Apurimac, le dieu rugissant, lance ses eaux furieuses contre les kayakistes téméraires. Sur les pas de l’expédition de 1975 de Calvin Giddings, ils sont six à empoigner fermement leurs pagaies, bien décidés à se laisser avaler par l’impressionnant Abysmo qui doit les recracher quelques centaines de kilomètres en aval. Revenus parmi les mortels, ils racontent leur voyage avec le plein d’image et un film : Apurimac, l’appel de la rivière, en accès libre pour nos abonnés.
C’est là !! Juste derrière ce virage. La porte d’Abysmo ! Imaginez un mur vertical où la roche dessine d’immenses lignes blanches, une croix géante qui barre le passage. La montagne nous prévient : attention n’allez pas plus loin ! En 1975, Calvin Giddings et son équipe campèrent à l’entrée de ces gorges pendant trois jours, avant d’enfin oser s’engager dans cette faille abyssale, maintenant connue comme l’entrée de l’Abyssmo ! Grâce à leur courage et leur engagement, ils réussirent la première descente du Rio Apurimac. En 1975 leurs kayaks étaient en fibres. Ils ont mis trente jours pour réaliser cette première. Un exploit qui inspire.
Aujourd’hui après déjà huit jours de descente sur l’Apurimac c’est à notre tour de nous retrouver au pied de cette muraille intimidante. Et pour épicer la situation, la nuit va tomber dans 1h. Nous nous sommes engagés dans cette gorge un peu précipitamment. Plus de demi tour possible et aucun bivouac avant la sortie dans quelques kilomètres. Alors on y est, on y va. Il faut progresser et vite.
Portage lors de l’un des nombreux passages infranchissables à cause des syphons. ©wearehungry.fr
au cœur des Andes, face au géant d’eau et de rocs. ©wearehungry.fr
L’esquive et le siphon
Sur l’Apurimac, et au Pérou en général, il faut garder son sang froid et avancer méthodiquement. Nous nous sommes fixé une règle dès le début : “Nous ne passerons aucun rapide à vue si la sortie n’est pas clairement visible ! ” La rivière est bourrée de siphons et bien souvent de très beaux rapides ne sont pas franchissables à cause d’un de ces pièges mal placé. Ici les montagnes montent très haut au dessus de la rivière, et les blocs qui s’en détachent s’empilent de façon anarchique. La grosseur de ces rochers forment des siphons monstrueux qui pourraient avaler un bateau et son kayakiste… easy !
Le rapide qui mène droit dans la faille est totalement infranchissable. Toute l’eau finit dans une cave creusée dans la paroi, formant un véritable coupe gorge. Nous sommes bon pour deux portages difficiles à travers un labyrinthe de blocs gigantesques.
Le mur immense marqué d’une croix blanche marque l’entrée dans Abysmo. ©wearehungry.fr
L’heure tourne et, comble de cette journée éprouvante, Boris et Boulby sont malades. Après presque une heure à porter les bateaux surchargés nous réussissons à ré-embarquer dans la gorge. La rivière coule dans un couloir de roche. Il n’y a plus de berge. Des murs immenses tombent directement dans l’eau. Nous nous retrouvons au centre d’une scène unique, mythique, magique.
Il fait presque nuit, le ciel apparaît tel une fine bande blanche délimitée par les rebords des murs déversants. C’est pour se retrouver dans ces décors que nous faisons du kayak. Ici personne d’autre qu’un kayakiste ne peut venir. C’est unique. Malgré ce moment d’extase, il ne faut pas traîner et trouver rapidement un camp pour passer la nuit qui s’installe. Nous trouvons une toute petite plage en rive droite, juste assez de place pour installer deux bâches entre les rochers. Il fait maintenant nuit mais nous sommes heureux ! Le GPS nous indique une progression de 42km, la plus grande distance parcourue en huit jours.
Comme les six doigts de la main
Notre aventure sur l’Apurimac a commencé 150 km plus haut à Colcha. Notre objectif est de réaliser le même parcours que l’expédition de Calvin Giddings en 1975. Comme un hommage à ces pionniers. À l’embarquement la rivière ressemble à un vrai labyrinthe. Peu d’eau, des blocs et des siphons partout.
Plus que jamais sur ce type de rivière il faut coopérer, communiquer, se faire confiance et bien se connaître pour éviter l’accident. Nous sommes partis à six pour ce multi-day de dix-sept jours. Coldo qui a déjà navigué une partie de la rivière est la clé de voûte de notre équipe. Daron nous fait profiter de son expérience. Loulou est notre troubadour bouffon. Boulby l’accompagne dans cette mission vitale qui est de faire régner la bonne humeur. Boris est le nouveau du groupe, il teste toutes les maladies avant les autres. Et enfin Hugo prend comme prétexte qu’il doit filmer pour ne pas faire les gros rapides. Chacun est indispensable dans ce groupe. Il n’y pas de chef. Tout le monde à son mot à dire à tout moment.
Tout le monde redoute ce qui nous attend. Au plus dur, il nous faudra deux longues journées pour faire à peine 15km.
Un des nombreux rapides classe 5 d’abysmo. ©wearehungry.fr
En lutte contre l’Abysmo
Il est tôt ce matin du neuvième jour quand nous embarquons. Hier nous nous sommes engagés dans l’Abysmo, la section la plus difficile de cette rivière. 100 km de classe V réputés dangereux. Tout le monde redoute ce qui nous attend. Il nous faudra deux longues journées pour faire à peine 15km. Nous repérons quasiment chaque passage, tous parsemés de siphons. Nous en portons la moitié sur des berges couvertes de gigantesques rochers lisses. Après la pause du midi tout le monde tombe de fatigue mais nous devons continuer. Heureusement la beauté des paysages nous fait oublier la difficulté de la rivière.
Comme tous les soirs, cuisine au feu de bois uniquement. ©wearehungry.fr
Au matin du dixième jour, après une nuit orageuse, nous embarquons sur une rivière brunie par la pluie. Plus motivés que jamais nous rêvons tous du repas goûtu que nous espérons trouver au camping situé à la passerelle de Playa Rosalina environ 5 km plus bas. De là nous pourrons monter à pied vers les ruines de Choquequirao. Cette cité inca est considéré comme la petite sœur du Machu Picchu. Sa position dominant l’Apurimac nous intrigue tout autant que les légendes que ce lieu inspire.
Vers midi un cri, une panique vient troubler notre routine sur la rivière. Daron se tient debout sur un rocher, la tête entre les mains. Il crie : Mon kayak ! Mon kayak ! Après un long moment de confusion nous comprenons que le kayak de Daron a glissé de la berge et vient d’être aspiré par un siphon. Après une heure de recherches nous nous rendons à l’évidence : le kayak est perdu, piégé au fond d’un siphon gros comme une maison.
Nous sommes seuls au milieu d’Abyssmo avec un kayakiste sans kayak et pas mal de matos et de vivres au fond de la rivière. Collectivement nous étudions les différentes options pour évacuer Daron. Déclencher des secours, camper ici en espérant que le kayak ressorte, tous sortir par la montagne…
Dans notre malheur nous avons un peu de chance. Nous repérons sur les cartes satellites un sentier qui passe en rive gauche à quelques centaines de mètres au dessus de la rivière. L’accès semble périlleux mais pas impossible. Après trois heures d’effort Daron réussit à atteindre ce sentier. Au soir du dixième jour, nous nous retrouvons tous à la passerelle où nous avons la bonne surprise de découvrir que ce sentier est fréquenté. Nous voilà finalement récompensés par un fameux Lomo Saltado (sauté de boeuf, riz et légumes) particulièrement délicieux à Playa Rosalina.
Nous abandonnons nos kayak pour les deux prochains jours. Nous nous mettons en chemin pour les ruines de l’ancienne cité Inca de Choquequirao qui nous attendent quelques 1500 mètres plus haut. Sur la rivière on est toujours en dessous de tout et jamais au dessus de rien. Ça devenait oppressant. Après onze jours passés au fond de la rivière, au fond des montagnes, au fond des gorges nous sommes heureux de prendre de la hauteur, de laisser le grondement des rapides derrière nous pour quelques heures. On repose les bras et la tête et on profite des paysages ouverts.
Campement de fortune entre les blocs, après avoir été piégé par la nuit. © wearehungry.fr
Ça fait quatre jours que je me demande comment sortir de cette rivière et maintenant que je n’y suis plus je n’ai plus qu’une envie c’est d’y retourner. L’Apurimac m’appelle.
L’appel du dieu qui rugit
Après une bonne nuit de sommeil (sauf pour Boris et Coldo, encore une fois malades…), une heure de marche nous mène aux ruines de Choquequirao. Cette cité domine l’Apurimac qui pour les incas était un Dieu. “Apu Rimac” signifie le dieu qui rugit. Lorsqu’on se promène dans cette cité on comprend tout de suite pourquoi les incas ont appelé cette rivière ainsi. A plus de 3 km on entend encore son grondement. Loulou s’approche du bord d’un balcon qui domine la vallée et nous dit : “Ça fait quatre jours que je me demande comment sortir de cette rivière et maintenant que je n’y suis plus je n’ai plus qu’une envie c’est d’y retourner. L’Apurimac m’appelle”.
Au matin du treizième jour de notre voyage nous regardons tristement Daron s’éloigner à pied. Il lui faudra une journée de marche pour rejoindre le premier village et prendre un bus pour Cusco. Privé d’un compagnon de route nous retrouvons nos kayaks, bien motivés à continuer cette rivière jusqu’à la forêt amazonienne. Les rapides en classe V s’enchaînent. Nous naviguons des lignes magnifiques bien marquées, entrecoupées de gorges impressionnantes. Les affluents gonflent l’Apurimac. Tout devient plus gros, plus puissant. Ça va vite, très vite. Mais heureusement la rivière change, il y a de moins en moins de siphons. On profite enfin de toute cette eau vive sans peur. Au soir du quatorzième jour, nous laissons derrière nous les hauts sommets enneigés. Ce changement de décors annonce la fin de cette section incroyable qu’est l’Abyssmo. Vers 14h le lendemain nous atteignons enfin Puente Passajes où nous devons faire notre dernier ravitaillement. Nous avions l’espoir de manger à la table d’un restaurant mais nous arrivons dans un village désert… Avec la boule de foin qui traverse la rue principale et la petite musique de western… un vrai village fantôme!
Vue sur les ruines du Choquequirao. © wearehungry.fr
Interminable avancée
Après avoir crié “Holà” dans toutes les rues, nous rencontrons un homme qui visiblement n’a rien à nous vendre. Sans nourriture, impossible de continuer jusqu’à la jungle. Après une heure d’errance, un camion s’arrête pour charger quelques régimes de bananes. C’est notre seule chance. Les mamas voyageant dans la benne, amusées de nous voir là et sans vraiment comprendre notre histoire de kayak, nous vendent des bananes, et nous offrent des racines de yucca (c’est pas terrible, mais ça cale !). L’homme péruvien qui ne voulait presque pas nous parler quelques minutes plus tôt sort de chez lui avec deux kilos de riz qu’il nous vend. Toutes ces personnes disparaissent aussi soudainement qu’elles avaient apparues. Nous sommes de nouveau seuls, mais avec des vivres. Il est déjà tard dans l’après midi quand nous embarquons pour cette dernière section de 100 km très peu pagayée. Et ce n’est pas le premier rapide qui nous rassure. Un passage puissant, long et bouché par un siphon en la sortie. Que nous réserve la suite ?
Coldo, téméraire, passe seul le rapide. Les autres portent avec l’étrange sensation que l’Apurimac n’a pas fini de les surprendre. La suite du jour nous rassure : du classe III volume pendant quelques kilomètres. Mais le vent nous empêche d’avancer et nous oblige à bivouaquer au niveau de la confluence avec le Rio Pampas. Cette affluent majeur vient jeter ses eaux laiteuses dans celles turquoises de l’Apurimac. C’est ici que la rivière opère sa métamorphose finale. Elle ressemble maintenant au Colorado. Une rivière large et puissante avec des rapides volumes entrecoupés de longues gravières. Douche pour tout le monde, pop-corn, bananes frites, yucca et riz. Tout le monde est fatigué mais heureux… la panse bien pleine.
Seizième jour, nous espérons avancer de 50 km et entrer dans la jungle. Mais avant la forêt luxuriante, il faut traverser des paysages digne des meilleurs western. Et comme chaque après midi, le vent de face se lève, nous ralentit énormément. Le sable nous fouette les yeux nous gâchant un peu le spectacle grandiose offert par la surprenante nature de cette interminable vallée.
Derrière les montagnes : la forêt amazonienne apparaîtra enfin. © wearehungry.fr
Brutalement cet après-midi, la végétation change du tout au tout. Au détour d’un virage nous plongeons dans la jungle. Le son des milliers d’insectes envahi l’espace. La végétation luxuriante colonise les berges. Tout devient vert. Ce vert qui nous avait tant manqué dans ce monde de roche jusque là. Plus de doutes possible, nous avons atteint la forêt amazonienne.. Ce soir sera notre dernier campement.
L’ambiance est un peu bizarre mais il est temps que cette aventure prenne fin. Après une nuit animée par toutes les petites bêtes qui désormais nous accompagnent, nous embarquons très tôt pour essayer d’éviter la brise quotidienne qui nous ralenti tant. La majeure partie de ce dernier jour de navigation se fait dans une magnifique gorge surplombée par une forêt qui semble impénétrable. De superbes rapides classe III volume séparés par une eau lisse qui court vite. Nous progressons rapidement. Il est 13h quand nous arrivons à Lechemayo, le premier village que nous rencontrons sur la rive même de cette rivière incroyable.
Les enfants curieux viennent à notre rencontre et montent dans nos kayaks. Les habitants sont généreux. Nous mettons les pieds sous la table d’un restaurant et profitons de notre dernière soirée dans cette vallée qui nous a guidé pendant ce voyage incroyable sur l’Apurimac.
Apurimac, l’appel de la rivière
17 jours, 325 km d’eau vive, 2000 mètres de dénivelé et pas un barrage, un endroit unique et préservé qui, nous l’espérons, le restera pour toujours. Une aventure dans les tréfonds des eaux agités du Pérou, à revivre avec le film, disponible ici et en accès libre et gratuit pour tous les abonnés Alpine Mag !