fbpx

Solo sans solitude ?

Les sept vies de François Damilano #2

François en solo dans le mur central de Orion Face (Ben Nevis, Écosse, 1987). Juste avant, il y a eu la mythique Point Five Gully. Juste après, il y aura Zero Gully, Hadrian Wall puis Smith Route. Un total de 2 000 mètres de goulottes et de faces givrées… avant de redescendre à Fort William avec le reste de l’équipe. ©Coll. Damilano/Godefroy Perroux

François Damilano fête ses sept vies. Son cadeau d’anniversaire ? Sa biographie passionnante écrite par Cédric Sapin-Defour et publiée chez Guérin, le 11 octobre prochain.
Sept vies pour Damilano et huit épisodes sur Alpine Mag pour retracer un parcours hors-norme, avec extraits exclusifs du livre et conversation entre les deux intéressés, s’il vous plait.

Les sept vies de François Damilano, Cédric Sapin-Defour, Guérin-Paulsen, Octobre 2018.

Dans les années 1980, François s’éprend du solo. Si Grenoble est un chaudron bouillonnant de rencontres, il n’est pas rare que la Renault s’échoue au Pré de Madame Carle, bout du bout de la vallée d’Ailefroide, un seul grimpeur à son bord.
François remonte le glacier Noir, bivouaque au mieux et explore la trilogie des couloirs nord : couloir nord du col du glacier Noir (50 °, 350 m), couloir nord du Coup de Sabre (55 °, 500 m) et couloir nordouest du pic Sans Nom (50 °, 900 m) ; seul, deux piolets pas vraiment traction, une broche à glace au cas où, un bout de corde blanche, 25 mètres, on ne sait jamais. Cette broche Chouinard et cette réchappe blanche sont comme les symboles de cette époque initiatique au cours de laquelle François confirme son goût pour une montagne en liberté, épurée de lourdeur matérielle, où le plaisir de grimper sans contrainte prévaut sur le reste. De ces expériences solitaires à 25 ans, François garde trois sensations en tête, nettes, tangibles.
Celle d’y aller sans trop savoir où ça passe et comment il descendra. Les topos ne remplissent pas les bibliothèques à l’époque, les sites communautaires ne sont pas même imaginés. Ne pas savoir, est-ce la définition de l’engagement ? D’ailleurs, les solos Damilano se feront rarement après travail et repérage. Souvent son solo coïncide avec sa première visite dans la voie. Souvent, c’est une première pour les deux.
Celle de ne pas connaître cet état d’extase au sommet des difficultés, seul : « À chacune de ces expériences solitaires, je m’attendais à être submergé d’émotions, dans l’idée que je m’étais construite du solo et puis rien, un petit youpi et hop, je redescendais. » L’athéisme résiste aux ascensions et à leurs célébrations. « Peut-être que je me sentais frustré d’être tout seul ? » Le solo lui donne paradoxalement conscience que les plus fortes émotions se partagent.
Celle de sa dent fendue, un désancrage de piolet à hauteur de sourire d’un jeune homme enthousiaste : « Jamais plus je ne referai cette erreur de débutant. » Personne ne l’a entendu pester contre sa bêtise. C’est une autre singularité du solo, on ne peut s’en prendre qu’à soi-même, personne à engueuler, personne sur qui remettre la faute.

Est-ce par esprit de provocation que le solo, tel que décrit dans le livre, réponde à une sorte de simplicité voire de légèreté ?

François Damilano :

D’un côté le solitaire est valorisé dans son engagement, celui de mettre sa vie en gage, et d’un autre côté il est marginalisé par la négation induite des codes établis de la sécurité. Mais les vecteurs médiatiques (médias, institutions, com’ de fabricants,) ne sont pas perturbés par le paradoxe de valoriser les auteurs de grands solos, tout en produisant un discours sur la sécurité ou la prévention. Il manque juste le bandeau « Cette séquence a été réalisé par un professionnel, ne tentez pas de la reproduire chez vous ! » Serions-nous légèrement schizophrènes ? Ambivalents certainement. Souvenons-nous des émotions et de l’admiration générées par les exploits d’un Patrick Berhault ou d’un Ueli Steck et de la stupeur provoquée par leur mort dans la pratique de leur art. Leur talent nous faisait-il oublier qu’ils étaient mortels ou bien, au contraire, la possibilité de la mort alimentait-elle notre fascination ? Dans le solo, il y a une esthétique du vide qui repousse le spectateur dans ses propres contradictions et provoque une forte tension entre l’admiration de la maîtrise suscitée et d’une dénonciation de la prise de risque trop radicale.

Son solo à l’Ama Dablam, sa traversée en solitaire du massif du Mont Blanc sont des chefs d’œuvre
qu’il aurait pu capitaliser toute une carrière,
bien au chaud, un ou deux Piolets d’Or posés sur la cheminée.

Cédric Sapin-Defour :

Il est vain de vouloir essentialiser les raisons du solo. On entre dans le territoire de l’intime, le solo est propre à chacun et chacun nous en raconte bien ce qu’il veut. Néanmoins, pour en avoir longuement discuté avec François, oui, la fluidité du mouvement et la légèreté de la démarche ont constitué ses motivations profondes, lucides et sincères. Un peu derrière se cachent d’autres mobiles dont la validation du niveau technique et la quête d’une forme de légitimité, ce truc qui te pousse à en faire un peu plus que nécessaire. En tout cas, ce n’est pas par défi à la mort qu’il a joué du solo, Damilano n’est pas de ceux qui sont allés en montagne pour régler des comptes avec la vie. François a mis du bonheur dans ses solos jusqu’à, drôle de paradoxe, vouloir les partager : ses solos à deux ont été de ses plus belles tranches de vie.
L’enjeu de ce chapitre, c’était aussi de resituer l’alpiniste de haut niveau qu’est Damilano. Et pas qu’en cascade de glace. En montagne tout simplement. Son solo à l’Ama Dablam, sa traversée en solitaire du massif du Mont Blanc sont des chefs d’œuvre qu’il aurait pu capitaliser toute une carrière, bien au chaud, un ou deux Piolets d’Or posés sur la cheminée. François étant vu aujourd’hui comme la tête pensante de notre milieu (el professor !) ça peut nous faire oublier qu’il a été un des meilleurs alpinistes du monde, ce classement qui ne vaut rien.
Et ce chapitre a été l’occasion d’une autre observation. De celle des coulisses. Au début de l’histoire d’une biographie, c’est avec l’alpiniste que tu échanges, tu parles performance et frisson, c’est le choix de l’évidence, c’est d’abord pour cela qu’il y a un livre. Puis, à passer du temps ensemble, à boire quelques cafés et quelques bières, c’est l’homme derrière le grimpeur qui prend le relais de ton intérêt, ce qui peut te faire négliger les réalisations en montagne au profit des autres choses de sa vie. Et comme tu deviens proche, tu peux te faire complice de son humilité et avoir tendance à tasser les exploits. Alors, de temps en temps, il faut revenir à la vérité des chiffres, se repencher sur les cotations, les horaires, les degrés de pente et de moral pour se rappeler que c’est un alpiniste de renom avec qui tu parles amour et littérature. Un équilibre entre l’âme, le cœur et les muscles, elle est là, selon moi, la recette d’une (bonne) biographie d’alpiniste.

Les sept vies de François Damilano, Cédric Sapin-Defour, Guérin-Paulsen, Octobre 2018.