité du couvert forestier, la dangerosité des pentes qui dominent l’itinéraire. La MRQ est au cœur du site de préparation de course Skitourenguru.ch (8). Après une période d’observation, le Club Alpin suisse (CAS) et plus récemment le Club Alpin allemand (DAV) ont vivement recommandé l’usage de cette application lors de la préparation de course. (9)

Scepticisme en France

Les premiers papiers sur la grille d’analyse 3×3 et les méthodes de réduction paraissent dans la presse en 2006 (10) suite à la publication de la version française de l’ouvrage de Werner Munter. Il était déjà question du seuil critique des 30°, des scénarios avalancheux typiques comme les trois anges de la mort (NDLR soit un danger 3 (marqué), une pente à plus de 40° d’inclinaison et un versant orienté au nord offrent une combinaison à l’origine de nombreux accidents mortels d’avalanche) ou de la nécessité d’interroger son expérience personnelle en tirant les leçons de l’accidentologie. Au sein des institutions de la montagne (fédérations, syndicat de guides, Ecole nationale de ski et d’alpinisme), l’accueil va de l’indifférence au mépris en passant par toutes les nuances du scepticisme. On notera l’exception notable du guide Claude Rey, figure de la profession, tour à tour président du syndicat national des guides (SNGM) puis de l’Union internationale des associations des guides de montagne (UIAGM). Après 40 ans de raids à ski, intrigué par les méthodes appliquées par ses collègues suisses, Claude Rey avait participé à la formation neige et avalanche des guides helvètes. Il en était revenu convaincu de la nécessité de changer d’approche. Malheureusement, son décès accidentel dans une crevasse du glacier d’Aletsch (Valais) en juillet 2007 ne lui laissa pas le temps de mener à bien la révolution culturelle qui s’imposait en France notamment chez les guides.

Il aura fallu 15 ans pour que le 3×3 soit reconnu comme autre chose qu’un outil pédagogique pour débutant.

Il aura fallu 15 ans pour que le 3×3 soit reconnu comme autre chose qu’un outil pédagogique pour débutant. Il semblerait que le seuil des 30° soit enfin considéré comme un facteur clé dans le déclenchement des avalanches. Mais le repérage des plaques et la quête de la sacro-sainte couche fragile, dont chacun s’accorde à dire qu’elle est non seulement (très) difficile à détecter et de plus totalement aléatoire dans sa répartition spatiale, tient encore largement la corde dans le discours, pire, le processus de décision des experts français. Faudra-t-il attendre encore 15 ans (multipliées par 30 morts) pour qu’enfin les français évoluent ? Faudra-t-il 15 années de plus, pour que nos décisions soient le fruit d’une analyse de risque puis d’une validation du projet en s’appuyant sur la probabilité qu’un accident survienne dans des conditions comparables à celles que nous allons rencontrer ?

Toutes les méthodes ne se valent pas

Toutes les approches se valent-elles ? Pour ne pas se noyer dans un débat sans fin, on peut aborder cette question abrupte par son versant plus doux : quelles sont les qualités d’une bonne méthode d’analyse et de réduction de risque ? (…)

Lire la suite de cette tribune.

Notes

0 . Grille 3×3, MRD, MRE, MRP : Werner Munter « 3×3 avalanches », 2006, Club Alpin Suisse, repris dans « Avalanches, comment le risque », Philippe Descamps et Olivier Moret, Guérin, 2019, 2e édition ; NivoTest :  http://meteorisk.com/wp-content/uploads/2018/10/NivoTest.pdf ; Vigilance Encadrée : http://www.data-avalanche.org/danger ; EvalBERA : https://www.anena.org/include/viewFile.php?idtf=57597&path=82%2FWEB_CHEMIN_57597_1609173704.pdf ; MRQ : Günter Schmudlach, Kurt Winkler et Jochen Köhler, Méthode de réduction quantitative, une estimation du risque d’avalanche basée sur des données, ISSW, 2018, en ligne : https://www.petzl.com/fondation/projets/applications-web-Yeti-et-Skitourenguru?language=fr ; Avaluator : https://avaluator.com/ ; Stop or go : https://alpenverein-freistadt.at/lawinenb.htm ; Snowcard :  https://presentation.vssw2020.com/poster/updated-snowcard-avalanche-accident-analysis/ ; Lavinova karta :  https://www.laviny.sk/uploads/wysiwyg/metodika/KartaSTOPorGO.pdf

1 Daniel Kahneman, Système 1/Système 2, les deux vitesses de la pensée, éd.Flammarion 2012

Ian McCammon, “Heuristic Traps in Recreational Avalanche Accidents: Evidence and Implication”, Avalanche News n°68, 2004.

2 Christian Morel, Les décisions absurdes, sociologie des erreurs radicales et persistantes, éd.Gallimard, 2002.

3 Aux États-Unis, 25 morts/an en moyenne (https://avalanche.org/avalanche-accidents/) ; au Canada, 14 morts/an (https://www.researchgate.net/publication/24004856_Patterns_of_death_among_avalanche_fatalities_A_21-year_review), en Suisse, 24 morts/an(https://www.slf.ch/en/avalanches/destructive-avalanches-and-avalanche-accidents/long-term-statistics.html), en Italie, 19 morts/an (https://www.arpa.veneto.it/temi-ambientali/neve/file-e-allegati-1/05_mv_ISSW09_paper_198.pdf)

4 Accidentologie des sports de montagne, état des lieux et diagnostic, collectif de chercheurs, Université de Lyon 1, 2014. https://www.petzl.com/fondation/projets/accidentologie-sport-montagne?language=fr

5https://www.slf.ch/fr/avalanches/accidents-et-avalanches-provoquant-des-dommages/statistiques-a-long-terme.html

6 https://www.slf.ch/fr/avalanches/connaissances-sur-le-theme-des-avalanches-et-prevention/groupe-de-competences-prevention-des-accidents-davalanche-kat.html

7 Schmudlach, Winkler et Köhler, op. cit.

8 https://www.skitourenguru.ch/

9 https://www.sac-cas.ch/fr/les-alpes/la-methode-de-reduction-a-lere-de-lordinateur-2195/

https://www.alpenverein.de/dav-services/panorama-magazin/dav-panorama-1-2021-auf-skitour_aid_35997.html

10 Comment réduire le risque d’avalanche : la méthode Munter, Montagnes Magazine n°311, 2006.