Avant de me pencher dessus, j’ignorais que les Calanques étaient en morceaux. Plein de parcelles, un puzzle de terrains, communaux, départementaux, domaniaux, et j’en passe. Mis à part Riou, les chères Calanques étaient une île pour le cerveau, la possibilité d’une île : même si tu ne l’atteins pas, disons pendant une saison, tu sais qu’elle existe, que tu peux l’aborder. La semaine dernière, un, puis deux services publics – le Département des Bouches-du-Rhône, puis l’ONF – ont décidé d’interdire les Calanques, sans base légale mais pas sans arrière-pensée. Disons que l’un, puis l’autre «établissement public » ont réalisé que c’était bien beau, ces grimpeurs, mais que si l’un se faisait mal, et si son assurance se penchait sur la question, il était possible, que cela lui retomba dessus. L’effet papillon, ce mythe déterministe, qui fait qu’une action, une seule, pouvait déclencher une tornade. Et le papillon, c’était la jurisprudence, le responsable nu devant l’accident, qui le mettra, lui et son administration, la tête dans la crotte.
L’effet papillon version déconventionnement : un grimpeur qui se casse la gueule fait enfermer tout le monde.
Pourquoi cette peur ? La FFME a choisi de ne plus subir la jurisprudence de la responsabilité sans faute. À trois millions le procès, un perdu et deux en cours, on peut la comprendre. Elle renonce à maintenir les conventions signées dans le but de décharger les propriétaires et gestionnaires de leur responsabilité, que elle, fédération délégataire, a endossé pour eux. La FFCAM, et la FSGT, ont également signé des conventions. Sur elles aussi plane l’épée de Damoclès d’une jurdisprudence malheureuse. La loi peut changer, le projet est entre le Sénat et l’Assemblée, la FFME y a beaucoup travaillé. La loi changera, espère-t-on. Mais cela suffira-t-il ? Faut-il en attendant classifier toutes les falaises de France en terrain d’aventure pour empêcher les blocs de se fissurer, et un jour, peut-être, demain ou dans trois cent ans, de fendre l’air ? La réponse est dans la peur au carré. À la peur de la responsabilité, de la sécurité, cardinale vertu de notre société, s’ajoute la peur de perdre le procès qui s’en suivrait. Si vous êtes responsable, disons gestionnaire d’un terrain des Calanques, vous savez que les cailloux ne sont pas tous soudés les uns aux autres. Que faire ?
Régir les falaises « déconventionnées » en les « reconventionnant » avec des contrats d’entretien signés FFME convaincra les collectivités les plus ouvertes d’esprit, mais ne recouvrera pas de ciment ladite falaise afin que ce soit aussi lisse qu’un terrain de basket. Alors voilà pourquoi, après presque 3 mois de confinement (le Parc national des Calanques est resté fermé jusqu’au 2 juin) les parapluies administratifs ont été déployés. Préférer la sécurité à la liberté. Suspendre les libertés individuelles, quand on a un troupeau habitué depuis 3 mois, ça paraissait simple comme un e-mail. Et puis, bon, quand même, il s’agit de sauver les gens d’eux-mêmes, des cailloux qui, par gravité, ne cessent de finir à la mer. Et des libertés, qui, par capillarité, ne cessent de suivre le même chemin. Cette historiette a duré 48 heures, guère plus, avant une belle séance de pédalo, face au mistral qui s’était levé.
Suspendre les libertés individuelles, quand on a un troupeau habitué depuis 3 mois, ça paraissait simple comme un e-mail.
Certains, dans les comités FFME, cherchent, imaginent des solutions, plus ou moins réalistes, plus ou moins coûteuses. Face à la peur, à cette idée, complètement barrée et parfaitement dans l’air du temps, que l’escalade pourrait être sinon interdite, du moins son assurance vous coûter les yeux de la tête. Idem pour l’alpiniste, trop téméraire, ou le randonneur, trop ambitieux. Sécurité ou liberté ? L’humaniste Vassili Grossman, témoin de la bataille de Stalingrad, et pas dupe de la liberté offerte au soviétique, a écrit* : Vivre sans liberté, c’était une maladie. Perdre la liberté revient à perdre la santé. Ça vous dit quelque chose ?
*Vie et destin.