Matthieu Delaunay a vécu en Asie du Sud-Est, avant d’élire domicile au Québec depuis quatre ans. Avec l’envie de découvrir le Grand Nord, il a choisi de traverser la Basse-Côte-Nord du Québec en ski pulka. Une quête commencée par la recherche de soi-même, muée en rencontres chez les habitants Innus et Inuits, avec une communauté oubliée.
Les voyages commencent par des adieux, un peu de tristesse au cœur et la tête qui flanche. Alors, il faut marcher et ne pas trop regarder la porte que l’on vient de refermer doucement derrière soi. Au départ de la rivière Natashquan, j’ai les jambes flageolantes et les yeux qui piquent, chargés d’émotion d’enfin me lancer sur cette piste blanche dont je parle depuis trois mois et vers qui j’ai projeté tant de pensées. Il y a longtemps que je souhaitais me frotter à moi-même pour comprendre ce que j’ai dans le ventre.
Eh bien j’y suis. Maître à bord d’un petit vaisseau composé d’une paire de ski et d’un traineau, j’allonge la première foulée sur la route qui me mènera, de village en village, le long de cet ultime bout de Québec qu’on nomme la Basse-Côte-Nord. Je pars en premier lieu à la rencontre de cette géographie pour mesurer la beauté que cette région offre en éprouvant le froid dans mes muscles. Je me mets aussi en marche pour aller parler aux hommes et aux femmes qui peuplent, avec les bêtes, ces lieux depuis tant d’années. Innus et Inuits, Blancs francophones et anglophones, j’ai tant de questions à leur poser, tant de choses à comprendre.
Quand le ciel meurt ce premier soir, j’ai déjà mal aux pieds et je comprends que c’est parti pour durer 500 km.
Tendu vers cette ambition, j’avale ma première journée d’effort la tête dans les skis et les yeux sur la boussole jusqu’à Kegaska. Quand le ciel meurt ce soir-là, j’ai déjà mal aux pieds et je comprends que c’est parti pour durer 500 km. Je me faufile sous la tente. En retirant mes chaussures, je pousse un cri : la peau des ampoules est venue avec la chaussette et les plaies sont désormais à vif. Je désinfecte avec soin, me fourre dans mon duvet – 40°C, et entreprends d’allumer mon réchaud dans le vestibule pour faire fondre de la neige. Je bois deux litres d’eau d’une traite. Comme un automate, saoulé de fatigue et d’appréhension, je couche quelques pensées dans mon carnet. Le regard vissé au plafond qui frémit, je pense à ce que je suis en train de faire. Puis, de l’index, j’éteins la lumière de ma frontale et dors comme une souche.
À Unamen Shipu, la communauté innue où je fais une première véritable halte après trois jours de marche, j’emploie mon temps à glaner des connaissances sur la culture innue, que j’effleure à travers les lectures et les conversations depuis quelques semaines. Avec Geneviève Mark, responsable du centre sportif et de loisir de la communauté, nous passons rapidement sur les sujets brûlants. Ravages du colonialisme et du néocolonialisme, diabète, scandale des pensionnats autochtones qui avaient pour mission de « tuer l’indien dans l’enfant », addictions diverses (alcool, drogues, jeux, écrans, sucre) qui font beaucoup de dommages ; je la sens lassée de remâcher ces problématiques contre lesquelles luttent tant de membres de sa communauté. Alors, nous parlons plutôt des multiples initiatives lancées pour maintenir un tissu social entre les générations et des activités à venir pour lesquelles je pourrais me rendre utile.
©Matthieu Delaunay
J’installe et nettoie quelques tables qui serviront au grand souper des ainés. Dominique est l’un d’eux. Son regard basaltique me fore l’intérieur pour en percer les mystères tandis que nous échangeons une cigarette. « – 38°C ce soir, on est mieux à l’intérieur que sur des skis ! » me glisse-t-il. Je tire plus fort sur ma clope. Dominique a vécu dans et de ce que la forêt offrait pendant des décennies. Je lui demande comment il se sent depuis que le gouvernement a poussé les Autochtones à se rassembler dans des maisons pour les contraindre à se sédentariser dans les années 60. Un ange passe. Dominique me regarde, baisse la tête vers son mégot soufflé par le vent. Il me répond qu’il préférait le temps où son peuple couchait sous la tente et allait chasser et pêcher pour se nourrir. « Depuis qu’on nous a construit des maisons et qu’on nous envoie de l’argent pour acheter de la nourriture, regarde-nous, nous sommes obèses et diabétiques. »
Le confort est dangereux pour ce genre d’équipée.
Unamen Shipu – Blanc-Sablon
Ces mots me hantent en même temps que le thé infuse sur le poêle. Dehors, les bourrasques frappent la coque de la cabane de bois où je me trouve. 48 km parcourus aujourd’hui, mais je ne sens pas la fatigue. J’ai songé toute la journée à la semaine que je viens de passer et suis résolu à revenir un mois dans la communauté qui est ouverte à m’accueillir. Je dois m’imprégner davantage, et pour cela il faut me fixer. Je me sens soulagé d’un poids depuis que j’ai pris la décision d’y revenir, comme celle de ne plus rentrer dans les abris que je croiserai sur ma route la journée. Je resterai dehors assis sur ma luge, et qu’importe le temps. Le confort est dangereux pour ce genre d’équipée. Passer un moment agréable lors de mes étapes, j’en ai besoin pour parler avec mes hôtes, mais une fois sur la route je me dois de garder une discipline. Après une halte à Chevery, je garde le cap vers le nord-est pour Tête-à-la-Baleine. La trace me fait glisser sur la mer quand je ne reste pas fiché dans quelques trous d’eau d’où je sors péniblement ma pulka.
La piste passe à quelques centaines de mètres du village d’Aylmer Sound. Officiellement fermé depuis 2005, il est toujours occupé une partie de l’année par un couple de retraités, Patsy et Howard. L’histoire de ce village pourrait préfigurer celle des autres communautés de la Basse-Côte-Nord. C’est la trame d’une lente agonie, précipitée par la modernité, la vie qui va, la civilisation qui évolue. Depuis l’expansion de la pêche industrielle et l’interdiction de la chasse au phoque, les quotas ont diminué, année après année, en Basse-Côte-Nord. Avec eux, le nombre de pêcheurs s’est effondré, beaucoup ont pris le chemin des villes. Jusque dans les années 1990, cent cinquante personnes vivaient à Aylmer Sound. En 2005, ils n’étaient plus que vingt-deux. On aimait Aylmer Sound, mais plus suffisamment pour y vivre toute l’année. Il était temps de quitter les lieux. Le gouvernement provincial avait offert des compensations, mais j’imagine sans mal la peine que certains ont dû ressentir en mettant leurs murs à terre à coups de pelles mécaniques. Quelques rayons dorent la neige alors que je descends le petit portage qui mène à la Baie-Plate. Au loin, le village de Tête-à-la-Baleine commence à allumer ses lumières. Deux heures plus tard, je me retrouve dans la cuisine de Micheline et Gilles, qui m’accueillent pour trois nuits.
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