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Cher Jean-Marc R.

Tu as décidé de passer l’hiver dans ce hameau où seule la cheminée de ta maison fume. Pendant quelques mois, la route ne sert plus, coupée par la neige. Robinson volontaire dans ce massif des Écrins où tu as beaucoup grimpé, passionnément, tu as rendu célèbre une très grande montagne, hautaine, inquiétante et pas comme les autres. La civilisation est loin, quelques heures seulement, mais des années-lumières de tranquillité et de silence. Sur la route ensevelie, seules tes traces de pas, de raquettes, de skis, dessinent tes balades quotidiennes. Tu nous donnes des nouvelles, un oeil sur les chamois que tu croques pour ton bestiaire. Un autre sur un renard galeux. Les sommets sont blanchis, l’oeil comme lavé du passé. Le ciel si étoilé.

À l’allure où vont les choses, tu ne risques pas de voir beaucoup de skieurs venir depuis le haut.

Dehors il fait moins douze, nous dis-tu : les cascades de glace des vallées du Vénéon doivent être en excellentes conditions. Aucun risque de voir deux, trois, cinq ou six cordées s’entasser dans une même ligne, comme si faire la queue en montagne comme dans un supermarché avait un sens. Un bloc de glace qui tombe, c’est lourd, ça fait à peu près le même effet qu’une pierre, et ça, tu connais. Eux devraient relire Ailefroide.

Merci pour ta carte postale de la Meije : pas une trace dans le vallon des Étançons ! Le contraire eut été étonnant. A l’allure où vont les choses, tu risques bien de ne voir aucune trace jusqu’à la fin de l’hiver, si le téléphérique de la Grave reste fermé, très rares seront ceux à se risquer en plein hiver dans ces hautes vallées, où les distances s’ajoutent au dénivelé.

Ailefroide, massif des Écrins, en hiver.

J’imagine que le bruit du monde ne te distrait pas de tes travaux en cours, dessins et peut-être peintures. Après tout, je n’irais pas habiter dans les Écrins au coeur de l’hiver en espérant voir des cohortes de skieurs passer sur mon palier : autant habiter aux Confins, à Prabert ou sur la place Grenette. Car vois-tu, chez nous, le ski de randonnée est devenu si tendance que les parkings frisent la saturation. Le skieur n’a pas forcément l’âme d’un chemineau de la montagne, il préfère troquer l’inconnu, Bergson et l’art de la trace contre l’insouciance d’un passager de deuxième classe du Transperceneige, vois-tu.

J’espère que tu ne manges pas que du riz et du chamois, que tes bocaux se sont bien gardés. J’espère qu’il ne te reste pas que de l’eau à boire – bien que remplacer l’eau par de la vodka ait déjà été testé par un hivernant de renom dans les forêts de Sibérie.

Tu as dû surveiller l’angle que font les rayons du soleil derrière les hauts sommets pour calculer à quel moment l’ombre ne gagne plus, quel jour va voir la lumière caresser un peu plus la vallée, et voir le monde renaître. Un peu comme nous. Comme tu le sais, le virus mute, la démocratie aussi, et pas qu’aux États-Unis. Je te souhaite, je nous souhaite une belle année en montagne, à laquelle, si j’ai bien compris, nous devons beaucoup.