À l’automne dernier, les guides Antoine Rolle, Mathieu Stephan et Jérémy Fino ont entrepris une expédition ambitieuse au Langdak, un sommet népalais de 6240 m dans l’ouest du Khumbu. L’objectif ? Ouvrir une nouvelle voie dans sa face nord. Si l’idée d’établir un nouvel itinéraire technique dans une face jamais gravie a donné à leur préparation et leur ascension une saveur particulière, le retour à la réalité a été assez brutal. « Notre face n’était finalement pas vierge. » Que se passe-t-il alors quand l’euphorie de l’ouverture se heurte à la désillusion ? Après avoir pris le temps de digérer l’expérience, Antoine Rolle nous raconte comment il est passé du bonheur à la colère, pour finalement accepter, avec un brin de philosophie.
Les fabuleuses montagnes népalaises, chaque alpiniste en rêve, y songe puis y traîne les semelles à un moment donné dans sa vie. Pour Mathieu et moi c’est la première fois alors que Jérémy a déjà visité le Népal quelques années auparavant. En cet automne 2024, la première image du pays est à la hauteur des attentes. Katmandou grouille comme une fourmilière. Nous nous extirpons rapidement de ce tumulte pour prendre la direction des vallées du Khumbu en 4×4.
Notre objectif est le sommet du Langdak, qui culmine à 6240m. Sa face nord ne présente aucune information sur le web et notre intention est d’y ouvrir une nouvelle voie d’alpinisme. Apres plusieurs jours de piste et de marche, nous découvrons Namche Bazar. C’est un lieu unique au monde où se mêlent tradition et monde occidental. Les montagnes autour nous émerveillent tous les trois, avec notamment une superbe vue sur l’Everest et la face sud du Nuptse.
On quitte progressivement les chemins de trek pour les sentes de yak. Notre camp de base se situe au nord de Thame dans les plaines de Chhule. Nous admirons chaque jour la vue sublime en ouvrant nos tentes depuis le camp de base. Face à nous se dresse la face nord du Langdak. Nous vivons une exploration permanente et prenons nos marques avec le lieu. La période d’acclimatation est une étape clé pour la réussite du projet.
Nous nous appliquons à respecter des paliers et à ne pas en griller. Au-dessus de notre camp de base, le terrain est adapté pour une montée progressive en altitude. Nous gravissons un petit sommet à 5600 m où nous y passons de superbes nuits. L’Everest s’élève face à nous nuit et jour. Pour ma part, l’acclimatation est difficile et mon corps se fait péniblement à l’altitude. Grâce à Pasang, Lagpa et Tshiring, le camp de base tourne à plein régime et nous permet de recharger les batteries.
Nous profitons de la vue sur notre sommet pour repérer et mieux comprendre la complexité de la face. Entre les conditions de neige et notre expérience, nous choisissons une ligne qui nous parait adapté à notre créneau météo. C’est un système de goulottes traversant un bouclier compact et sortant entre le sommet principal et le sommet Est. Nous passons la rimaye avec excitation après plusieurs mois d’attente.
Les longueurs de départ sont raides et dures. Elles donnent le ton de cette ascension. Le rocher est balayé par des coulées de glace et de neige compactes. Heureusement, car celui-ci est rarement bon et n’offre que peu de place aux protections. Mon état d’acclimatation ne s’est guère amélioré, mais je peux compter sur mes deux guides préférés. Après quelques zones plus « roulantes », deux longueurs de mixte délicates nous séparent de notre premier bivouac en paroi. L’engagement y est permanent. Mathieu négocie le passage dry le plus dur de la journée avec peu de protections possibles. Le bivouac se trouve sur une petite vire neigeuse. Une bonne terrasse permet tout juste d’accueillir notre tente.
Trop exposé,
nous décidons de ne pas le grimper,
Le doute s’installe
Avec Mathieu, nous fixons deux longueurs pendant que Jérémy prépare la couche. Protégés sous notre bout de tissu, nous enfilons notre duvet pour passer une courte nuit blottis les uns contre les autres. Le jour ne s’est pas encore levé, nos frontales tournent déjà à plein régime. Nous remontons sur les cordes installées la veille aux premières lueurs. La longueur suivante sera la clé de notre réussite. Un bouchon de neige nous barre la route. Trop exposé, nous décidons de ne pas le grimper. Le doute s’installe.
Jérémy fouille et dégage la neige sur la paroi autour mais se heurte à des dalles compactes. Un dernier balayage de la main et une fissure apparait miraculeusement. Protégeant avec trois pitons et quelques friends, il franchit astucieusement le passage en artif. Nous retrouvons alors les goulottes repérées et Mathieu reprend la tête. Il enchaîne les longueurs de glace.
De la glace vive à 6000 m, c’est hallucinant. On se croirait à Freissinières. J’ai les mollets qui explosent sur mes petites pointes avant de crampons. Une pose pour reprendre son souffle est de plus en plus nécessaire. Le soleil décline mais le col se rapproche. Un énième ressaut de glace et nous découvrons notre lieu de bivouac. Nous creusons ce deuxième emplacement sur une belle crête effilée. Le sommet est proche, quelques centaines de mètres. Un lyophilisé, un Doliprane et on se jette dans nos duvets humides. Nous nous couchons fatigués mais soulagés d’avoir atteint la zone souhaitée.
Le soleil se lève et illumine nos visages. Cela fait trois jours que nous ne l’avons pas vu. Ce matin, le pliage du bivouac se fait avec légèreté et impatience. Au-dessus de nous se dresse le sommet. Nous remontons une arête neigeuse aérienne. L’ambiance est superbe sur le Khumbu et l’Everest. Quelques passages de mixte nous amènent aux derniers mètres. Chaque pas devient alors plus lourd. Ils nous rapprochent un peu plus de notre rêve.
Et puis je vois mes deux amis allongés au sol. Il n’y a plus rien au dessus d’eux. Nous y sommes, le sommet tant attendu du Langdak. L’émotion est indescriptible. Nous venons de réaliser notre rêve, ouvrir une voie technique en face nord d’un 6000 m. Le temps s’arrête à ce moment précis, enivré de bonheur et les yeux humides. La descente se fera côté sud. Nous décidons de revenir au camp de base par le versant Rolwaling. Nous contournons la montagne en trois jours supplémentaires par le Drolambao glacier et le Tashi Lapsa. Cette boucle épique vient conclure notre ascension réussie.
Une ouverture… partielle
À notre retour en France, nous contactons Rodolphe Popier et Lindsay Griffin de l’Himalayan database et l’American Alpine Journal pour leur raconter notre heureuse aventure. Bien avant notre départ au Népal, nous avions échangé sur notre projet avec eux. Ils nous avaient alors affirmé que la face nord du Langdak était vierge. Mais ce retour à la réalité se transforme en désillusion.
Rodolphe et Lindsay nous préviennent d’une grossière erreur sur leurs informations préalablement données. Notre face n’était finalement pas vierge. En Janvier 2011, Andy Parkin a ouvert une voie en solo par laquelle nous sortons dans le grand couloir. Je suis abasourdi par le mail que je lis, et en me réveillant le lendemain j’espère qu’il s’agit d’un mauvais cauchemar. C’est le coup de massue. Apres le K-O reçu, c’est la colère qui prend le dessus. Je bouillonne. Comment ont-ils pu se tromper alors que c’est leur travail ? J’ai le sentiment que nos énormes investissements (familial, financier, physique) sont réduits à néant.
Une partie de notre expédition tenait au bout de leurs doigts. Le plaisir de communiquer sur notre aventure se transforme en silence radio. Nous oublions l’idée de faire un film et avons du mal à écrire sur notre voyage. C’est une descente aux enfers.
Notre aventure reste la même,
mais c’est la manière de la décrire
qui a radicalement changé
Mais celle-ci est-elle justifiée ? Heureusement nos amis sont présents autour de nous et font office de thérapeutes. La question qui revient est : « Comment avez vous vécu votre expédition ? ». Et notre réponse : « C’était extraordinaire ». Alors pourquoi est-elle antagonique avec notre sentiment de déception ? Notre aventure reste la même, mais c’est la manière de la décrire qui a radicalement changé. Nous sommes passés « d’une ouverture de voie dans une face vierge » à « la variante d’une voie » (en exagérant un peu).
L’image que cela reflète n’est plus celle qui nous a tant fait rêver. Et celle-ci ne correspond pas à l’image de performance si important dans le milieu de l’alpinisme. Le danger des réseaux sociaux, auxquels je participe, est de vous faire pratiquer l’alpinisme pour les mauvaises raisons, les likes et les followers contre des profondes envies. Il a fallu se poser les bonnes questions et ravaler notre ego (en tout cas pour ma part). Après tout, nous ne sommes pas partis vivre cette aventure pour les autres mais bien pour nous-même et pour accomplir nos rêves.
Ça y est, j’utilise le mot « réussite »
Cette réaction est démesurée et injustifiée. Démesurée, car nous avons tout de même ouvert un superbe itinéraire, original, sur près de 700 m, dans une face himalayenne austère. Injustifiée pour nos familles qui subissent cette passion si chronophage et égoïste. Ils y sont pour beaucoup dans la réussite de cette expédition et dans notre pratique quotidienne de la montagne. Ça y est, j’utilise le mot « réussite ». Il a fallu plusieurs mois pour digérer cet événement et savourer pleinement l’aventure exploratoire vécue dans ces montagnes extraordinaires.
Cette expérience nous rappelle qu’en montagne, l’humilité est de rigueur. Un grand nombre d’alpinistes a grimpé les montagnes du monde sans en parler, simplement pour vivre leur propre moment. Cette expédition en deux temps aura renforcé notre apprentissage de la montagne, consolidé notre amitié et accentué notre passion. On pense déjà à la prochaine aventure. On vous la racontera… ou pas.