©Monica Dalmasso
Certains jours, on ne devrait pas pouvoir mourir. Que Stéphane Husson meure un 21 juin est un non-sens absolu, lui l’homme des vibrations. Ça ne colle pas. Ça donnerait presque l’espoir qu’on se soit trompé. S’il savait qu’il était parti ce jour où l’on fête la musique, s’il savait qu’il était parti ce jour où l’on accueille l’été, lui le bon génie de la glace, il dirait que c’est là, son ultime pied de nez.
– Un Yaniro mon pote !
Ou alors il dirait de sa voix grave, cette voix des tréfonds de l’âme et qui rend timide, que c’est une connerie sans bornes ces célébrations d’un jour, la vie entière est une fête. Quand ce type se mettait en mouvement, pour le moindre de ses gestes, un surplomb, une clope ou une main dans les cheveux, on sentait le rythme en lui. Comme un son dans ses veines. Oui, il y avait du black en lui. Vous le regardiez grimper, il plaçait ce qu’il voulait dans ses gestes, de la vitesse, de la puissance, de la finesse. De la beauté toujours. Alors se mêlait cette drôle de danse entre un silence époustouflé et l’impression que la musique sans cesse l’accompagnait. Steph était un des meilleurs grimpeurs du monde, de ces classements inutiles, indigestes mais acceptables quand c’est un autre qui le dit. Un de ces Hommes que les distributeurs de dons ont décidé de choyer, un de ces grimpeurs qui reprend dans le 8b ou le grade 7 après qu’il a chanté et dansé la vie des mois durant.
– Dis pas grade 7, tu vas te faire engueuler par Damilano ! Degré on dit !
Et il se marrait. Ce rire unique, ce rire d’affamé de la vie, ce rire puissant. Puissant pour masquer les tourments, puissant pour se rappeler le bonheur d’être là. Nous qui allons en montagne pour glaner du silence, nous troquerions tout ce que nous avons de cher, des rêves aux souvenirs, pour qu’il soit encore, ne serait-ce qu’une fois, brisé par le rire à la Husson. Mais ça ne marche pas comme ça, une chute, c’est un point final.
Si vous ne connaissez pas Monsieur Husson, ne vous jetez pas sur Facebook, YouTube ou Instagram, ce serait une perte de temps. Les nombres de vues, il s’en battait l’œil. Il était là le charme de ce grand type : la distance non feinte qu’il entretenait avec la montagne. La distance, au sens de la relativité. La distance, au sens de la respiration, ce besoin essentiel de ne pas être l’homme d’un seul univers, de fuir les obsessions, de ventiler les certitudes. Steph avait l’audace d’être curieux.
Vous entriez chez lui, une maison modeste, ces maisons qui rassurent car elles disent les priorités de celui qui l’occupe. Vous entriez chez lui donc, il y avait Spinosa, Houellebecq, Giacometti posés au sol et Lutan Fyah ou Doctor H en fond, ce Doctor H qui lui pansait bien des blessures à l’âme. Les photos de montagne, il fallait sacrément les chercher, les photos le célébrant, vain. Steph métissait ses passions. Oui, il y avait du métis en lui. Quand un individu excelle dans la grimpe, tous substrats confondus, quand ce même individu est reconnu comme le grand guide qu’il était, on aurait pu s’attendre à ce qu’il vouât sa vie à la montagne. Steph n’en voulait pas de cette asphyxie. Cette montagne il l’aimait mais pas au point qu’elle emprisonne sa vie. C’est du courant d’air dont il se nourrissait. Les montagnes auraient disparu, il aurait survécu.
– La pire maladie pour moi, ce serait de choper une monomanie. Je fais gaffe car ça a l’air contagieux !
Il était là le charme de ce grand type :
la distance non feinte qu’il entretenait avec la montagne.
C’est vrai dans tous les univers où l’Homme se réalise. Ceux qui en parlent le mieux, ceux qui l’abordent avec le plus de justesse et de lucidité, ce sont ceux qui n’ont pas les deux pieds englués dedans mais un pas de côté et le nez au vent des autres choses de l’existence. Ceux qui vont au-delà du je. Steph Husson était en marge de notre monde vertical qui se regarde le nombril et oublie l’ailleurs. Un peu, passionnément en marge mais sans jamais en mépriser le cœur, la formation des jeunes et l’encadrement de leurs passions. Ce 21 juin, triste jour d’était, un paquet d’aspirants rêveurs ont perdu leur mentor.
Le seul sommet dont il parlait du bout des lèvres, c’était sa tour, celle de Champagny. Sa caverne glacée qu’il aimait retrouver à chaque retour du loin, à chaque retour du froid. Oui, il y avait du viking en lui. Là-bas, vous entriez dans son repaire, il vous accueillait de sa grosse voix qui refroidit d’abord et vite réchauffe. Il n’y a pas de hasard dans la vie, construire une tour, c’est faire le choix du guet, de la vigilance ; c’est un peu s’isoler et c’est s’offrir ce bonheur, chaque jour, de prendre de la hauteur pour voir au loin des paysages et un peu de soi-même. Et surtout l’offrir aux autres.
Puis, lassé d’avoir parlé dix mots de montagne, il vous emmenait sur sa terrasse sereine avec vue sur rien, l’important c’est l’intérieur, sauf sur le bruit de l’eau et la certitude d’être tranquille. Son jardin. Un autre chat que lui était là. On entendait toujours le ragga en fond. Ce lieu, il l’avait construit de ses mains gigantesques, avec les milliers de pierres qu’il ramenait à chacun de ses déplacements à Chamonix, sa bagnole pliant sous le poids du bras d’honneur.
– Avec tout ce qu’ils nous piquent comme fric à Cham, on peut bien leur prendre deux trois cailloux. Non ?
Dis pas grade 7,
tu vas te faire engueuler par Damilano !
Degré on dit !
Si vous insistiez lourdement pour qu’il vous parle encore montagne, il s’en sortait avec sa nature, celle de parler des autres, celle de parler de l’autour. De son enchainement mythique des trois cascades norvégiennes, Kjorlifossen, Thorfossen, Hydnefossen avec le grand frère Damilano, il vous disait les rires, les pleurs, les dérapages à 140km/h et les parts de pizza qui n’avaient pas le temps de refroidir entre deux lignes de glace. De ces instants qui vous mastiquent et vous unissent. C’est bien l’à côté qui l’intéressait. Car l’important c’était la vie, pas la grimpe. La montagne d’Husson, elle se faisait, elle se vivait, elle ne se racontait pas. Ses compagnons de cordée, eux, en disent plus, ils disent tous la maîtrise, l’intensité et les tranches de vie rigolade. À chaque fois. Comme un refrain. Le monde est mal foutu, les gens qui ont décidé de vivre meurent plus tôt que les autres.
D’avoir parlé Norvège il vous tendait le bouquin d’un auteur au nom imprononçable, un titre truffé de å et de ø dont il pouvait vous réciter des passages. Vous faisiez semblant de le connaître, ne pas passer pour un sportif, puis vous vous ravisiez, ce lieu était celui de l’honnêteté. Quelques jours plus tard, ouvrant ce satané bouquin, vous découvriez, glissée entre deux pages, la photocopie d’une carte IGN, zoom sur l’arrière du Grand Mont, ce Beaufortain qu’il connaissait par cœur sans dire qu’il était le sien, ce Beaufortain où certaines faces n’ont été surfées qu’une fois par un drôle de type à dreads, Husson savait aussi descendre. Une photocopie avec des croix marquant le départ de belles goulottes ouvertes par Steph, un piton par ci, un secret par là. En bas du parchemin, il était écrit Chut… Il vous les offrait sans fanfare, comme le chic type qu’il était, les mecs bien ont souvent des tronches de loubard. Des voies, Husson en a ouvertes par dizaines, en glace, en rocher et en silence quand d’autres tambourinent pour un acte. D’une, il aimait parler, Rastafar’ice, là-bas loin, là-bas perdue dans le Sichuan, parce qu’elle fleurait bon le ska et la rencontre de l’âme sœur, une grimpeuse aussi, une artiste aussi.
Alors vous osiez franchir la barrière de l’intime en lui demandant au fait, lui, pourquoi il faisait de la montagne.
– Je ne voulais pas moi ! C’est ma mère qui m’a obligé. Moi, je voulais faire de la zic !
Il éclatait de son rire à écho puis il allait vous faire un café.
Serré, noir.
Comme notre cœur depuis l’été. Comme l’espresso de ce matin.
De ces cafés qui vous réveillent à la vie, vous en rappellent sa fragilité, sa fugacité et l’impérieuse nécessité de l’honorer. Puis il vous raccompagnait à la voiture. Que l’instant se prolonge.
Vous repartiez de là un peu plus riche qu’en arrivant. En vous, l’ordonnance du Doctor H intimant de danser et de chanter la vie, du mieux possible.
Car un jour, sans prévenir, la musique se tait.
Et l’absence d’imposer son silence.
… qu’il ne tient qu’à nous de rompre par un bruyant hommage.
À Steph.
À Charlie.