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Le tour des (9 x) 8000 en 45 jours

Une salle de réunion, lumières tamisées, sièges en cuir Nappa, console de conf call posée sur le bureau en verre trempé, quelque part dans l’Oxfordshire, au Royaume-Uni. « L’important pour nous, Kristin, c’est le temps. Avec ou sans oxygène, on s’en fout, le Guiness Book s’en fout. » Front buté, dreadlocks en bataille, Kristin est lasse. Surtout, elle pense au budget à 7 chiffres que Bremont, fabricant de montres, risque de ne pas lâcher. Il y a autant de points communs entre l’himalayisme et son sponsor qu’entre un poireau bio et une boisson à la taurine. Alors elle soupire. « Vous ferez les 8000 plus vite que n’importe qui auparavant, vous resterez dans l’Histoire non seulement comme la première femme mais la première tout court ! » glisse le Head Marketing Officer.

Une fable ? Bremont Watches a son nouveau Nimsdai, et tient à rentabiliser son investissement. Pas à financer une lubie comme grimper sans oxygène. Kristin H. n’a plus d’argument. Mais un très gros chèque. D’un montant qu’il est impossible de refuser. Elle laisse tomber l’idée qu’elle a pourtant dévoilée à tous, et ici même, celle de faire en 2023 les deux 8000 qui lui manquaient l’année dernière et tous les 8000 sans oxygène.

Kristin sort de la réunion soulagée ou presque, mais avec un goût amer dans la bouche. Un mois plus tard, elle est à la frontière sino-népalaise, sur la route de l’amitié. Ses sherpas habituels n’ont étrangement pas reçu l’onction des autorités chinoises et se font refouler. Pas ceux de Seven Summit Treks, sa nouvelle agence.

Le 26 avril le chronomètre s’est enclenché, le jour où elle a posé le pied sur le Shishapangma. Quarante-cinq jours plus tard, le 10 juin, elle atteint la cime du Manaslu avec un bataillon de sherpas. Son neuvième 8000… de la saison. Comparant ce Manaslu avec son expérience précédente, elle écrit : « seule sur la montagne c’est vraiment autre chose ». Seule, vraiment ? Sept sherpas l’accompagnent, et plus exactement, ont fait la trace, porté les bouteilles d’ox, monté les camps.

personne n’a jamais fait 9 sommets de plus de 8000 mètres en 45 jours

Au Manaslu, des témoins ont filmé un hélico en train de faire des dépôts en haute altitude, vidéo relayée par Mingma G., un concurrent de Nimsdai. Kristin réplique en postant sa trace GPS. Mingma G. assène son revers : selon lui, dropper en hélico une équipe de sherpas et du matériel entre les camps 2 et 3 pour ouvrir la voie et faire la trace y compris vers le bas (puisqu’il n’y avait plus personnes sur la montagne depuis plusieurs semaines), est un « manque de respect pour tous les alpinistes. »

Kristin est-elle obligée de courir après le chronomètre ? Prise dans le tourbillon qu’elle a créé, elle ne le maîtrise plus. Même si elle poste moins de vidéos de sommet, où sur son visage chaque semaine plus marqué se lisent les stigmates de cette terrible course pour la montre.

Personne n’a jamais fait neuf sommets de 8000 mètres en 45 jours. Kristin, si. Les neuf sommets de plus de 8000 mètres au Népal et au Tibet. Un Everest au milieu de la nuit pour pouvoir enchaîner le Lhotse le même jour. Un sommet tous les cinq jours en moyenne. Un tour de force, et un casse-tête logistique. Oxygène, transferts en hélicos, elle n’a plus le temps de pisser. Elle ne rêve plus de sommets. Elle rêve que le chronomètre s’arrête. Nous aussi.