Sur la vidéo, un père et sa fille sont en vacances et visitent la Chartreuse, ce beau massif calcaire entre Chambéry et Grenoble. Sous la neige, ils arpentent en tenue de combat les couloirs de l’Aup du Seuil (ou Aulp du Seuil), emmenés par un guide de chasse privé. Ce n’est pas facile, en plein hiver, d’accrocher un trophée tel que le chamois de Chartreuse. L’avantage, c’est que le chamois flingué court moins vite, lui aussi, au lieu de dégringoler dans la pente il reste sur place. Le sang sur la neige permet de pister l’animal, ou son corps, plus facilement. Visiblement, pour les clients qui payent ce droit au propriétaire des terrains, le domaine de Marcieu, ça vaut le coup.
Ledit propriétaire, Bruno de Quinsonas-Oudinot, a hérité de ces vastes terrains qui font partie de la réserve naturelle des Hauts-Plateaux, et a mis en place une chasse privée à des fins mercantiles. Depuis des lustres, des randonneurs fréquentent les sommets qui sont sur ses terres, et pas seulement la fameuse Tour Percée. Mais depuis quelques mois, la situation s’est dégradée. Des incidents entre les chasseurs et les promeneurs sont survenus. En l’occurence, M. de Quinsonas-Oudinot loue sa propriété à des agences de safari du monde entier qui amènent sur son terrain de riches clients pour chasser le chamois de Chartreuse. Le tarif ? Une dizaine de milliers d’euros les trois jours de chasse. « Nous pouvons garantir le tir [de septembre à fin février] à condition que le chasseur soit en bonne forme physique » indique l’une des agences.
Les actions commerciales sont pourtant interdites dans une Réserve naturelle, de même que la cueillette, ou, figurez-vous, « déranger la faune ». Mais pour le propriétaire, ce sont les randonneurs, et les grimpeurs, qui dérangent la faune.
Le tarif pour chasser le chamois de Chartreuse ? Autour de 10 000 euros.
Capture Youtube d’une vidéo de chasse au chamois sur le domaine privé de Marcieu, dans un couloir issu de la réserve.
Un autre exemple ? L’ONF lui-même organise des chasses dans la « Grande Chartreuse » . Les mêmes boîtes privées organisent la même chasse au chamois de Chartreuse, en dehors du terrain du propriétaire, dans le parc naturel de Chartreuse. C’est légal. Dans une autre vidéo, un guide de chasse local emmène des clients vers la Scia – oui, près du domaine skiable, et près de la réserve naturelle – en hiver. Leur chamois tué, ils déplient fièrement le drapeau du Klub Gornykh Okhotnikov (KGO) ou club des chasseurs de montagne en russe. Basé à Moscou, ce club de gentils randonneurs venait assouvir sa passion avec la bénédiction des services de l’état, du moins, on imagine, jusqu’à la guerre en Ukraine.
Le chamois de Chartreuse, qui a pourtant « presque disparu dans les années 80 » selon le parc lui-même, fait partie du Capra World Slam, qui consiste à buter le maximum d’espèces différentes de chèvres de montagne, des Pyrénées à la Sibérie. Sur le site d’un tour opérateur, on vante avec quelle facilité deux américains ont pu dédouaner leurs armes à l’aéroport de Lyon avant de chasser deux jours d’affilée le chamois de Chartreuse « avec succès », poursuivre par deux autres journées de chasse ailleurs et remonter fissa dans leur avion.
Tourisme hivernal en Chartreuse ! Le KGO en goguette, on distingue le col des Ayes derrière eux. Capture Youtube.
Ce qui se passe aujourd’hui en Chartreuse est inadmissible.
D’un côté, un propriétaire terrien accuse les randonneurs d’incivilités, de surfréquentation, de bivouacs. Il profite de la nouvelle loi pour poser des panneaux d’interdiction y compris dans la réserve naturelle, et fait démonter des équipements pour les randonneurs. Il annonce employer des gardes assermentés pour virer tout le monde, promeneurs, grimpeurs, de ses terres. Des gardes armés puisque chasseurs ?
De l’autre côté, un parc naturel dont le rôle assumé, satisfaire tout le monde, prêterait à sourire si la situation n’était pas scandaleuse : tant dans la réserve naturelle, en partie propriété privée, qu’en dehors de celle-ci se déroule un business de chasse indéfendable. Et l’État dans tout cela ? Comme nous l’avons expliqué, la justice n’a toujours pas donné suite à la plainte suite à l’agression violente, et filmée, d’un randonneur en …2021 !
Interdire les accès à une réserve naturelle pour quelques touristes de la gâchette
Résumons. En 2023, une situation de privilèges hérités du Moyen-Âge permet à un propriétaire d’interdire des sommets, comme ceux des Lances de Malissard, l’un des quatre « 2000 mètres » du massif, d’interdire des sentiers qui existent depuis des siècles, et au passage toutes les voies d’escalade de l’Aup du Seuil (grandes voies et falaise). De fait, il interdit des accès à une réserve naturelle pour permettre à des spécimen néolibéraux de cocher une case dans leur carnet de chasse. Face à lui, un parc naturel, censé encadrer la réserve, qui laisse toute latitude au business de la chasse.
Que des touristes, non citoyens (et non membres d’un pays de l’UE), aient plus de droits que les citoyens, et que cela, par ricochet, restreigne la liberté des citoyens, au sein d’un patrimoine naturel national, voilà de quoi remettre en question la façon dont la Chartreuse et ses espaces naturels sont gérés. Avec une interdiction de l’escalade versant ouest (par la Réserve) et une interdiction d’accès en randonnée versant est (par le domaine privé de Marcieu), les Lances de Malissard deviennent une montagne privatisée, interdite.
En France, dans les espaces naturels, il doit y avoir partage de l’espace ou du temps, entre usagers, avec respect des uns et des autres, et pas d’accaparement par les uns au détriment des autres. Nous disons non à l’interdiction des sommets de Chartreuse pour le profit de quelques uns, et le bénéfice de touristes de la gâchette.
Signons la pétition pour la liberté d’accès à la réserve naturelle des Hauts de Chartreuse.